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Histoire d’eau

Depuis l’Indépendance en 1947, l’Inde a construit pas moins de 3 300 barrages pour irriguer ses terres et produire de l’hydroélectricité.

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Depuis l’Indépendance en , l’Inde a construit pas moins de 3 300 barrages pour irriguer ses terres et produire de l’hydroélectricité. Une façon de procéder qui entraîne de plus en plus de critiques, dont celle de l’écrivaine Arundhati Roy. Pour en faire connaître les retombées désastreuses, particulièrement sur les femmes, elle a troqué la plume romanesque qui l’a rendue célèbre contre une prose de combat. Arundhati Roy aime raconter des histoires. Elle a écrit des scénarios pour la télévision, des essais et un roman. Un seul, Le Dieu des petits riens, qui lui a valu le Booker Prize, l’équivalent britannique du Goncourt. La dernière histoire qu’elle a écrite laisse cependant un arrière-goût amer. Bien sûr, le style demeure vif, incisif. Mais, comme il s’agit d’une histoire vraie, c’est plutôt le sort des personnages principaux qui inquiète. Ces personnages, ce sont ses compatriotes qui vivent à proximité des barrages d’irrigation érigés pour améliorer le rendement agricole. Ou plutôt qui vivaient. Parce qu’au nom du progrès on les a expatriés et on a inondé leurs terres. Des chantiers gigantesques qu’elle dénonce dans son plus récent essai, Pour le bien commun. Les grands barrages ne satisfont pas aux besoins de millions de petits paysans, affirme-t-elle. Non seulement ils détruisent l’environnement, mais ils brisent le tissu social. Et les femmes sont les premières à en subir les conséquences. « Ce sont elles qui souffrent le plus des méfaits des barrages. Elles doivent pomper l’eau des puits à longueur de journée pour faire boire les bêtes; avant, elles n’avaient qu’à les amener sur la rive du fleuve. » Et puis, quand l’État verse des dédommagements, qui empoche? Les hommes, évidemment! Ces dédommagements, lorsqu’ils sont versés, ne représentent rien comparativement aux pertes des paysans, dénonce Arundhati Roy dans son essai : « À la place de la forêt qui leur offrait tout ce dont ils avaient besoin — nourriture, carburant, fourrage, corde, gomme, tabac, poudre dentifrice, herbes médicinales, matériaux pour le logement —, ils touchent entre 10 et 20 roupies par jour pour nourrir et entretenir leur famille. À la place d’une rivière, ils ont une pompe à eau. Dans leurs vieux villages, ils n’avaient pas d’argent, mais ils étaient assurés. Si les pluies n’étaient pas suffisantes, ils pouvaient se retourner vers les forêts. Ou vers les rivières pour pêcher. Leurs troupeaux étaient leurs régimes d’épargne. Sans tout cela, ils ne sont qu’à un cheveu de l’indigence. » Difficile d’évaluer le nombre de personnes touchées par les barrages dans ce pays de 985 millions d’habitants. D’après une étude de l’Institut indien d’administration publique portant sur 54 grands barrages, 44 000 personnes en moyenne sont déplacées chaque fois. Un si petit échantillon ne peut être représentatif des 3 600 barrages de l’Inde, dont 3 300 ont été érigés après l’Indépendance en , note cependant Mme Roy. « C’est en dessous de la réalité, mais, si on estime à 10 000 le nombre de personnes qui doivent déguerpir devant chaque barrage, cela nous amène à 33 millions directement visées par ces constructions depuis l’Indépendance. » Une évaluation conservatrice, qui fait tout de même plus que la totalité de la population canadienne. Et, malgré des plans de relogement, très peu de villages ont été construits pour les populations déplacées. Résultat : elles vont grossir les bidonvilles des grandes villes indiennes, déjà surpeuplées. Avec des conséquences franchement navrantes parfois, comme l’écrit l’auteure : « Les journaux rapportent comment les autochtones déplacés par le projet de barrage Nagarjunasagar vendent leurs bébés à des agences d’adoption étrangères. Le gouvernement est intervenu et les a placés dans deux hôpitaux publics : six bébés y sont morts, par négligence. » Parmi les responsables de la situation, Arundhati Roy pointe du doigt les entreprises étrangères et indiennes ainsi que les organismes internationaux, comme la Banque mondiale, qui financent les projets. « La Narmada Bachao Andolan (association qui s’oppose aux barrages sur le fleuve Narmada) et moi ne sommes pas contre l’électricité et l’irrigation. Nous disons seulement qu’il existe d’autres façons de développer une région, plus adaptées sur le plan économique, plus démocratiques et plus respectueuses de l’environnement. » Et à ceux qui répètent que l’Inde produit 2 fois et demie plus de céréales et 20 fois plus d’électricité qu’il y a 50 ans, l’écrivaine répond que ces acquis sont loin d’avoir été profitables à tous. « Ils ne précisent pas que 35 millions de tonnes des récoltes pourrissent parce que les gens sont trop pauvres pour les acheter et que 70 % de la population n’a pas accès à l’électricité. Tous ces barrages sont construits au nom des pauvres, mais, en fait, ce sont les privilégiés qui en bénéficient. » Depuis la publication de l’essai, Arundhati Roy fait l’objet de violentes attaques en Inde, où elle vit toujours. Des élus ont même brûlé ses écrits sur la place publique. « On me reproche de ne pas présenter l’Inde sous un bon jour. Mais l’autodafé des livres n’a pas atteint son but, puisque cela en a fait un best-seller! On ne trouve pas l’ouvrage dans les librairies, mais il circule sous le manteau. »

Pour en savoir plus sur les effets des barrages

  • Le Dieu des petits riens, Paris, Gallimard, .
  • Le coût de la vie, coll. Arcades, Paris, Gallimard, .

    Cet ouvrage regroupe ses deux essais : Pour le bien commun, puis La fin de l’imagination dans lequel elle dénonce les essais nucléaires faits par l’Inde et le Pakistan.