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Le féminisme au pays des toreros : histoire de paradoxes

9 septembre 1996. Tandis qu’à Madrid se prépare un procès historique, celui de Garcia Ribado et Antonio Barroso

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. Tandis qu’à Madrid se prépare un procès historique, celui de Garcia Ribado et Antonio Barroso — los Violadores del Portal — accusés d’avoir violé 53 femmes entre et , une soixantaine d’étudiantes, et une petite poignée d’étudiants, assistent à Baeza à la première d’une série de conférences sous le thème Femmes : corps et identités.

Selon Cándida Martínez López, organisatrice de la rencontre et professeure d’histoire antique à l’Université de Grenade, ce sujet n’avait pas encore été traité en Espagne, du moins dans une perspective historique. La question, explique-t-elle, est capitale puisque, d’aussi loin que Platon et Aristote, le corps des femmes est pensé par les hommes. Si, pendant l’Antiquité, l’idéal de la beauté renvoie au masculin, c’est que les femmes sont alors exclues de la vie publique. Lorsque l’idée d’une beauté féminine émerge, les hommes ne l’associent qu’à la représentation de la maternité ou de la virginité. Paradoxalement, ceux-ci s’étant arrogé l’usage de la parole et du raisonnement, les femmes ont longtemps été condamnées à s’exprimer principalement par l’entremise du langage du corps. Mais d’un corps coupé de lui-même, car soumis au plaisir des hommes et à la reproduction. C’est donc afin d’analyser les mécanismes et les effets de « la construction sociale du corps » que Cándida Martínez a réuni des universitaires espagnoles et françaises pour approfondir la question, dans ce pays où le droit à l’avortement demeure restreint aux cas de viol ou de malformation du fœtus. Pourtant, tout comme ailleurs, une des premières affirmations des féministes espagnoles des a bel et bien été « Mi cuerpo es mio » (Mon corps m’appartient).

L’histoire pour comprendre

On ne peut saisir les embûches auxquelles a fait face le féminisme espagnol sans prendre en considération les 36 années de pouvoir franquiste qui ont exclu le pays du sein des nations démocratiques. Lorsqu’en le général Franco prend la tête de l’insurrection contre l’État républicain, les féministes commençaient tout juste à obtenir des gains. Depuis , elles avaient en poche le droit de vote. En outre, l’anarchiste Federica Montseny, ministre du gouvernement républicain, avait arraché le droit à l’avortement et au divorce, ainsi que des lois favorables à l’instruction et à l’accès au travail des femmes.

Les républicains ne sont pas pour autant au-dessus du machisme, loin de là. C’est pourquoi, pendant cette période, des groupes féministes autonomes se forment pour lutter contre le sexisme de leurs « frères politiques ». Mais cela, l’histoire officielle ne l’a pas retenu. Comme, du reste, la complexité du rôle des femmes pendant la guerre civile. Si elles ont participé à la lutte, surtout en assurant le soutien aux combattants, plusieurs ont aussi pris part aux combats. Contrairement à ce que l’on prétend dans le film Land and Freedom, ce ne fut certes pas dans les rangs du POUM (organisation communiste de lutte contre le fascisme) qui a toujours interdit aux femmes de porter les armes, révèle Mary Nash, professeure à l’Université de Barcelone et auteure de Defying the Male : Women and the Spanish Civil War.

C’est après la victoire de Franco en que les femmes se voient abruptement retirer leurs acquis par un régime dictatorial qui trouve appui auprès de deux piliers de la société espagnole : l’Église catholique et la monarchie restaurée en . L’historienne Mercedes Augustín déplore que les quelques assouplissements consentis en cours de route n’aient été qu’apparents. En effet, le régime du caudillo a donné le feu vert à des associations de femmes, mais à la condition expresse qu’elles soient soumises à son contrôle.

Malgré la répression, poursuit-elle, un réseau féministe souterrain parvient à se constituer. Quelques jours avant la mort de Franco en , pas moins de 500 femmes convergent vers Madrid pour assister à une rencontre « clandestine » marquant le début du « nouveau féminisme ». Du point de vue théorique, les militantes de la coordination nationale des groupes de femmes espagnoles se divisent entre féministes de la différence et féministes de l’égalité, alors que sur le plan stratégique la discussion porte sur la question de la doble militancia. En d’autres termes, faut-il ou non militer à la fois dans le mouvement féministe et dans les groupes mixtes (nationalistes, communistes, socialistes, etc. )? Des féministes créent en le « Parti des femmes » qui, bien que n’ayant jamais pu faire élire une candidate au parlement, porte haut et fort la lutte autonome. De leur côté, des lesbiennes, excédées par leur « invisibilisation » par le mouvement, forment leurs propres collectifs au tournant des .

Il faudra attendre pour que les luttes aboutissent au droit au divorce, et , à un accès limité à l’avortement. Ceci dit, le féminisme espagnol demeure très actif. Il s’est pourvu de librairies des femmes dans de nombreuses villes et il a implanté dans les principales universités, des départements d’« Études féminines » ou d’« Études des femmes » lorsqu’il n’a pu imposer le titre « féministe ». Nulle trace de départements d’« Études des genres » dans un pays où, dans les institutions, le féminisme de l’égalité l’a nettement emporté sur celui de la différence.

Autour du voile

Étant donné la longue relation entre l’Islam et ce qui s’appelle maintenant l’Espagne, il n’est pas étonnant que la question du port du voile ait fait l’objet de débats au cours de la rencontre Femmes : corps et identité. Les discussions de couloir avant et après l’exposé Mujeres veladas. El miedo del cuerpo (Femmes voilées. La peur du corps) de la philologue Manuela Marín, reflétaient les diverses tendances politiques du féminisme, recoupant d’ailleurs la classification des diverses conceptions des termes clés « femme », « lesbienne », « sexe » et « genre » exposées par l’anthropologue et sociologue Nicole-Claude Mathieu lors de sa conférence Las políticas del cuerpo (Les politiques du corps).

Dans sa communication, Manuela Marín a soutenu que le voile n’est pas nécessairement le signe d’une oppression. De plus, expliquait la conférencière, il n’est pas exclusivement islamique puisque les femmes l’ont porté à diverses périodes de l’histoire, y compris chez les chrétiens. Bien qu’il soit effectivement déterminant pour les musulmanes, plusieurs autres facteurs interagissent dans la culture islamique en ce qui concerne le façonnement du corps aussi bien de l’homme que de la femme. Le Coran promulgue la modestie : reflet de l’âme, le corps doit être pur et recouvert de façon conséquente. La manière d’aborder le corps serait donc, toujours d’après Manuela Marín, très différente dans la culture musulmane et dans la culture judéo-chrétienne, et ce, même si la situation des femmes varie notablement d’un pays islamique à un autre.

Tandis que la conférencière rejetait l’idée d’une signification politique au port du voile, des participantes protestaient qu’au contraire, celui-ci est un symbole de l’enfermement des femmes. Pire, la directive de le porter constitue en soi un acte concret d’oppression qui marque une étape significative dans la montée du fondamentalisme islamique. C’est ce qui a pu être constaté par exemple en Iran, en Algérie, même en France (où le port du voile à l’école est interdit) et, plus récemment, en Afghanistan. Ce qui, selon les tenantes de cette position ramène à la question suivante : faut-il reculer devant les diktats des fondamentalistes ou établir une solidarité avec les femmes qui — souvent au péril de leur vie —, résistent à l’oppression dont elles sont l’objet en refusant de porter le voile?

. L’université d’été a fermé ses portes depuis quatre jours lorsque tombe le verdict du procès de Madrid. Pour cet attentat contre le corps des femmes qu’est le viol, les avocates des victimes ont obtenu justice : Garcia Robado écope de 1 684 années de prison et Antonio Barroso de 1 237 années.