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La face cachée de la fiscalité

Lumière sur la part d’ombre du système fiscal canadien.

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Triste réalité. Même après des décennies de luttes féministes, les Québécoises touchent, toutes sources confondues, un revenu total annuel qui ne représente que 66 % du revenu total masculin. Leur rapport à l’emploi demeure fragile: elles sont plus nombreuses que les hommes à occuper des emplois à temps partiel et, même lorsqu’elles travaillent à temps plein, leur revenu d’emploi annuel moyen n’atteint pas 80 % de celui des hommes. Parmi les travailleurs au salaire minimum, 63 % sont des femmes, dont beaucoup sont prises dans l’engrenage de la pauvreté. Comment les travailleuses d’ici peuvent-elles espérer atteindre une pleine autonomie économique? Les expertes que la Gazette des femmes a interrogées estiment qu’une bonne part du problème — ainsi que de la solution — réside dans les politiques fiscales et budgétaires publiques.

Photographie de Mme Kathleen Lahey

Une économie florissante n’entraîne pas nécessairement un bien-être accru des citoyens. Encore moins l’autonomie économique des femmes. L’un des obstacles principaux: des mesures fiscales qui récompensent le capital plutôt que le travail, soutient Kathleen Lahey, professeure de droit à l’Université Queen’s, à Kingston en Ontario, et chercheuse en droit fiscal. Lumière sur la part d’ombre du système fiscal canadien.

Gazette des femmes : Pourquoi considérer l’économie d’un point de vue féministe?

Kathleen Lahey: Parce que ce qu’obtiennent les femmes en échange de leur contribution à l’ensemble commun n’est pas équitable. Elles travaillent aussi fort et aussi bien que les hommes, mais en retirent beaucoup moins de bénéfices. À cause de la structure de l’économie canadienne, une bonne partie du travail des femmes est invisible, sous-payée ou simplement dévalorisée. C’est ce qu’on appelle la « discrimination systémique », et ça ne dépend pas uniquement des mentalités. Même s’ils sont conscients de cette injustice, les gens n’ont guère d’autre choix.

Tout de même, comment expliquer qu’à compétences et expérience égales, les femmes n’aient toujours pas accès aux mêmes possibilités d’emploi et de salaire que les hommes?

Le Canada n’a jamais réellement donné suite à ses engagements concernant l’équité salariale, l’équité en matière d’emploi et la lutte contre la discrimination. Ces engagements sont pourtant omniprésents dans nos lois : la Charte des droits et libertés, les chartes des droits de la personne de chaque province, les lois fédérales contre la discrimination en matière d’emploi, sans parler de tous les pactes internationaux auxquels le Canada a adhéré, dont la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Mais ces lois sont très peu appliquées. Le gouvernement fédéral lui-même ne donne pas le bon exemple puisqu’il a renoncé à appliquer l’équité en matière d’emploi et de salaire au sein de la fonction publique.

Quel rôle joue la fiscalité dans la discrimination systémique envers les femmes?

Elle peut leur causer un tort immense, et ce, de façon très sournoise. C’est le cas au Canada. Depuis une douzaine d’années, les femmes travaillent plus d’heures qu’auparavant, et pour un salaire inférieur. Après des années de progrès, la principale raison de cette stagnation réside dans le système fiscal et le système de programmes sociaux, qui rendent les choses plus difficiles pour elles. Nos taux d’imposition sont parmi les plus faibles au monde, mais les femmes, étant plus pauvres, ne bénéficient presque pas de cette situation. Au contraire, elles en font les frais, car les gouvernements peuvent ensuite arguer qu’ils n’ont pas les moyens d’améliorer les services de garde, les soins aux aînés, le transport en commun, la formation et l’éducation postsecondaires, qui sont tous extrêmement importants pour favoriser l’autonomie des femmes.

Quelles caractéristiques de notre système fiscal sont les plus discriminatoires à l’égard des femmes?

Au risque d’étonner bien des gens, je dirais que c’est d’abord la manière différente dont nous imposons, récompensons et réglementons le capital comparativement au travail.

Durant la dernière décennie, le gouvernement canadien s’est privé de sommes considérables en accroissant les crédits d’impôt aux entreprises. Résultat : en 2012, nous aurons le plus faible taux d’imposition des sociétés des pays du G7.

En plus, l’argent gagné et imposé au sein d’une entreprise est admissible à une foule d’avantages fiscaux. Par exemple, un actionnaire peut gagner jusqu’à 50 000 $ par an sans payer un cent d’impôt sur cette somme si ce revenu provient de dividendes sur des actions. Or, les femmes ont beaucoup moins de possibilités d’économiser et de devenir propriétaires de capital. C’est, selon moi, l’un des importants obstacles cachés à l’atteinte de leur égalité économique.

Étant donné la façon dont est conçu le régime d’imposition et de transfert fiscal, vous pouvez examiner n’importe quel élément — l’impôt sur le revenu, la TPS, etc. — et vous constaterez qu’il pèse plus lourd sur les femmes, tout au long de leur vie et de l’échelle salariale, que sur les hommes.

Image d’une poire coupée.

Un autre exemple : le programme de stimulation économique canadien pour faire face à la récession ne tient aucunement compte des femmes. En fait, en soutenant des secteurs plus « masculins » du marché du travail, comme la construction et l’ingénierie, il contribue à creuser l’écart salarial entre hommes et femmes, car il crée une forte demande pour ces emplois. En parallèle, la récession a fait perdre des emplois ou des heures de travail aux femmes, qui sont maintenant à la maison ou travaillent à temps partiel.

Cela traduit l’absence de réelle préoccupation du Canada à l’égard des femmes et des personnes à faible revenu.

Vous jugez très sévèrement le Canada…

Il y a de quoi. Je travaille actuellement à une étude comparative entre le Canada et les autres pays de l’OCDE. Au moment de mettre en place son programme pour faire face à la récession, le Canada était déjà engagé dans un ambitieux processus de réduction d’impôts par lequel il s’est mis à détruire systématiquement son assiette fiscale. Et j’ai calculé que 70 % des mesures du programme de stimulation économique canadien ne sont en fait que des réductions d’impôts. Les conservateurs ont pu le faire parce qu’il y avait des excédents accumulés, qu’ils ont refilés aux personnes à revenu élevé et aux entreprises sous la forme d’allégements fiscaux immédiats.

J’étudie cela depuis le début de la récession et je peux vous assurer qu’aucun autre pays n’a eu cette idée insensée que des réductions d’impôts massives pouvaient mettre fin à une récession. Le Canada est le seul à avoir choisi cette approche.

Que pensez-vous des politiques natalistes ou, du moins, pro-famille de nos gouvernements?

La recherche internationale comparative montre clairement que ces politiques sont de plus en plus populaires partout dans le monde. C’est en partie parce que les gouvernements espèrent ainsi voir le produit intérieur brut (PIB) de leur pays augmenter chaque année, ce qui leur est nécessaire pour rester au pouvoir. Le problème, d’un point de vue féministe, c’est que la croissance démographique peut certes alimenter les secteurs «monétisés » de l’économie et produire plus de biens et de services en raison d’une demande plus forte, mais un PIB plus élevé n’équivaut pas nécessairement à un bien-être accru des citoyens. Si les besoins en biens et en services des gens augmentent parce qu’ils ont, par exemple, trois enfants au lieu d’un, mais que leurs revenus restent les mêmes, ils se retrouvent dans une situation pire pour avoir répondu à un «boni bébé » temporaire.

Les féministes doivent être extrêmement vigilantes devant les politiques natalistes et pro-famille. Et bien sûr, le fractionnement du revenu d’emploi que le gouvernement conservateur a promis d’instaurer est une variation sur le même thème (voir Chronique d’un fractionnement annoncé). Il s’agit essentiellement d’un pot-de-vin pour amener les couples à former des ménages à un seul revenu.

Un gouvernement qui fait de la croissance économique sa priorité ne devrait-il pas inciter les femmes à participer davantage et en plus grand nombre au marché du travail?

Ça ne ferait pas augmenter automatiquement le PIB. La bonne approche consiste selon moi à se demander comment faire pour que les femmes aient accès à des emplois bien rémunérés qui augmenteraient leur bien-être personnel, la qualité de vie de leurs enfants et celle de la collectivité, et qui n’auraient pas simplement pour effet de les stresser davantage. C’est un équilibre délicat qui dépend d’une foule de facteurs, dont les moyens de transport, les soins de santé, l’accès à des garderies de qualité, l’aide aux aînés et aux personnes handicapées, autant que des types d’emplois qui sont offerts aux femmes.

Si elles effectuent beaucoup de travail non rémunéré et qu’on ne fait rien pour alléger leur fardeau, leur offrir du travail rémunéré en plus pourra faire augmenter le PIB, mais cela rendra leur vie plus difficile. Je n’en vois pas l’intérêt.

Étant donné le résultat des dernières élections fédérales, à quoi les femmes peuvent-elles s’attendre?

Ce gouvernement conservateur ne s’intéresse pas aux femmes. Même s’il a été élu par la marge la plus mince que ce pays a jamais connue, il est peu probable qu’il tienne compte des recommandations progressistes pour les femmes, à moins d’un tollé général et d’une résistance de la part des gouvernements provinciaux.

Vous devez vous attendre à une pression sociale et politique pour que le gouvernement du Québec adopte les réductions d’impôts et les politiques natalistes chères à l’idéologie conservatrice. Les Québécoises parviendront-elles à se faire entendre pour éviter que cela se produise?