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Myriam Fez : Dans l’étau islamiste

Femme, intellectuelle, militante féministe, l’Algérienne Myriam Fez incarnait trois cibles plutôt qu’une pour les intégristes …

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Femme, intellectuelle, militante féministe, l’Algérienne Myriam Fez incarnait trois cibles plutôt qu’une pour les intégristes qui tentent de réduire son peuple au silence. Les femmes en particulier. De sa nouvelle terre d’asile, le Québec, elle raconte la souricière qu’est devenu son pays.

Dans les premiers mois de son installation à Québec, Myriam Fez s’inquiétait de passer près des voitures garées le long du trottoir. À Alger, sa ville natale qu’elle a quittée en , chaque véhicule doublé peut cacher une bombe qui vous explosera en plein visage. Depuis sa récente arrivée en terre québécoise, cette enseignante de 39 ans a surmonté sa peur panique des automobiles. Mais d’autres phobies perdurent. Elle éprouve, par exemple, une haine viscérale pour les hommes barbus qu’elle croise. Instantanément, elle les associe à l’image des islamistes intégristes qui font régner la terreur dans son pays et l’ont obligée à s’exiler. Femme, professeure de français, une langue devenue un symbole colonial à abattre, militante féministe, Myriam Fez incarnait trois cibles plutôt qu’une pour les terroristes de tout poil qui tentent de réduire son peuple au silence.

Dans une guerre civile qui ne dit pas son nom, puisque, officiellement, le gouvernement algérien déclare maîtriser la situation, nul ne sait jamais d’où la mort va provenir. Dans un pays ravagé par une violence quasi pathologique, tout un chacun devient un tueur en puissance : peut-être le voisin d’en face qui brandira un jour un couteau pour vous le plonger dans le cour? peut-être les passagers du camion stationné au coin de la rue? peut-être le cadavre bourré d’explosifs étendu face contre terre? « Dans les derniers temps, je ne recevais plus les parents des élèves, car j’avais trop peur qu’ils soient armés, raconte Myriam Fez. Un professeur, qui enseignait l’arabe à une trentaine de mètres de ma classe, a été assassiné devant ses élèves par un homme qui s’était introduit dans l’école. »

La vie de l’enseignante a basculé en , lorsque la directrice de l’établissement où elle enseignait l’a suppliée de ne plus venir travailler : elle avait reçu des menaces de mort à son endroit. Têtue et fonceuse, elle reprend le chemin de l’école, après s’être terrée deux jours dans son logis. Sauf qu’elle prend quelques précautions. Plus question d’avoir un horaire normal, d’entrer par la porte principale ou encore d’emprunter le même itinéraire jour après jour. Malgré cela, Myriam Fez n’a pas échappé aux multiples appels téléphoniques d’un interlocuteur inconnu qui lui relatait ses occupations de la journée par le menu, aux lettres de menace ou même à une agression physique, alors qu’elle rejoignait ses amies manifestantes pour le . Pire que tout, sans doute frustrés de rater leur cible, les assassins de l’ombre ont jeté leur dévolu sur son ami de cour. « Le , nous avions rendez-vous pour passer l’après-midi ensemble, raconte l’enseignante. J’étais en retard, et ils l’ont abattu d’une balle dans la tête pendant ce laps de temps. Comme c’était quelqu’un qui ne se mêlait pas de politique, je crois vraiment qu’il a été tué par représailles. » Cet étau de violence n’a pas été suffisant pour vaincre la volonté de la jeune femme qui déteste viscéralement se faire dicter sa conduite.

À travers ces années de plomb, durant lesquelles de nombreux Algériens, victimes de l’intolérance, sont devenus des locataires des cimetières, l’enseignante a conservé un espoir en l’éducation. « Je crois qu’en ouvrant les jeunes à d’autres horizons, qu’en les amenant à s’interroger, on va peut-être réussir à changer les choses. J’avais la peur au ventre lorsque j’abordais, entre autres textes, celui du philosophe Pascal dans lequel il s’interroge sur l’existence de Dieu, car je craignais la réaction des parents. Mais j’estimais que cela éveillerait la conscience de mes élèves. »

L’action militante de Myriam Fez dépasse les murs de sa salle de classe, puisqu’elle a fait partie de nombreuses associations féministes et à la mise en place d’un syndicat dans son école. Ainsi, en , elle s’associe à la rédaction des Cahiers noirs d’, diffusés sous le manteau pour dénoncer les brutalités policières commises à l’égard des manifestants, à la suite des émeutes qui ont secoué Alger pendant de longues journées. Quelque temps plus tard, elle brave le mot d’ordre de grève lancé dans les établissements d’enseignement par un syndicat lié aux islamistes. En effet, derrière les revendications officielles relatives aux primes ou aux logements sociaux, Myriam Fez a compris que les syndicalistes voulaient imposer un projet de loi qui aurait contraint les enseignantes… à céder leur poste à leurs collègues masculins au chômage.

Exit les femmes

À la même époque, les intégristes affichent d’ailleurs de plus en plus ouvertement leur refus de l’intégration des femmes à la société algérienne. À partir de , par exemple, des milices islamistes imposent un couvre-feu dans les cités universitaires et interdisent aux étudiantes de sortir de leur chambre dès 18h30. Dans un village du Sud algérien, une jeune mère, qui vivait seule, assiste impuissante à l’incendie de son appartement où son enfant de 3 ans trouve la mort. L’étau se resserre aussi à l’intérieur des écoles. « Les islamistes voulaient supprimer la mixité et interdire aux filles les cours d’éducation physique, raconte la réfugiée algérienne. Certains professeurs enlevaient même des points aux élèves qui ne se rendaient pas à la mosquée. L’un d’eux disait, en parlant de moi, qu’il ne valait pas la peine de partir faire la guerre sainte, car les Juifs étaient ici. »

Lorsque Myriam Fez explique de sa voix pressée les moyens les plus violents que les intégristes ont mis en œuvre pour faire taire toute opposition, on se sent pétrifié d’horreur et d’effroi pour elle. Difficile pourtant de considérer cette femme nerveuse, un brin caustique, comme une victime que la peur abat. Son environnement hostile ne l’a pas empêchée en effet de militer activement au sein de l’Association pour l’émancipation des femmes, fondée en . Comme sa mère qui, chaque matin, se rend au marché malgré les menaces d’attentat, comme ces femmes qui continuent d’envoyer leurs enfants à l’école, alors que, dans la rue, on s’entretue, elle a toujours louvoyé contre vents et marées. Même s’il fallait, lors des manifestations, se munir d’un parapluie pour se protéger des sacs remplis de glace que les intégristes lançaient sur les marcheuses, du haut des toits qui surplombent les cortèges.

La pugnacité et l’envie d’en découdre de cette militante active plongent sans doute leurs racines dans une enfance fort différente de celle des autres petites Algériennes. Née d’une mère espagnole et d’un père kabyle, Myriam Fez n’a jamais appris à servir les hommes. Dès ses premiers balbutiements, elle a pu sentir le sens du mot égalité, ses parents prenant soin de l’élever tout comme ses frères, de l’apprentissage de la conduite automobile aux parties de soccer en passant par le jeu de cartes, des territoires pourtant majoritairement masculins en Algérie. Dans un pays où l’épouse doit souvent rester à la cuisine quand des invités arrivent, le simple fait de gagner sa vie comme enseignante ou d’aller et venir sans jamais demander de permission à quiconque constitue déjà un geste presque révolutionnaire.

L’infamie devenue loi

Rien d’étonnant que Myriam Fez ait mis autant d’acharnement à lutter contre un Code de la famille, institué par le gouvernement algérien en , qui constituait la réplique négative de l’autonomie inculquée par son éducation. « Ce code de l’infamie faisait des femmes des mineures tout au long de leur vie, s’indigne-t-elle. À titre d’exemple, elles ne pouvaient signer un bail sans l’accord d’un tuteur, frère, mari ou cousin, et leur époux avait le droit de les répudier du jour au lendemain, sans même leur verser une pension alimentaire ni divorcer. Même dans le Coran le droit musulman ne va pas si loin! »

La professeure a non seulement participé aux multiples manifestations publiques pour exiger l’abrogation du code, mais, au mépris du danger, elle a aussi aidé à la diffusion d’une pétition dans les milieux de l’enseignement ou auprès d’alliées sûres. Le million de signatures recueillies a d’ailleurs permis d’en amender les dispositions les plus discriminatoires, celles notamment qui portaient sur la mise sous tutelle des Algériennes dans les ateliers organisés par le pouvoir où était débattu l’avant-projet de loi. Malheureusement, le gouvernement algérien ne semble pas avoir donné suite aux revendications des femmes si l’on en croit la teneur du texte déposé à l’Assemblée populaire nationale, comme le souligne une coalition d’organisations féministes regroupées sous la bannière de la coordination du .

Même si elle a passé une bonne partie de sa vie à militer avec beaucoup d’ardeur, Myriam Fez ne continuera pas son combat à l’étranger. « Je ne pense pas qu’on puisse évoquer les massacres à distance, confie-t-elle. De toute façon, il n’y a pas de retour possible en Algérie, car le pays est mort pour moi. » Hostile au dialogue avec les islamistes, l’enseignante place tous ses espoirs dans la capacité d’oubli du peuple algérien pour se dépêtrer enfin du cycle infernal de meurtres appelant à la vengeance qui perdure, selon elle, depuis la guerre d’indépendance contre la France dans les années 60. « Je crois qu’il va falloir attendre deux ou trois générations avant que le problème se règle. Une partie de la solution passe sans doute par les mères qui, grâce à l’éducation des enfants, peuvent changer le cours des événements. La prochaine révolution sera celle des femmes qui démontrent actuellement un courage dont elles ne sont même pas conscientes. »

La peur au ventre

Quand j’ai vu deux hommes m’encercler, j’ai pensé: « Ça y est, ils viennent pour moi. Pourvu qu’ils ne m’embarquent pas dans une voiture, parce que, là, je suis faite. » À choisir, Myriam Fez préférait la mort subite en pleine rue au viol et à la torture loin des regards. « Vous savez, dans les groupes de femmes, nous évoquions souvent la possibilité de nous procurer des pilules de cyanure au cas où les « barbus » nous captureraient. »

Myriam est d’abord figée par la peur au moment de l’agression. « Les types m’ont traînée derrière une rangée de palmiers. Ils m’insultaient, me donnaient des coups de poing. J’essayais de protéger mon visage avec mon sac. Ils m’ont frappé la tête contre un grillage; je saignais. » Puis la révolte lui donne la force de faire face à ses agresseurs. « Je me suis dit : « En plus de 30 ans, mon propre père n’a jamais levé la main sur moi. De quel droit deux étrangers peuvent-ils me tabasser ainsi? » J’ai alors brandi mon poing vers l’avant et j’ai foncé tout droit en courant. » Dans ce pays où la violence contre les femmes relève du simple fait divers, Myriam se voit refuser la plainte qu’elle fait dans un commissariat où elle trouve refuge. « On ne t’a rien volé, on ne t’a pas violée : rentre chez toi et oublie ça », lui a répondu le commissaire.

Elle n’a pratiquement jamais dormi au même endroit pendant ses deux dernières années vécues en Algérie. La peur colle à la peau de Myriam depuis si longtemps qu’aujourd’hui elle sursaute encore au moindre bruit suspect dans la maison de chambres où elle demeure. La nuit surtout, l’angoisse la tenaille lorsqu’elle voit passer des ombres sous sa porte. Elle raconte l’enfer, et les mots se bousculent dans sa bouche. « Si je parle aussi rapidement, c’est que j’ai pris l’habitude de tout expliquer très vite aux gens. Il ne fallait pas courir le risque de rester plus que quelques minutes à discuter dans la rue. J’avais une vraie tête d’affolée, je ne regardais plus les personnes dans les yeux quand elles me parlaient; je guettais les alentours, à l’affût du moindre danger. »

L’inquiétude devenant trop oppressante — en plus des menaces qui planaient sur les siens, son père a subi deux infarctus à cause de la situation —, la fuite s’avère la seule issue. Lorsqu’à la toute fin elle réussit à obtenir un passeport et un visa de transit pour l’Espagne, elle doit s’enfuir tel un voleur dans la nuit. « Je n’ai pu dire au revoir qu’à ma mère. » Depuis, les communications avec ses proches se révèlent ardues. La ligne téléphonique de ses parents, qui a été interrompue pendant un mois, demeure sur écoute. Jusqu’ici étonnamment stoïque pour se protéger sans doute du passé qui la hante, Myriam n’arrive pas à contenir ses larmes à la pensée de ne plus revoir sa famille.

Toute cette souffrance inutile a semé les germes de la haine. « Au fil des massacres et des enterrements d’amis et de collègues, je suis devenue aussi intolérante que les intégristes. Avant, je militais contre la peine de mort. Maintenant, je ne vois pas pourquoi un homme qui a éventré une femme enceinte de six mois aurait même droit à un procès. » Tandis que Myriam parle de vengeance, on se demande quand et comment l’Algérie pourra sortir de son cauchemar.