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Infirmière de colonie – Souvenirs en friche

Volontaires, débrouillardes et un brin aventurières. Les infirmières qui exerçaient leur profession dans les dispensaires des régions de colonisation du Québec, ouverts dès les années 30, devaient faire montre d’une bonne dose d’audace.

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Volontaires, débrouillardes et un brin aventurières. Les infirmières qui exerçaient leur profession dans les dispensaires des régions de colonisation du Québec, ouverts dès les années 30, devaient faire montre d’une bonne dose d’audace. Isolées et armées de leur seule compétence, elles ont dû veiller sur la santé d’une population qui vivait tant bien que mal sur des terres ingrates, à peine défrichées. Jusqu’en , ces battantes de première ligne aidaient les femmes à accoucher, posaient des diagnostics médicaux, recousaient les entailles, distribuaient des médicaments. Si elles assumaient une bonne partie des responsabilités d’un médecin, les infirmières de colonie n’ont par contre jamais bénéficié d’un salaire équivalent ni d’une reconnaissance officielle de leur profession. Coup de projecteur sur ces oubliées de l’histoire. Quand Annette Beaupré se replonge dans ses souvenirs d’infirmière de colonie du Bas-Saint-Laurent intérieur en , on a du mal à croire qu’elle évoque une période relativement récente de notre histoire. Il faut entendre cette grand-mère de Charlesbourg, en banlieue de Québec, décrire les accouchements de femmes allongées sur des papiers froissés — faute de linge propre — en vue de protéger leur paillasse pour comprendre la misère qui frappait les colons installés sur les terres des Étroits, devenues depuis Saint-Marc-du-Lac-Long dans le Témiscouata. Leur histoire ressemble aux récits des communautés religieuses ou aux autres témoins de l’arrivée d’immigrants en Nouvelle-France au XVIIe siècle. « Le gouvernement avait donné des terres à des gens qui avaient de la peine à survivre en ville, mais sans leur fournir du matériel, des semences ou des animaux. Parfois, un cultivateur venait leur donner un coup de main pour labourer, mais souvent cela s’arrêtait là. » Dès son arrivée au village, l’infirmière constate que ce sont surtout les colons des rangs éloignés qui réclament ses services. Même si elle ne dispose que d’instruments de fortune, soit quelques seringues, un petit miroir pour la gorge et des pinces pour changer les pansements, elle n’a pas le choix de dispenser l’ensemble des soins de santé, puisque les personnes les plus pauvres de la paroisse n’ont pas de véhicule pour se rendre à l’hôpital et ne peuvent même pas se payer une visite chez le médecin. Une recherche menée par l’historienne Johanne Daigle et Nicole Rousseau, professeure en sciences infirmières, toutes deux de l’Université Laval, souligne d’ailleurs le manque de soutien médical dont ont souffert les infirmières de colonie. Si, en théorie, les médecins devaient superviser leurs travaux et les assister, les différents témoignages et les rapports des archives montrent d’une manière claire que ces messieurs visitaient très rarement les dispensaires et laissaient la responsabilité des soins aux infirmières. Les deux chercheuses ont également découvert que la pratique des infirmières de colonie ne s’appuyait sur aucune loi précise. Fondé en , le Service médical aux colons qui les emploie constitue a priori une structure temporaire pour répondre aux besoins criants d’une population nouvellement installée en terres lointaines, durant la grande crise économique. Dans les faits, elle perdurera jusqu’au début des années 70, et les activités des infirmières dans les dispensaires s’étendront aux autres régions du Québec qui ne disposent pas de médecin. Comme ses consœurs d’Auclair, du Lac-Barrière, de L’Anse-Saint-Jean et d’ailleurs, Annette Beaupré répondait à toutes les urgences que l’on peut imaginer : extractions dentaires, accouchements, soins aux nouveau-nés, grippes, crises d’arthrite. Et dans des conditions souvent proches de l’épopée. L’octogénaire se souvient particulièrement d’une nuit de tempête épouvantable où l’on est venu la chercher pour un accouchement. « Il fallait absolument emmener la mère à l’hôpital, mais les routes étaient impraticables. J’ai donc fait venir le train d’Edmunston au Nouveau-Brunswick. Aidée du mari, nous avons transporté la patiente sur un traîneau, en raquettes, pour rejoindre la voie ferrée où une taie d’oreiller plantée au bout d’un bâton signalait notre présence. De cette façon, le conducteur a pu nous distinguer dans la neige et la mère, être hospitalisée. » Des anecdotes de ce genre, dignes d’un roman, l’ancienne infirmière en a des dizaines en mémoire. Car le rôle de cette femme volontaire dépassait largement le strict exercice de sa profession. Il faut dire que certaines situations étaient de l’ordre de l’intolérable et poussaient à l’urgence d’agir. Comment laisser un garçonnet atteint d’une grippe doublée d’une otite reposer dans une maison aux courants d’air à cause de planches mal jointes sans courir acheter du papier noir pour boucher le jour? Comment accepter que des enfants dorment sur des paillasses remplies de vers sans les brûler et quémander des lits auprès des villageois mieux nantis? Comment laisser un père incestueux engrosser sa fille adolescente en toute impunité sans tenter de faire une enquête? Au rythme d’un village désœuvré, Annette Beaupré s’est donc volontiers transformée en menuisière, en femme de ménage ou en travailleuse sociale. Elle se sentait proche de sa communauté, elle-même élevée pauvrement par un père agriculteur très généreux. « Je crois qu’il fallait vraiment avoir la vocation pour supporter de telles conditions de travail. Il m’arrivait de rentrer d’un accouchement qui avait duré parfois plus de douze heures et de ne rien trouver à manger chez moi. Je me contentais de gruau le matin, et de beans le midi. » Si le gouvernement demandait en effet une grande disponibilité aux infirmières de colonie — jusqu’aux années 50, on leur interdisait carrément de se marier pour s’assurer de leur dévouement entier — et les poussait à donner un grand nombre de soins de santé, il les rémunérait par contre très mal. Elles devaient par-dessus le marché s’acheter une automobile pour se déplacer et payer de leur poche les médicaments dont les délais de livraison pouvaient dépasser une semaine. Pour économiser ou parer au plus pressé, Annette Beaupré avait donc souvent recours à la pharmacopée populaire : sirop de carottes, oignons et miel pour la toux, mouches de moutarde pour la grippe, tisanes de pruche pour la faiblesse ou cheveux de blé d’Inde pour les reins. Quand les médicaments s’avéraient indispensables, l’infirmière acceptait en paiement les balles de laine que lui remettaient des cultivateurs désargentés. Plus d’un quart de siècle après avoir raccroché sa blouse d’infirmière au dispensaire de Cadillac en Abitibi, Nicole Dionne-de la Chevrotière ne comprend toujours pas comment elle a pu faire preuve de tant de déermination et d’audace dans des situations parfois périlleuses. Cette septuagénaire de Lotbinière, en face de Québec, est encore toute habitée de ses souvenirs de terres lointaines. « Nous n’avions pas les compétences qu’il fallait pour jouer au médecin, mais, pour les colons, nous étions mieux que rien. » Nommée en à Rollet, près de La Sarre, « un village qu’on cherchait et qu’on ne trouvait pas tant il était petit », selon sa propre description, l’infirmière a vite compris qu’elle ne pourrait pas faire appel au médecin qui pratiquait dans la ville la plus près, située à une quarantaine de kilomètres. Ce dernier concédait seulement à donner ses conseils par téléphone. Pour résoudre les cas médicaux qui dépassaient son champ de connaissances, l’infirmière replongeait dans ses livres et questionnait régulièrement ses consœurs qui travaillaient dans les rangs nouvellement ouverts. Heureusement, comme les autres diplômées de cette époque, Nicole Dionne-de la Chevrotière pouvait s’appuyer sur une solide formation qui l’avait amenée à faire des stages dans différents services d’hôpitaux urbains, et surtout à assister à de nombreux accouchements difficiles effectués par des médecins. C’est par-dessus tout l’isolement des populations envoyées pompeusement « coloniser » des terres de cailloux et d’épinettes qui ressort du récit de cette septuagénaire déterminée. Dans les années 50, partir en Abitibi revenait à un séjour au milieu des « sauvages », comme le lui a si bien dit sa mère lorsqu’elle l’a informée de sa décision de se rendre à Rollet. Même si La Sarre, où se trouvaient les principaux services, ne se situait qu’à une quarantaine de kilomètres, l’accès à cette petite ville devenait presque impossible durant les longs mois d’hiver. Il fallait donc commander d’avance, et un peu au hasard, les médicaments pouvant répondre aux besoins de la population. Se déplacer au sein de la paroisse devenait également un casse-tête quand la neige commençait à tomber. « Au début, je n’avais pas de voiture et les gens venaient me chercher en traîneau sur lequel était installée une cabane pourvue d’un poêle. Comme les maris partaient bûcher dans les chantiers, les femmes vivaient seules l’hiver et celles qui étaient sur le point d’accoucher prenaient soin d’accrocher un tissu rouge à la corde à linge pour prévenir une voisine dotée du téléphone. » Cette femme éprise d’aventure, qui avait « le goût de secouer le joug », étouffait un peu dans ces communautés repliées sur elles-mêmes. Le sourire au coin des yeux, la septuagénaire se souvient ainsi des remarques un brin acerbes que lui servaient les commères du village quand son soupirant, devenu depuis son époux, lui rendait visite au dispensaire. Elle veillait également à ne pas trop mêler son ministère avec celui du curé de la paroisse que la mort subite de nourrissons aurait volontiers incité à mener des enquêtes médicales approfondies. De la même façon, la propension des prêtres à exhorter leurs ouailles à procréer au moins tous les deux ans choquait Nicole Dionne-de la Chevrotière qui ne pouvait aider celles qui sollicitaient son aide pour avorter, ce qui l’aurait exposée à perdre son droit de pratique. Très proche des villageois qu’elle soignait, l’infirmière n’a pas hésité à prendre fait et cause pour ses patients à certaines occasions. « Lorsque je travaillais à Cadillac, les mineurs avaient érigé un barrage routier pour protester contre leurs patrons qui ne les avaient pas payés. Avec mes quatre enfants, nous avons embarqué à fond de train dans la contestation et le dispensaire s’est transformé en « quartier général » pour les grévistes ». Débrouillarde, inventive et surtout foncièrement indépendante, on comprend fort bien que Nicole Dionne-de la Chevrotière ait mal supporté les changements apportés à sa profession à partir des années 60. À la suite des différentes réformes du système de santé, les infirmières perdent en effet progressivement leurs prérogatives. Les femmes accouchent désormais à l’hôpital, la distribution de médicaments dépend exclusivement des pharmaciens et les dispensaires deviennent surtout des lieux de vaccination. Rien de très excitant pour cette femme de tête qui considère alors les visites de routine dans les écoles bien fastidieuses et ennuyeuses. « Les temps avaient changé, remarque-t-elle sans nostalgie. Les habitants de ces régions n’avaient plus besoin de nos services de Mère Teresa. » Pourtant, du même souffle, elle constate qu’encore aujourd’hui de nombreux villages au Québec ne peuvent compter en permanence sur les services d’un médecin — elle doit elle-même effectuer un trajet d’une heure pour se rendre à l’hôpital le plus près. Les infirmières de colonie, très disponibles, connaissaient le passé médical du patient, le contexte familial dans lequel il vivait et, surtout, prêtaient une oreille attentive aux petits et grands malheurs de chacun. On peut penser que ce genre de besoin est toujours non comblé dans une province où les réformes successives du système de santé ne semblent pas avoir résolu la question de la déshumanisation des soins.