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La thèse Lipovetsky : troisième femme ou second violon?

Le dernier ouvrage du philosophe français Gilles Lipovetsky, La troisième femme …

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Le dernier ouvrage du philosophe français Gilles Lipovetsky, La troisième femme : permanence et révolution du féminin, a provoqué l’indignation de nombreuses Françaises. La Gazette des femmes a voulu savoir ce qu’en pensent les féministes d’ici. Verdict : elles aussi passent la thèse de la troisième femme à la moulinette. Oubliée la femme diabolisée du Moyen Âge, enterrée celle qui subissait passivement depuis la Renaissance jusqu’à la Seconde Guerre mondiale l’autorité de ses tuteurs successifs. Place à la troisième femme! L’ouvrage de Lipovetsky pourrait se définir comme un survol des bouleversements sociaux profonds qu’a entraînés l’émancipation féminine des 40 dernières années. Travail, sexualité, indépendance financière, régulation des naissances, l’essayiste souligne les plus grandes victoires du deuxième sexe en marche vers l’égalité. Mais attention! Selon lui, cette égalité ne rime pas avec interchangeabilité. C’est précisément cette idée qui sonne faux à l’oreille de certaines féministes. Il faut voir de quoi il en retourne. Pour appuyer sa thèse, l’auteur signale les multiples domaines dans lesquels les caractéristiques féminines persistent, comme un certain romantisme, un intérêt particulier pour le soin des enfants ou un dégoût généralisé pour la pornographie crue. Loin de taxer ces traits distinctifs d’archaïsmes appelés à disparaître avec l’évolution, le philosophe les assimile à des éléments d’identification de cette troisième femme tournée vers une culture individualiste. Cette explication a agacé au plus haut point de nombreuses féministes françaises, dont l’avocate Gisèle Halimi qui est allée jusqu’à qualifier le livre de vaste supercherie, notamment à propos d’une prétendue survalorisation féminine de l’amour. De son côté, l’historienne Michelle Perrot estime que Gilles Lipovetsky parle peu et mal du féminisme en se contentant de stigmatiser les excès du mouvement américain et sa tendance à la victimisation des femmes. Les féministes d’ici ne sont pas plus tendres à son endroit. La phrase massue qui clôt l’essai de Gilles Lipovetsky a littéralement fait bondir d’indignation Francine Descarries, professeure d’études féministes au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. « L’homme est l’avenir de l’homme, et le pouvoir masculin, l’horizon insistant des temps démocratiques. » Pour la sociologue, ces paroles démontrent clairement que l’auteur évacue toute possibilité de transformation même des rapports entre les sexes. C’est dire qu’il endosse en quelque sorte le vieux discours sur la différence naturelle entre hommes et femmes, qualifié autrefois d’éternel féminin. « Je suis choquée que l’on utilise un tel dispositif philosophique pour démontrer que plus ça change, plus c’est pareil. Bien qu’il s’en défende, l’auteur conçoit l’être féminin comme prédéterminé. Tout au long de son livre, il confond résistance au changement et permanence d’attitudes. » Francine Descarries cite en rafales quelques exemples qui l’ont particulièrement irritée. L’existence d’une suprématie ménagère féminine qu’invoque l’auteur lui semble suspecte, car celui-ci nie du mème coup la capacité des hommes à changer. « C’est ridicule de penser qu’ils ne pourront jamais plier du linge, alors qu’il y a à peine 50 ans les femmes étaient jugées inaptes à conduire une voiture », s’exclame-t-elle. Cela dit, il lui semble logique que des femmes trouvent une certaine gratification à accomplir des tâches domestiques qu’elles assument de toute façon, ce qui ne signifie pas qu’elles refuseraient d’exercer leur pouvoir dans la sphère publique si elles en avaient le choix. Pascale Navarro, journaliste à l’hebdomadaire Voir-Montréal, a confronté l’auteur lors de son passage au Québec. Elle partage l’indignation de la sociologue au sujet de la prétendue orientation des femmes vers un pouvoir-séduction relevant de la sphère privée, tandis que les hommes privilégieraient le pouvoir-hiérarchique. « Cela me hérisse. Souligner le manque d’ambition professionnelle des femmes est un des plus gros préjugés véhiculés à leur égard, car on les réduit ainsi à un rôle subalterne. Comment savoir si les femmes n’aiment pas le pouvoir quand elles ne l’ont pas? » Bonne question. Elle reproche aussi à Lipovetsky de sauter trop vite aux conclusions, lorsque, par exemple, il tient pour acquis la frénésie féminine pour l’achat de cosmétiques, en faisant remarquer que les hommes s’intéressent peu au soin à apporter à leur corps. « On ne peut mesurer les fruits d’une révolution seulement 30 ans après, c’est beaucoup trop tôt. » La jeune femme reconnaît tout de même que le philosophe français a fait l’effort de s’interroger sur les stéréotypes qui concernent les femmes et le féminisme. Mais elle déplore du même souffle le manque de profondeur du livre. « La thèse d’une troisième femme incarnant celle qui choisit son destin a retenu mon attention au début. Puis, peu à peu, je me suis rendu compte que l’auteur rapportait des choses très connues sur l’amour, la beauté, sans fournir de nouveaux arguments. En Amérique du Nord, on a peut-être évolué davantage qu’en France. Cela fait longtemps que nous sommes des troisièmes femmes. » Également séduite au départ par cet ouvrage très lisible et avenant, Francine Descarries signale, de son côté, son aspect superficiel. Elle constate en effet que, la plupart du temps, le philosophe se contente de réunir des éléments d’information disparates qui servent son argumentation sans pour autant les replacer dans leur contexte. La sociologue porte un jugement sévère sur la vision que Gilles Lipovetsky offre du féminisme. « Il ne connaît rien aux thèses féministes françaises et américaines. Il ne tient pas compte, par exemple, d’un des courants en France qui associe patriarcat et rapport de pouvoir inégalitaire entre hommes et femmes. » D’apr;es elle, le philosophe commet une erreur en limitant l’émancipation féminine à des actions individualistes, car il nie, de la sorte, les efforts du mouvement social et politique féministe pour transformer globalement l’organisation de la société à travers la hiérarchisation des sexes. Sa lecture du féminisme reste simpliste, poursuit-elle. « Il omet de parler des mouvements sud-américains, africains, anglo-canadiens ou québécois en choisissant de se polariser sur les excès de certains groupes américains. Toutefois, nombre de groupes de femmes au Québec ont largement prouvé leur capacité à mener des luttes collectives et solidaires avec l’ensemble de la population. » Pour sa part, Pascale Navarro remarque que l’essayiste semble ignorer l’existence de féministes aux idées nuancées. Une ignorance que la journaliste explique par le malaise qu’éprouveraient les intellectuels français relativement à la possibilité qu’un jour les femmes prennent leur place. En fait, Francine Descarries et Pascale Navarro jugent toutes deux que La troisième femme souffre essentiellement de la vision ethnocentriste de son auteur, dont l’argumentation s’appuie avant tout sur l’exemple d’une femme blanche, bourgeoise et française. Pourtant, le philosophe, considéré comme postmoderniste, insiste habituellement sur le caractère unique de l’individu. « Aujourd’hui, l’idée d’une femme homogène n’a plus aucun sens », souligne Francine Descarries. Cette troisième femme qui réunirait, comme une mosaïque, les innombrables identités féminines reste peut-être encore à naître.