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Douces médecines

Cinq femmes, cinq façons de s’engager pour une «planète verte». Portraits mosaïques de militantes à la conviction tranquille et tenace.

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Cinq femmes, cinq façons de s’engager pour une « planète verte ». Portraits mosaïques de militantes à la conviction tranquille et tenace.

Claire Morissette : Liberté sur deux roues

Lorsque Claire Morissette, 50 ans, coordonnatrice de Cyclo Nord-Sud, enfourche sa monture à pédales et s’élance sur une piste cyclable, elle n’utilise pas qu’un véhicule pour se rendre d’un point A à un point B. Dans son esprit, cette militante convaincue accomplit une démarche hautement écologique et goûte d’avance le plaisir qu’elle éprouvera à s’imprégner des paysages sans être confinée dans une bulle motorisée et polluante. Pour elle, le vélo incarne non seulement le moyen de transport efficace et écologique par excellence, mais aussi un instrument de libération pour les femmes des pays en développement. Très impliquée depuis plus de deux décennies dans les groupes de pression qui tentent d’améliorer les conditions de circulation des cycliste 2s à Montréal, Claire Morissette a eu l’idée, il y a deux ans, d’utiliser la bicyclette comme outil de développement. Appuyée par une équipe passionnée, elle a d’abord organisé des collectes de vélos qu’elle a entreposés. En octobre dernier, Cyclo Nord-Sud envoyait son premier conteneur de 466 bicyclettes au pays de Fidel Castro. Destinataire : la Fédération des femmes de Cuba, chargée de les distribuer à des travailleuses à la tête de famille monoparentale. « Les femmes seules qui habitent à la campagne doivent assumer beaucoup de déplacements à pied car les commerces sont très dispersés. Avec un vélo, elles peuvent se rendre au travail et à l’école pour chercher leurs enfants plus rapidement. » Au printemps, une deuxième cargaison de près de 500 bicyclettes a pris la mer à son tour, en direction d’une zone rurale du Mexique. Là encore, les femmes constituent les premières utilisatrices. Les paysannes peuvent en effet consacrer facilement la moitié de leur journée au transport du bois, de l’eau, de légumes qu’elles vendent au marché. « Avec une bicyclette, elles pourront transporter trois fois plus de poids, en trois fois moins de temps. » Le vélo non seulement améliore leurs conditions de travail, mais aussi, espère-t-on, il permettra peut-être aux petites filles, souvent sollicitées pour aider leur mère, de fréquenter davantage l’école. Pour la coordonnatrice de Cyclo Nord-Sud, bien décidée à organiser d’autres envois de conteneurs dans les prochains mois, le deux-roues représente une voie d’accès à la liberté. De la même façon que la « petite reine », comme on appelait la bicyclette en France, a aidé les citoyennes de l’Occident à s’affranchir au début du siècle, en se promenant enfin à leur guise. À l’époque, les chauvins craignaient qu’elle ne truffe la cervelle des femmes d’idées libertaires. Ils n’avaient pas tout à fait tort. C’est même à ce sport qu’on doit l’invention de la jupe-culotte, l’ancêtre du pantalon pour femmes…

Éva Johnson : Grande manitou écolo

Éva Johnson est aux premières loges des protestataires de Kahnawake (communauté de 7 000 habitants) qui, en 1987, bloquent le passage des camions qui viennent décharger leurs déchets sur des terrains vacants. L’inquiétude règne. Des études indiquent notamment la présence d’amiante et de métaux lourds, comme le plomb, dans au moins quatre décharges privées de la réserve. Déjà porte-parole officieuse de l’Association des femmes autochtones du Québec en matière d’écologie, Éva Johnson a alors l’idée de lancer le Bureau de l’environnement de Kahnawake, dont elle est depuis la coordonnatrice. L’entreprise, qui visait d’abord à décontaminer les fameux terrains, a pris de l’expansion. Avec l’aide de nombreux bénévoles, Éva a mis en place un centre de collecte et de tri des déchets. « On essaie d’éduquer les gens par des campagnes d’information dans les écoles, à la radio communautaire, pour qu’ils achètent moins d’emballages et recyclent davantage. Avant d’acheter une marchandise, il faut se demander si on ne peut pas utiliser de nouveau ce qu’on a déjà. » Le respect de l’écologie rejoint sa culture amérindienne. « Chez les Mohawks, il est important de prendre soin de la qualité de l’eau et de la nature pour l’enfant à venir. Une responsabilité qui incombe aux mères, car traditionnellement, ce sont elles qui veillaient au bon fonctionnement de la famille. » Le Bureau de l’environnement a d’ailleurs lancé un jardin communautaire biologique pour renouer avec la culture ancestrale. Des haricots, des courges, du maïs semés comme autrefois en bandes intercalées y poussent chaque été. Les idées ne manquent pas. Avec l’aide d’autres organismes, Éva Johnson fait aussi la promotion d’une maison écologique, construite en paille, peu énergivore et fonctionnant en partie avec un système solaire. Les résidents de Kahnawake pourront la visiter durant un an avant de se lancer éventuellement dans une construction similaire.

Ann Bourget : Pour une ville plus humaine

Rue Salaberry, à Québec, l’école Saint-Patrick abrite plus que des enfants. Au dernier étage — plantes vertes, flots de lumière, vue plongeante sur la basse-ville — loge Vivre en ville (VEV), le Regroupement québécois pour le développement urbain, rural et villageois durable. Ann Bourget, 31 ans, voix douce et conviction tranquille, y dirige une équipe d’une dizaine de personnes. Cette coalition, fondée en 1994 par une poignée de jeunes passionnés d’aménagement du territoire, regroupe 75 organismes et 375 personnes. Son action est multiple. Éducation populaire, militantisme quand il faut manifester aux côtés de Greenpeace, mais surtout lobbying politique. On doit convaincre les décideurs et les décideuses d’allier développement et environnement, urbanisme et qualité de vie. « Aménager le territoire autrement améliore directement la vie des collectivités. Il faut une réforme démocratique de l’aménagement urbain. » Créer une ville à visage humain, selon Ann Bourget, exige de remplacer des pratiques « suicidaires » (étalement urbain, utilisation abusive de l’automobile, gaspillage des ressources) par une politique « verte » (consolidation des quartiers centraux, accès au logement, programmes d’efficacité énergétique, promotion des transports collectifs, etc.). Ce n’est pas une tâche facile, avoue-t-elle. « L’individualisme ambiant est fort! Chacun dans son auto et son bungalow, et la ville qui éclate, et les gaz à effets de serre qui augmentent avec le parc automobile, et les banlieusards qui deviennent obèses à force de ne plus marcher… » L’organisme fait donc valoir sa vision à toutes les consultations publiques nationales ou régionales, sur la fiscalité, la réforme municipale, l’énergie, la sécurité routière, la gestion des déchets ou de l’eau. Les mémoires déposés, l’action continue. « Ton rapport sous le bras, tu pars rencontrer ministres, maires, conseillers. Oui, c’est un job de voyageur de commerce. Il faut croire à ce type d’action politique. » Et elle y croit. Elle ne craint pas non plus d’utiliser l’argument clé en cette époque néolibérale : la rentabilité d’un développement vert. « Réduire notre consommation d’énergie, protéger notre environnement et assurer une qualité de vie, tout cela réduira le poids des finances publiques. » Selon elle, les hautes instances sont de plus en plus contaminées par l’approche de Vivre en ville. C’est pourquoi son travail la stimule autant : le sentiment de jouer un rôle, de contribuer à modeler la ville du XXIe siècle, le plaisir aussi de créer des emplois, de se sentir poussée par une équipe inventive… Voilà qui justifie une vie un peu trop ciblée sur le travail. Pour l’instant. Le site Vivre en ville fourmille de renseignements et d’outils pédagogiques. On y trouve aussi bien un programme d’efficacité énergétique que la trousse Vers des collectivités viables, résultat d’un imposant colloque international coordonné par l’organisme en novembre 1999.

Sylvie Perras : Entre égaux

La philosophie tient dans le nom Inter Pares, entre égaux. Depuis 26 ans, cet organisme de coopération internationale basé à Ottawa multiplie les échanges entre le Nord et le Sud. « Nous n’envoyons pas de coopérants et de coopérantes sur le terrain, explique Sylvie Perras, agente de programmes. Nous choisissons des vis-à-vis parmi les groupes locaux et nous les aidons à bâtir leurs capacités, en termes de comptabilité ou de planification stratégique par exemple. Ces groupes sont nos partenaires et non pas les simples exécutants de programmes subventionnés. Nous apprenons d’eux autant qu’eux de nous. Nos luttes sont liées. » Passionnée de voyages et de langues, Sylvie Perras, 44 ans, est à Inter Pares depuis trois ans. Dans une vie antérieure, elle a été animatrice à l’Université Laval et assistante des députés bloquistes Philippe Paré et Hélène Alarie. Féministe au départ — puis écologiste, au fur et à mesure que s’est élargie sa vision du monde — elle a été frappée par la place des femmes dans le développement local. « Elles jouent déjà un rôle crucial en santé et en agriculture, mais il n’est guère reconnu à cause des traditions, de la culture patriarcale. Elles ont besoin d’aide pour prendre leur place. C’est ce qu’on appelle la perspective de genre : il ne suffit pas d’améliorer la situation des femmes, il faut modifier les relations de pouvoir entre hommes et femmes. Le développement est impossible sans relations plus égalitaires entre les sexes. » Un exemple précis? « Nous travaillons avec Kabawil, une grande organisation paysanne maya du Guatemala. Il s’agit d’une société traditionnelle, au taux d’analphabétisme élevé. Et pourtant, sans que nous forcions les choses, nous avons vu évoluer la réflexion, et les femmes s’imposer davantage dans les instances décisionnelles. » Résultat : les veuves peuvent maintenant se voir attribuer des terres. « C’est un processus lent, il faut être patientes », reconnaît-elle. Au Bangladesh, Inter Pares appuie le mouvement Nayakrishi pour une agriculture nouvelle, mené par l’organisme UBINIG, afin de réduire la pauvreté rurale en ciblant les femmes. À la campagne, au moins 100 000 foyers sont menés par des femmes, et 62 % d’entre elles vivent une pauvreté extrême. « Grâce à la formation et au soutien technique, elles pourront d’abord garantir leur survie alimentaire. Elles deviendront ensuite des agentes de changement dans leur communauté. C’est ça, Inter Pares. » L’entrevue téléphonique se termine là. Sylvie Perras file à ses réunions. Elle s’envole le soir même vers le Guatemala, puis le Mexique, et sa valise n’est pas bouclée!

Nathalie Zinger : Croisade pour la nature

Depuis une décennie, c’est elle qui évalue le gouvernement québécois dans le bulletin canadien des performances provinciales en matière de création de parcs naturels. Et le résultat n’est pas des plus flatteurs. « Québec et Alberta, cancres du Canada », titrait Le Devoir de l’an passé. Des F (échec), quelques D et un seul B, en 1993 : c’est le mieux qu’elle a pu attribuer au Québec! Malgré les piètres notes de l’élève, elle n’en poursuit pas moins sa croisade pour que le gouvernement protège une plus grande proportion de nos vastes espaces naturels. Elle, c’est Nathalie Zinger, directrice et unique employée permanente du bureau québécois du Fonds mondial pour la nature (mieux connu sous le sigle anglais, WWF) depuis 1990. Ce groupe environnemental compte quelques centaines de membres au Québec et plus de cinq millions de par le monde. Fort de cette crédibilité internationale, le WWF concentre son action au Québec sur la création de parcs. Énergique, déterminée et convaincante, Nathalie Zinger frappe à toutes les portes pour pousser cette idée. Mais la résistance est farouche, notamment du côté de l’industrie forestière et des prospecteurs miniers, ce qui rend le gouvernement timide… Devant des opposants d’une telle taille, la biologiste ne désespère pourtant pas. Elle discute, cherche les terrains d’entente. Sans relâche. Pourquoi tant de persévérance? Peut-être justement parce que Nathalie Zinger s’inspire de la nature, son éternel centre d’intérêt. De sa famille paternelle, parmi laquelle figurent des naturalistes russes de renom, elle a hérité d’une grande curiosité pour les animaux et les plantes, qui la fascinent encore à 42 ans. Toute son enfance de Montréalaise a été peuplée d’oiseaux, de grands jardins et de séjours en pleine nature. À moins que sa patience lui vienne d’une autre fibre, tout aussi profonde : sa confiance en l’être humain autant qu’en la nature. Elle considère qu’il vaut la peine de convaincre, de démontrer et, aussi, de comprendre. « J’ai toujours aimé travailler sur le point de contact entre les intérêts de la nature et ceux des humains. » Avant de passer au WWF, elle a travaillé sur la Basse-Côte-Nord et à Terre-Neuve, se faisant arbitre entre les humains, les oiseaux marins menacés par les habitudes de consommation (chasse et cueillette des œufs), et les baleines (pour inciter les pêcheurs à déprendre, au lieu de tuer, les mammifères coincés dans leurs filets). Mme Zinger a aussi milité au sein des Amis de la montagne pour maintenir l’équilibre entre la conservation du mont Royal et sa fréquentation par le public. « J’ai appris à dénoncer, mais aussi à proposer des solutions. Je cherche avant tout à créer des réactions parce que c’est ainsi que les idées peuvent progresser. » Quitte à prendre des risques. Depuis peu, le WWF travaille de concert avec les industries forestières du Québec pour déterminer les territoires d’intérêt écologique à soustraire de la coupe. Un écolo radical pourrait accuser la directrice du WWF de coucher avec l’ennemi! « Je ne sais pas jusqu’où nous pourrons aller avec l’industrie, mais je vois qu’il y a là des individus qui veulent vraiment protéger des territoires », assure-t-elle, philanthrope.