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Un sexisme qui persiste

Raymonde Lavoie, qui siège à la section québécoise du Conseil des normes canadiennes de la publicité, estime que ce sont les pubs de type lifestyle qui sont les plus insidieuses.

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Des femmes aguichantes, castrantes, soumises ou pâmées sur leur vadrouille. Des hommes ultra-virils, benêts ou incapables d’utiliser leurs 10 doigts. La représentation des sexes en publicité est souvent loin d’être flatteuse. Peut-on y échapper?

« De toute ma vie, je n’ai jamais entendu parler d’un publicitaire qui s’est dit : “Tiens, on va faire une publicité extrêmement sexiste” », lance d’emblée Jean-Jacques Stréliski, professeur à l’École des hautes études commerciales (HEC) de Montréal spécialisé en publicité. Il tient à tirer les choses au clair. « Il n’y a pas de complot dans les agences ni chez les annonceurs. Au contraire, il y a des gens qui souhaitent accoucher de la meilleure publicité pour atteindre le client. »

Comment faire? C’est la question qui obsède les annonceurs qui se voient confier des budgets parfois faramineux par des clients souhaitant rafraîchir leur image ou gonfler leur chiffre d’affaires. Pour Benoît Chapelier, vice-président exécutif au service-conseil de l’agence de communication Bleublancrouge et chargé de cours en stratégie publicitaire à l’Université de Montréal, la règle numéro un pour y parvenir est de créer une publicité qui se distingue de la masse. Et c’est parfois plus difficile qu’on le croit, dans un univers médiatique qu’il juge « radicalisé », où tout semble permis. Il cite en exemple la série télévisée Les Bougon, diffusée il y a quelques années sur les ondes de Radio-Canada. « Après que tout le monde a vu un comédien [Antoine Bertrand] jouer au Jackass en s’insérant un furet dans le postérieur, si tu fais une pub avec des pétales de rose, tu passes à côté, illustre-t-il. Nous sommes presque obligés de créer à partir des stéréotypes ou, du moins, d’employer des caricatures pour élaborer des scénarios qui font rigoler. » Un couple se reconnaîtra dans une pub représentative de son quotidien. Et si elle réussit à le faire rire en forçant la note sur les stéréotypes, l’objectif est atteint.

Une façon de faire qui n’est pas sans risques. La présidente de DesArts communication, Raymonde Lavoie, qui siège à la section québécoise du Conseil des normes canadiennes de la publicité, estime que ce sont les pubs de type lifestyle qui sont les plus insidieuses, car le public s’attardent rarement au message « subtil » d’inégalité qu’elles véhiculent. Très peu d’entre elles sont d’ailleurs dénoncées auprès de l’organisme; les plaintes reçues concernent davantage des femmes photographiées en petite tenue. « Mais ce n’est pas sexiste du tout lorsqu’on veut vendre des sous-vêtements! » s’exclame-t-elle.

Mélanie Dunn, vice-présidente exécutive et directrice générale de Cossette Montréal, assure pour sa part que les agences de pub font leur travail avec diligence. « On effectue d’abord une recherche commerciale pour voir qui sont les acheteurs potentiels du produit. Une fois le marché cible trouvé, on tente de reproduire sa réalité en fonction des critères sociodémographiques. Et bien sûr, chaque agence traite l’information selon sa personnalité… » Même son de cloche du côté du professeur Stréliski. « La pub est un caméléon: elle prend toujours la couleur de la société », affirme l’enseignant, lui-même ancien publicitaire et actuel chroniqueur au Devoir et au magazine Infopresse.

D’origine française, Benoît Chapelier raconte que dans son pays natal, les pubs dépeignent la plupart du temps les femmes comme des êtres soumis ou ultra-sexués, alors qu’ici, celles-ci endossent plus souvent un rôle autoritaire. Autre phénomène typiquement québécois? Les hommes niais, ou « hommes cornichons », expression du cru de Jean-Jacques Stréliski. « On se permet des choses avec les hommes que l’on ne se permettrait plus avec les femmes, car ça provoquerait un tollé », note-t-il.

Militante de la première heure pour la représentation égalitaire des sexes dans la publicité, Raymonde Lavoie se questionne sur le retour de balancier observé depuis quelques années. « On dirait que tous les hommes ont l’air niaiseux », laisse-t-elle tomber, découragée de voir qu’après avoir longtemps dénigré les femmes, la pub malmène maintenant l’autre sexe.

En préparation à sa rencontre avec la Gazette des femmes, Mme Lavoie avait imprimé quelques affiches publicitaires datant des années noires de l’industrie, au milieu du siècle dernier, où il était commun, voire souhaitable, d’associer femme et plumeau, ou d’afficher la servitude du deuxième sexe, encore généralement perçu comme faible. Force est de constater que beaucoup de chemin a été parcouru depuis. « Les marques se tiennent désormais très loin des grandes exagérations », souligne M. Stréliski. « Les consommateurs ne le permettent plus », ajoute Mélanie Dunn.

Selon elle, les réseaux sociaux ont changé la donne. « Une marque peut perdre des parts de marché rapidement si elle entretient des stéréotypes ou si elle communique un message de façon abusive. Le consommateur peut transmettre ce genre d’information sur Internet en quelques heures », explique- t-elle, ajoutant qu’une dénonciation de ce genre fait plus mal que celle d’un lobby organisé.

Mais la multiplication des moyens de communication et l’accessibilité de logiciels informatiques diversifiés permettent aussi à monsieur ou madame Tout-le-Monde de créer des horreurs publicitaires, souligne Raymonde Lavoie. Les pubs du fabricant de vêtements American Apparel, où des filles qui ont l’air battues s’affichent dans des positions discutables, sont un bon exemple. Aucune agence, selon elle, ne cautionnerait ce type d’images, conçues par des non-professionnels. Elle estime que l’industrie publicitaire devrait se doter d’un ordre professionnel pour protéger le public. « Il n’y a que 65 agences membres de l’Association des agences de publicité du Québec, alors que 1 010 groupes s’affichent comme des publicitaires. »

Le confort des habitudes

Même si les publicitaires font des efforts pour éviter de tomber dans le piège des stéréotypes, le gros bout du bâton n’est pas toujours entre leurs mains. L’annonceur fait pression pour que sa pub se démarque. Et réinventer la façon de vendre un produit prend beaucoup de temps, de talent et de ressources. « Chez Bleublancrouge, nous avons déjà essayé de faire quelque chose de différent avec un manufacturier de bière. L’année suivante, il s’est tourné vers une autre agence », rapporte M. Chapelier, qui a remarqué que beaucoup de clients demeurent frileux et résistent au changement.

Raymonde Lavoie et lui s’entendent pour dire que l’industrie québécoise de la publicité traverse une période sans intérêt. Autre consensus : la représentation des sexes dans la pub reste une question de mœurs. « Et elles évoluent tranquillement », note M. Stréliski, qui se dit optimiste de voir les choses bouger à force de dénonciation.

Manifester son désaccord pourra certes aider. Mais aux yeux de certains, pour changer les mentalités, rien ne surpasse l’éducation. C’est l’avis de Chantal Locat, coordonnatrice et présidente de la Coalition nationale contre les publicités sexistes. Sa proposition: effectuer un travail en amont dans les écoles du Québec. Selon elle, il est primordial que le personnel de l’éducation reçoive une formation continue sur les rapports sociaux de sexe. Il aurait ainsi en mains les outils nécessaires pour favoriser des rapports égalitaires chez les jeunes et pour encourager ces derniers à développer leur esprit critique envers les messages publicitaires.

Car oui, il faut voir le sexisme qui suinte du petit écran ou des pages des magazines pour réclamer son éradication. Mais il faut d’abord et avant tout l’éliminer de nos vies. Une fois disparu du quotidien, il va sans dire qu’il n’aura plus sa place dans la pub.

Les stéréotypes dans la vraie vie

Les statistiques démontrent que les femmes et les hommes se comportent encore beaucoup conformément aux stéréotypes. En , 79,5 % des femmes et 57,8 % des hommes affirmaient consacrer au moins cinq heures par semaine aux travaux ménagers. Au chapitre de la carrière, même si les Québécoises sont de plus en plus scolarisées, elles demeurent majoritaires dans des emplois traditionnellement féminins tels que secrétaire, vendeuse ou éducatrice à la petite enfance, alors que les hommes occupent dans une plus grande proportion les métiers de conducteur de camion, de directeur (commerce au détail) ou de charpentier-menuisier.

Difficile, pour les publicitaires, de s’éloigner de cette réalité. Si tous ceux que la Gazette a contactés se sont dits très sensibles à la question de la représentation des sexes, ils semblent plus enclins à éviter les abus qu’à tuer dans l’œuf toute initiative qui pourrait porter atteinte à l’image des femmes et des hommes. Mais si on ne cesse de nourrir la bête, comment pourra-t-elle perdre du poids? Plus d’info: Portrait des Québécoises en 8 temps et Où en sommes-nous au Québec?, publiés par le Conseil du statut de la femme.