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Apprentissage à la dure

La fiscaliste Kathleen Lahey a réalisé la toute première analyse différenciée selon les sexes d’une proposition de réforme fiscale de cette ampleur au Canada.

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À défaut d’avoir fait aboutir toutes leurs revendications, les groupes de femmes du Nouveau-Brunswick peuvent s’enorgueillir d’avoir surmonté leur crainte de la fiscalité : ils ont lancé la toute première analyse différenciée selon les sexes d’importance portant sur un projet de réforme fiscale au Canada.

Juin 2008. Le gouvernement libéral du Nouveau-Brunswick annonce qu’il consultera les citoyens pendant l’été pour mettre en place une révision d’envergure de son système fiscal. « Nous voulions faire entendre notre voix, mais le dossier nous intimidait un peu », relate Rosella Melanson, alors directrice générale du Conseil consultatif sur la condition de la femme du Nouveau-Brunswick (CCCFNB), un organisme indépendant aboli en 2011 par le gouvernement provincial. « Nous n’avions jamais eu à nous intéresser directement à la fiscalité », dit celle qui est aujourd’hui conseillère principale en matière de politiques à la Direction des questions féminines du Bureau du conseil exécutif du Nouveau-Brunswick.

Le CCCFNB, qui représentait les groupes de femmes néo-brunswickois, fait appel à la fiscaliste Kathleen Lahey pour analyser les répercussions qu’aurait sur les femmes le train de mesures proposé par le gouvernement. Ce dernier suggérait de réduire, voire d’éliminer la progressivité de l’impôt sur le revenu des particuliers. Il envisageait un taux uniforme de 10 % ou, sinon, deux taux pour autant de tranches de revenu. Il comptait aussi abaisser substantiellement l’impôt des sociétés, augmenter la taxe de vente harmonisée et instaurer une taxe sur le carbone, entre autres.

Mme Lahey a réalisé la toute première analyse différenciée selon les sexes d’une proposition de réforme fiscale de cette ampleur au Canada. « Il en ressortait que la réforme serait dévastatrice pour les femmes en réduisant de beaucoup leur part de richesse », affirme l’experte. On peut douter que le gouvernement se soit véritablement soucié des répercussions de son projet de réforme sur les femmes. Le document de consultation utilisait un seul modèle pour illustrer l’effet des mesures proposées sur les particuliers : une famille biparentale, à revenu unique. De fait, le rapport Lahey a démontré que les hommes à revenu élevé dont la femme reste à la maison seraient les grands bénéficiaires de la réforme.

Afin de répondre aux objectifs économiques du gouvernement sans nuire aux femmes, le rapport Lahey proposait de maintenir une structure d’imposition progressive et de ne pas réduire autant l’impôt des sociétés.« Cet impôt, c’est le seul endroit où les gouvernements ont la possibilité d’aller chercher plus de revenus, plaide la fiscaliste. Et avec ses industries du bois et de la pêche, le Nouveau-Brunswick a ce qu’il faut. S’en priver, c’est se priver des moyens d’offrir des programmes et des services sociaux adéquats. »

Double coup dur

Devant la méfiance de l’opinion publique et les critiques des groupes de revendication, le gouvernement a renoncé à augmenter la taxe de vente harmonisée et à créer une taxe sur le carbone. Il a cependant réduit comme prévu l’impôt sur le revenu des parti- culiers et celui des entreprises dans son budget 2009.

Les conservateurs, qui ont pris le pouvoir l’année suivante, ont poursuivi le programme et continué de réduire l’impôt des particuliers et des entre- prises. Ironiquement, pendant sa campagne électorale, David Alward, l’actuel premier ministre, avait promis de consulter le CCCFNB s’il était élu. Mais le budget provincial 2011 a aboli le financement de l’organisme, invoquant un dédoublement avec la Direction des questions féminines. « Nous étions estomaquées, se désole Johanne Perron, directrice générale de la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau- Brunswick. La Direction fait du bon travail, mais elle est gouvernementale. Le CCCFNB était indépendant et avait les moyens de faire de la recherche pour appuyer nos revendications. »

Kathleen Lahey y voit un lien de cause à effet. « Ce gouvernement a fait comme le fédéral à l’égard d’importants groupes de revendication. Quand on ne veut pas entendre ce que ces organismes ont à dire, on les fait disparaître, tout simplement. »

Photographie de Mme Johanne Perron.

Pour Johanne Perron, cette expérience aura au moins sensibilisé le grand public aux questions fiscales. « Lors des débats sur le déficit, nous avons pu rappeler aux gens que la récession n’expliquait pas tout et que le gouvernement avait lui-même sabré ses recettes fiscales. Il faut faire comprendre le lien entre l’impôt et les services que les femmes attendent du gouvernement. C’est un processus à long terme. »

Pour sa part, Rosella Melanson juge que l’exercice a été formateur. « Les femmes et les groupes de femmes du Nouveau- Brunswick n’ont plus peur de la fiscalité. Ils savent qu’ils doivent absolument s’intéresser à ce dossier et faire entendre leur voix. »