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Vaut-il mieux être femme en France ou au Québec? Match nul

Les Françaises envient les Québécoises et vice versa. Mais pas pour les mêmes raisons. Regards sans concession sur l’état du féminisme au pays de la place Ville-Marie et au pays de la place de la Concorde.

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Les Françaises envient les Québécoises et vice versa. Mais pas pour les mêmes raisons. Regards sans concession sur l’état du féminisme au pays de la place Ville-Marie et au pays de la place de la Concorde. Trois millions et demi de Québécoises au pays des ciels éclaboussés de nord et d’oies blanches. Vingt-cinq millions de Françaises au pays des lumières tamisées de Loire et de pies dans les vignobles. Deux géographies physiques, sociales et politiques, deux univers séparés par l’Atlantique. Pourtant, Québécoises et Françaises ont une histoire qui s’enchevêtre et se nourrit aux mêmes sources. Deux peuples de femmes, ayant en partage une même origine, une même langue, une même religion, un même fond juridique hérité du Code Napoléon. Deux peuples de femmes qui ont dû se libérer d’une semblable sujétion « comparée à la liberté dont pouvaient jouir à la mi-temps du (XXe) siècle les Anglaises, Américaines ou Canadiennes anglaises », affirment les chercheuses Évelyne Tardy et Mariette Sineau en introduction à leur étude comparative des Droits des femmes en France et au Québec, 1940-1990 (Éditions du remue-ménage, 1993). Deux peuples de femmes qui accouchaient au forceps et avortaient au fond des chambres sanguinolentes aux volets mi-clos, sous les toits de tuiles, de chaume ou de bardeaux. Deux peuples de femmes qui ont brisé leurs chaînes, chacun selon sa voie et son rythme propres, dans des contextes politiques et culturels éminemment différents.

Un camp plus avant-gardiste que l’autre?

« Les Québécoises envient le système social français où l’articulation famille-travail et la reconnaissance sociale de la maternité sont mieux ancrées dans l’organisation du travail qu’au Québec. Les Françaises, quant à elles, admirent la souplesse d’une société acceptant plus facilement la féminisation de la langue et la désexisation de la publicité de même que la vigueur et l’importance du mouvement des femmes au Québec. Ces différences sont réelles, mais aujourd’hui, aucune de ces deux sociétés ne peut prétendre être à l’avant-garde de l’autre. » C’est ce qu’écrivait en 1993 l’historienne québécoise Marie Lavigne, à l’époque présidente du Conseil du statut de la femme. Son constat d’alors reste aussi vrai aujourd’hui. Si l’égalité est officiellement acquise, reste sa concrétisation dans les lois sociales: c’est là que le bât blesse au Québec. « Nous sommes à des années-lumière des politiques sociales françaises », dit Maïr Verthuy, professeure en études littéraires à l’Université Concordia — elle fut la première directrice de l’Institut Simone de Beauvoir à Montréal. Et sa concrétisation dans les mentalités: c’est là le point sensible en France. Isabelle Alonso, présidente des Chiennes de garde: « La mentalité des Québécois a quelques millénaires d’avance sur la mentalité des Français pour tout ce qui concerne l’égalité entre les hommes et les femmes. » Voyons de plus près.

Une émancipation précoce

Les Françaises, entraînées par l’esprit et la lettre de la Révolution de 1789, avaient entamé leur émancipation relativement tôt. Déjà en 1882, une loi établissait l’obligation de la scolarité pour tous les enfants de 6 à 13 ans. En 1905, avancée majeure: la séparation de l’Église et de l’État est consacrée, laquelle permet à la République d’imposer sa loi dans l’enseignement. C’est pour soustraire les filles des griffes de l’Église que les républicains organisent très tôt l’enseignement secondaire à leur intention. Dès 1910, les institutrices françaises obtiennent un congé de maternité rémunéré d’une durée de deux mois. À la Libération, 20 % des enfants de femmes salariées en région parisienne fréquentent les crèches. Et le Statut général de la fonction publique garantit l’égalité complète de traitement et de salaire aux hommes et aux femmes. Pendant que le clergé québécois va de porte en porte rappeler aux Canadiennes françaises (l’appellation « Québécoises » ne viendra qu’avec la Révolution tranquille) leurs devoirs de salvatrices de la race, le combat des partis et syndicats de gauche améliore sensiblement le sort des Françaises. Les congés payés de deux semaines sont institués dès 1936 par le Front populaire. Et le parti communiste colporte déjà, au milieu des années 1940, le principe « À travail égal, salaire égal ». « En France, ce sont les forces de gauche qui ont amélioré le sort des femmes, avec le parti communiste dès le début, puis les socialistes de Lionel Jospin plus récemment. Il faut dire que l’Union européenne pousse fort dans le dos des Français », explique Évelyne Tardy, professeure titulaire au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, qui vit aujourd’hui à Grenoble.

Le rattrapage des québécoises

Les Québécoises, elles, coffrées dans les surplis d’une Église misogyne et triomphante qui tenait entre ses mains l’ensemble de la société d’alors, presse et syndicats compris, prendront plus de temps pour s’affranchir. La scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans ne sera instituée qu’en 1943. Et l’éducation des filles restera longtemps l’affaire presque exclusive des couvents et des religieuses — la province ne se dotera d’un ministère de l’éducation qu’en 1964. Mais à partir des années 1960, et bientôt sous l’impulsion des féministes, les Québécoises mettront les bouchées doubles à rattraper les Françaises. Les résultats seront stupéfiants. Réforme du Code civil en faveur des femmes. Réforme du Droit de la famille stipulant l’égalité des époux dans la gestion des biens familiaux et l’autorité exercée sur les enfants. Émancipation de la personnalité juridique des femmes. Les changements de mentalité qui accompagnent ces réformes, parfois les précédant, parfois leur succédant, sont spectaculaires. Ils semblent aller de pair avec une baisse de la natalité, mais aussi avec l’accession des femmes au marché du travail. Évelyne Tardy est catégorique. « C’est le mouvement des femmes qui, par sa force et ses pressions, a fait changer les lois. Le Conseil du statut de la femme a joué un rôle capital de diffusion des idées féministes au Québec. Il n’y a eu aucun équivalent en France. » Les femmes représentent 44 % de la population active, au Québec comme en France. Même chose en éducation: l’effectif féminin au 1er cycle universitaire compte grosso modo pour 58 % d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Mais il demeure que filles et jeunes femmes continuent de bouder les secteurs scientifiques — de part et d’autre de la rive, les écoles de génie ne comptent qu’environ 23 % d’étudiantes pour 77 % d’étudiants. Les stéréotypes au pays de la place Ville-Marie comme au pays de la place de la Concorde ont la vie dure.

Filet social et organisation du travail

En France, la famille se porte mieux que jamais. Dernier bilan démographique de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) : explosion des natalités, exceptionnelle reprise des mariages, allongement de l’espérance de vie. La France s’installe en tête des pays les plus féconds d’Europe, avec 1,90 enfants par femme. Le Québec, lui, continue un interminable plongeon amorcé en 1959: le taux de fécondité des Québécoises est maintenant à 1,44 enfants par femme, l’un des plus faibles en Occident. « Les démographes ont désormais la conviction que la spécificité française tient à la conciliation entre vie professionnelle et vie de mère, plus facile qu’ailleurs, même si tout n’est pas rose. On sait désormais que l’activité professionnelle féminine favorise la fécondité. » Ainsi s’exprimait François Clanché de l’INSEE dans Libération (6 février 2002). En l’occurrence, cela signifie en France: une aide financière généreuse aux parents pour la garde des enfants; une allocation pour jeune enfant, déterminée en fonction du revenu familial; des mesures axées sur la famille dans le domaine de l’habitation, des loisirs, de la fiscalité ou des transports. La Société nationale des chemins de fer offre, par exemple, aux familles nombreuses (3 enfants et plus) des réductions de l’ordre de 30 % sur le coût des billets, et ce, jusqu’aux 18 ans accomplis du dernier-né. S’ajoutent au tableau la semaine de 35 heures et des vacances de cinq semaines — en sus des nombreux « ponts » —, et la possibilité d’un « congé parental d’éducation » d’une durée de trois ans. D’après une enquête du magazine français Parents, les mères seraient nombreuses à s’en prévaloir puisque 48 % des petits Français profitent de la présence d’un parent à la maison, la conjointe dans l’immense majorité des cas. Conciliation travail-famille donc, qu’une panoplie de mesures favorise, allant bien au-delà, on le voit, du strict soutien financier. C’est d’un climat propice qu’il s’agit. Une qualité générale de la vie. Le bien nommé « filet social » qui commence à atteindre ses buts en France et qui s’avère très inadéquat au Québec. Nicole Boily est présidente du Conseil de la famille et de l’enfance. « Le Québec ne reconnaît pas encore qu’un enfant représente un coût et qu’il revient à l’ensemble de la société d’y contribuer. » Elle donne l’exemple des allocations familiales. « Quand le revenu familial dépasse les 52 000 $, il n’y a plus un sou accordé aux parents. Et quand une mère de famille monoparentale gagne 25 000 $, elle n’obtient presque rien. Il faut avoir des revenus très bas pour pouvoir bénéficier de ces allocations. Ce choix d’aider les plus démunis, qui correspond à une tendance nord-américaine, a eu des effets terribles pour la classe moyenne. » En matière de logement, de transport et de loisir, l’effort québécois est à peu près nul. « On n’a pas encore pris le vrai virage pour soutenir les gens qui veulent avoir des enfants. » Par ailleurs, nous en sommes toujours à deux chétives semaines de congé payées au bout d’une année de travail continu pour un même employeur. À trois maigres semaines, au bout de cinq ans. Mais, le plus ardu reste la transformation du milieu de travail, sans quoi l’égalité ne demeurera qu’une vue de l’esprit. « C’est le plus fondamental et le plus difficile à faire bouger », s’exclame Nicole Boily. « Chez nous, les entreprises continuent à voir les mesures favorisant la conciliation travail-famille comme des dépenses inutiles, des contraintes. Elles ont beaucoup de réticences à adopter des règles qui s’adresseraient à l’ensemble des employés. La plupart du temps, ce sont des aménagements particuliers pour un seul employé à la fois, et relevant du plus pur arbitraire. » À ce chapitre, le Conseil du statut de la femme (CSF) vient de créer, avec d’autres partenaires, les prix ISO familles — lesquels seront remis pour la deuxième fois en mars prochain — dans le but d’encourager les bons coups des entreprises de toutes tailles. « Nous prétendons que productivité peut rimer avec humanité », explique la présidente du CSF, Diane Lavallée. « Il est maintenant démontré que des mesures facilitant à la fois la vie familiale et les responsabilités professionnelles améliorent le climat au travail, augmentent la productivité et réduisent l’absentéisme. » Des exemples d’initiatives primées? Des aménagements à l’horaire permettant la semaine de quatre jours; plus de souplesse dans les horaires d’été; la possibilité de travail à la maison et de congés sans solde; la mise sur pied d’un camp de vacances pour les enfants d’employés. N’empêche. Malgré les efforts soutenus de la France et les balbutiements du Québec en matière d’aide à la famille et d’organisation du travail, les femmes restent encore et toujours défavorisées. « Elles sont en rattrapage sur les hommes dans toutes les strates d’analyse socioéconomique », martèle l’historienne québécoise Micheline Dumont. Ici comme là-bas, les jeunes femmes, désormais plus qualifiées que les jeunes hommes et réussissant mieux leurs études, sont sur-représentées dans le chômage et les emplois précaires. Avec moins de possibilités de gravir les échelons.

Le petit Martin

Sophie Maley-Regley, réalisatrice à Radio-France International, vit à Enghien-les- Bains, près de Paris. Elle est aussi la mère de Martin, 2 ans. « J’ai potassé pour trouver, parmi plusieurs formules offertes par l’État, ce qui nous convenait le mieux. J’ai finalement opté pour qu’il soit gardé par une assistante maternelle, une nounou, reconnue et déclarée, chez elle. »

Frais de garde :

L’assistante maternelle lui coûte 540 /756 $ par mois. Sur ce montant, l’État paie les charges (20 % environ, donc plus ou moins 108 /151 $), offre 130 /182 $ d’aide directe, à laquelle s’ajoute une déduction d’impôt de 54 /75 $.

Allocation pour jeune enfant:

Comme les revenus de Sophie sont élevés (4 600 /6 440 $ par mois), elle n’y a pas droit. Mais pour les familles à plus faible revenu, cette allocation s’étend du quatrième mois de grossesse au troisième mois du bébé (voire jusqu’à ses 3 ans). Elle s’élève à environ 140 /196 $ par mois pour les familles à revenu moyen.

Congé parental d’éducation:

Il peut aller jusqu’à une durée de trois ans. L’employeur est tenu de l’accorder sur demande. Pour le premier enfant, on parle d’un congé sans solde, mais avec l’assurance de recouvrer son emploi à la fin du congé. À partir du deuxième enfant, l’État prévoit une aide financière substantielle pendant toute la durée du congé. Si Sophie choisissait d’avoir un second bébé, elle pourrait alors recevoir environ 200 /280 $ par mois. C’est au surplus un régime très souple qui permet au parent (la mère le plus souvent) de revenir au travail à la cadence désirée, à mi-temps ou à 75 % du temps, avec une aide financière ajustée en conséquence.

Le petit Malo

Journaliste indépendante, Valérie Borde, d’origine française, vit à Québec depuis 10 ans. Elle est la mère de Malo, 15 mois. « Pour le moment, Malo est gardé chez une gardienne non agréée que nous avons dénichée, perle rare, et en qui nous avons confiance. Mais faut en avoir les moyens! Que font les gens moins fortunés? »

Frais de garde

La gardienne coûte 26 $ par jour, nourriture et couches en sus. De cette somme, 35 % (plus ou moins) est déductible d’impôt, soit 9 $ environ.

Allocation familiale

Valérie n’a pas droit à l’allocation familiale, le revenu familial étant trop élevé.

Congé parental

Comme travailleuse autonome, Valérie n’a droit ni à un congé parental, ni même à un congé de maternité. Sa plus grande frustration. « Un congé de maternité, mais c’est élémentaire pour la société! Plus d’enfants, ça veut dire plus de Québec. » À la naissance de Malo, son conjoint, alors employé du gouvernement fédéral, s’est prévalu de cinq semaines de congé parental (à 93 % de son salaire).

Les garderies à 5 $

À partir de septembre, Malo pourra bénéficier d’une « garderie à 5 $ », programme à contribution réduite, instauré en 1997 par le gouvernement du Québec. Ces places subventionnées ne coûtent que 5 $ (3,60 ) par jour. Un programme qui fait l’envie de bien des pays… mais qui est aussi victime de son succès. « Il nous aura fallu attendre presque deux ans avant de trouver une place. J’ai commencé à chercher dès mon troisième mois de grossesse; j’ai fait une demande à tous les services de garde dans un rayon de 5 km de chez nous. Vous imaginez? » Le nombre de ces places est passé de 82 000 à 150 000 depuis cinq ans, mais reste largement inférieur aux besoins. Objectif: 200 000 places d’ici 2005.

Sexisme et résistance aux changements

« Babette, je la lie, je la fouette et parfois elle passe à la casserole » (Publicité autour de la crème fraîche Babette). « A-t-elle les reins solides? Vérifiez la solidité de votre entreprise! » (Sur des images de fesses féminines). « Vous dites non, mais on entend oui » (Publicité autour du chocolat Suchard… sur l’image d’une femme nue à la peau couleur chocolat). À Paris, pas un kiosque à journaux qui n’exhibe ses nymphes pulpeuses, tapisserie de seins, d’arrière-trains et de minois aux lèvres piquées au collagène. La nudité (celle des femmes la plupart du temps) est omniprésente dans les campagnes publicitaires hexagonales. Incontournable, notamment, pour annoncer produits de beauté et d’hygiène, ce que le Bureau français de vérification de la publicité ne juge ni dégradant ni aliénant. La Meute, un groupe mixte de féministes qui s’est donné pour mission de dénoncer les publicités sexistes, réclame une loi anti-sexiste pour encadrer ces pratiques débridées. Florence Montreynaud en est la fondatrice. Elle s’est d’ailleurs inspirée des prix Éméritas et Déméritas du Conseil du statut de la femme, décernés jusqu’en 1989, pour lancer les prix annuels de la Meute et de l’Association des femmes journalistes. Si les mères françaises (depuis le printemps 2002) et québécoises (depuis 1987) peuvent désormais donner leur nom aux enfants, en cas de désaccord entre les parents, c’est un juge qui tranchera au Québec, tandis qu’en France le nom du père prévaudra. Mais le matronyme reste encore très marginal puisque, une quinzaine d’années après la mise en vigueur de la loi québécoise, seulement 6 % des enfants portent le nom de leur mère. Si, pas plus qu’en France, il n’existe au Québec de loi générale anti-sexiste, pareilles publicités, Babette, Suchard et consorts, y seraient pourtant inconcevables. « La France est très représentative des pays latins où règne un consensus pour mettre du cul partout », explique Mme Montreynaud. « Les hommes disent: « Ce sont de belles filles, c’est bien ». Les femmes disent: « Ce sont de belles photos, c’est bien. » La notion d’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas encore intériorisée comme au Québec. À cause de la séduction qui fausse tout » (voir le billet « Séduction chérie », p. 30). Vieille société où tout est plus long et lent à transformer. Les Français semblent moins ouverts aux valeurs pouvant remettre en question l’ordre des choses. Société stratifiée, figée dans ses classes sociales, et le sentiment des privilèges qui leur correspondent. Est-ce pour cela qu’ils semblent avoir été moins dérangés, moins ébranlés par le féminisme de leurs compagnes? Qu’ils n’ont pas fait la prise de conscience que les Québécois ont dû faire, emportés, transformés par la secousse tellurique du féminisme qui a déferlé chez eux? Est-ce pour cela qu’ils continuent, joyeux, débonnaires, à faire des allusions sexuelles jusqu’à plus soif dans la publicité, à la radio, à la télé, autour des tables festives? L’historienne Florence Montreynaud — à qui on doit l’encyclopédie Le 20ième siècle des femmes (Nathan) — soumet l’idée qu’en France « le culte des allusions sexuelles, des sous-entendus à caractère sexuel, des mots à double sens, remonte à très loin. Déjà Rabelais s’y adonnait. » Est-ce pour cela aussi qu’ils découvrent, incrédules, la réalité du harcèlement sexuel dans les universités? Considéré jusque-là comme le plus normal du monde. La désormais célèbre affaire Hervé Le Bras, du nom d’un éminent chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales accusé de harcèlement sexuel par une doctorante, étalée à la une du journal Le Monde, a polarisé la communauté universitaire le printemps dernier. C’est dans le sillage de cette affaire qu’est né le groupe CLASHES (Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur) pour trouver des solutions institutionnelles au problème. Le harcèlement sexuel? Plus seulement une préoccupation nord-américaine, mais un dossier devenu chaud en France.

Différencialistes contre universalistes un débat qui n’est pas seulement académique

Argenteuil, dans la banlieue parisienne, un soir de printemps 2002, devant un Pouilly fumé bien frais et trois ou quatre petites crevettes grises. Annie et Ourida, toutes deux de gauche, début de la cinquantaine, la première psychologue, la seconde peintre, pestent contre la loi sur la parité adoptée dans la tempête deux années plus tôt. « Plus de femmes élues, c’est bien beau, dit Ourida, mais elles seront élues en tant que « femmes » et pas pour leurs compétences. L’égalité républicaine ne veut plus rien dire. » Annie opine du chef. « C’est plutôt humiliant pour elles finalement! » Du fond de mes racines nord-américaines et de mes convictions, je leur rétorque qu’il faut bien activer un peu les choses, qu’une dose de volontarisme ne ferait pas de tort à la France — en arrière sur le plan de la représentation des femmes en politique — et que, de toute façon, ce ne serait pas forcément une catastrophe si elles étaient élues « en tant que femmes ». Enfin la politique changerait peut-être de ton, d’esprit et de façon. « Ah! vous les Nord-Américaines et vos distinctions et vos quotas de femmes, de Noirs, d’Indiens, de handicapés! Ça alors! » Rires. « Ah! vous les Françaises avec vos chères valeurs universelles et républicaines! » Toutes trois emportées dans le feu de la discussion, nous calons le Pouilly presque sans le voir passer. Nous sommes au cœur de ce qui constitue la plus grande différence entre les féminismes québécois et français. Le premier a plutôt incliné vers une approche différencialiste: la libération des femmes passe par l’affirmation de la spécificité féminine, et donc par l’affirmation de la différence. Tandis que le second a plutôt penché pour une approche universaliste: la différence entre les sexes a toujours été le premier facteur d’oppression et, comme tout particularisme, doit être relativisée, sinon suspendue, au profit d’une universalité citoyenne. Même si les notions de « quotas » et de « parité » s’inspirent toutes deux du différencialisme, cette dernière (50 % de candidates pour 50 % de candidats) est considérée comme une mesure moins draconienne, plus en conformité avec l’universalisme défendu en France. Alors qu’une politique de quotas (impliquant une discrimination positive) sera vue comme une mesure radicale, appliquée, par exemple, dans certaines politiques d’embauche en Amérique du Nord. « Le clivage n’est pas absolu, mais en tendance. Un concept comme la parité est relativement étrangère à la culture française. Et vu comme importé de l’Amérique. » La sociologue française Nathalie Heinich a pris position publiquement contre la parité. « On a amendé la Constitution pour introduire dans la loi électorale l’obligation d’une certaine proportion de candidates. C’est une brèche catastrophique qui ruine l’idéal révolutionnaire d’égalité des citoyens devant la loi. »

Québec

28 % de politiciennes à l’Assemblée nationale (35 élues sur 125 sièges) et 23 % dans les conseils municipaux.

France

12,3 % de politiciennes à l’Assemblée nationale (71 élues sur 577 sièges) et 33 % dans les conseils municipaux. Nathalie Heinich est chercheur « sans e », souligne-t-elle, au Centre national de la recherche scientifique à Paris. « Je serais furieuse qu’on me lise en tant que femme, comme en tant que noire ou arabe, ou en tant qu’homme, si je l’étais. Ce serait une insulte à mon travail de recherche qui tend à une validité objective. On a la chance, avec la langue française, que le masculin ait aussi fonction de neutre. Le droit à l’indifférence des sexes est l’une des grandes victoires du féminisme! » Autre débat donc, celui de la féminisation des noms de profession, qui illustre encore une fois les deux écoles de pensée féministes qui s’affrontent. Là où le Québec a semblé opter assez naturellement et sans trop coup férir pour le différencialisme de l’auteure, l’écrivaine, la députée, la juge, la première ministre, beaucoup en France le refusent au nom de l’universalisme, s’insurgeant contre la considération du sexe de la personne dans l’intitulé de sa fonction professionnelle. Nathalie Heinich: « Pour les questions de parité et de féminisation du vocabulaire, je préfère me dire antisexiste que féministe. Les féministes ne m’invitent jamais à leurs colloques d’ailleurs, parce qu’elles ne savent pas si c’est du lard ou du cochon! » L’esprit des lois du divorce est maintenant presque similaire de chaque côté de l’Atlantique. Avec la disparition de la notion de faute au Canada en 1986, et en France depuis l’automne 2001, le divorce peut être obtenu à présent sur le seul constat de la fin du couple. Les Françaises le font moins souvent que leurs cousines du Québec, où le taux de divorce s’élève à 48,9 pour 100 mariages (38,9 pour la France). Comme rien n’est jamais tout noir ni tout blanc, nos féminismes respectifs balancent sans cesse entre ces deux pôles, en fonction des politiques en jeu et des objectifs recherchés. Deux approches contradictoires pour aboutir aux mêmes fins: un traitement égal pour les femmes. Il demeure que, si Annie, Ourida, et bon nombre de féministes françaises s’opposent à la parité, elle fut bel et bien proposée, adoptée et mise en application par le gouvernement Jospin. Alors que le Québec hésite encore à emboîter le pas. Et se contente d’un programme de soutien financier « À égalité pour décider » du Secrétariat à la condition féminine afin d’inciter les femmes à plonger dans l’arène politique. La France vient de franchir une formidable étape en avalisant la distribution gratuite par les infirmières du NorLevo, la pilule du coup de foudre, dans les lycées et les collèges. Une telle mesure est encore inimaginable au Québec, quoique la pilule du lendemain est maintenant prescrite directement par les pharmaciens. Retour à Argenteuil. Tenantes de « quotas » et tenantes de « valeurs universelles » sont maintenant attablées devant un fabuleux couscous royal. Terminé le sujet « parité ». Sommes passées au sujet « équité ». Là tout le monde s’entend: l’égalité ne veut rien dire si elle ne s’accompagne pas de mesures d’équité, sujet au cœur des revendications féministes québécoises. Il ne s’agit plus de « À travail égal, salaire égal », mais bien dorénavant de « À travail de valeur égale, salaire égal », principe enchâssé dans l’avant-gardiste loi sur l’équité salariale mise de l’avant par le Parti québécois en 1996. Les éducatrices des centres de la petite enfance, par exemple, luttent pour être reconnues à leur juste valeur, c’est-à-dire autrement que monitrices, gardiennes d’enfants ou changeuses de couches. En France, cette notion d’équité demeure encore à peu près inconnue. « 1 pour le Québec, 0 pour la France! », lance Ourida. Éclat de rires général. La parité s’est avérée un échec aux élections législatives de juin 2002, les principaux partis politiques ayant préféré payer les amendes prévues dans la loi plutôt que de soumettre autant de candidates que de candidats. Seulement huit femmes de plus ont été élues. La parité avait beaucoup mieux joué aux élections municipales de mars 2001, où les femmes conseillères sont passées de 107 979 à 156 393, soit une augmentation de 11,5 %. Par contre, elle n’a pas connu un égal succès en ce qui a trait à l’élection de mairesses, celles-ci passant de 2 751 à 3 981, soit une augmentation de seulement 2,5 %.

Groupes masculinistes contre chiennes de garde

Est-ce bien cette tendance québécoise à privilégier la différence qui a entraîné l’émergence de groupes dits « masculinistes »? Le phénomène, quoique marginal, n’en est pas moins significatif. Comme si, en réponse, en rétorsion peut-être, à l’affirmation de la différence féminine, il fallait réhabiliter la différence masculine. Re-bleuir l’homme rose? « La crise d’identité masculine actuelle est légitime, dit Maïr Verthuy. Quand vous êtes au centre de tout depuis 5 000 ans, vous voulez d’abord reprendre votre place. Pousse-toi! Ils sont nombreux à vouloir retrouver le pouvoir perdu, peu nombreux à vouloir le redéfinir. » L’action de plusieurs de ces groupes se cristallise autour de la défense des droits des pères en matière de garde d’enfant. Injuste et discriminatoire, clament-ils, que cette attribution presque automatique de la garde des enfants aux mères. Alain Roy, de Québec, réagissait ainsi à un dossier récent de la Gazette des femmes sur le sujet (« Enfance partagée, Nouvelle guerre des sexes », numéro de mars-avril 2002) : « N’est-ce pas votre mouvement féministe qui réclamait des hommes et des pères plus présents aux réalités du quotidien, de la famille et des enfants? Nous l’avons fait. Les pères d’aujourd’hui s’impliquent davantage auprès de leurs enfants, à tous les niveaux. Et maintenant qu’ils assument leur rôle de parents, vous souhaitez qu’ils disparaissent à la fin de l’union? » Martin d’Anjou du groupe Entraide Pères Enfants Séparés — Outaouais/Ottawa enfonçait le clou: « Depuis la révolution féministe, les femmes demandent aux hommes de s’occuper plus des enfants et de la maison, mais dans la réalité elles s’accrochent à leur rôle « traditionnel ». Elles agissent comme si les enfants leur appartenaient. » La France échappe, pour le moment, au phénomène des groupes masculinistes. « Les hommes en France se sentent peut-être moins menacés dans leurs privilèges que ceux du Québec où le féminisme est très fort et les féministes me semblent soudées entre elles », dit Emmanuelle Latour, doctorante en sociologie et chercheuse au laboratoire féministe de l’Université de Toulouse-Le Mirail. Tandis que le Québec a besoin de groupes masculinistes pour appuyer les hommes atteints dans leur différence, la France a besoin, elle, de ses Chiennes de garde pour soutenir les femmes attaquées publiquement en tant que femmes. « Enlève ton slip, salope »! C’est de cette insulte lancée par une assemblée d’agriculteurs à la ministre verte de l’époque, Dominique Voynet, que sont nées les Chiennes de garde en 1999. « Ça suffit »!, clament-elles dans leur manifeste. « Nous, chiennes de garde, nous montrons les crocs. Adresser une injure sexiste à une femme publique, c’est insulter toutes les femmes. » « Les brutalités verbales à l’endroit des femmes sont constantes et permanentes dans ce pays », explique la présidente des Chiennes de garde, Isabelle Alonso. « La France accuse des spécificités culturelles sauvages envers les femmes, et cela sous des dehors d’humour et de camaraderie. » L’historienne Florence Montreynaud a lancé le mouvement des Chiennes de garde. « En dépit de sa réputation de galanterie et de déférence à l’endroit du sexe féminin, la France est un pays très arriéré, un vieux pays macho pour tout ce qui concerne la dignité des femmes. » L’enseignement féministe en France bénéficie de très peu d’appui institutionnel et résulte souvent d’efforts isolés menés par des femmes universitaires. L’Hexagone ne compte à l’heure actuelle que cinq postes de professeures en études féminines ou féministes: deux à Toulouse, les autres se répartissant entre Paris VIIe, Paris VIIIe et Rennes. Au Québec, les études féministes sont officiellement reconnues comme un champ du savoir universitaire depuis une vingtaine d’années.

Ce que les Françaises pensent des Québécoises et vice versa

Ah! ces Québécoises radicales!

Pendant que le féminisme québécois plaçait beaucoup d’œufs dans le panier du différencialisme avec, entre autres exemples, la prolifération de l’enseignement féministe dans les universités, la France, quelques intellectuelles et écrivaines en tête, regardait plutôt de haut ces féministes des froids pays, impitoyables pour les hommes. Paule Constant, dans son roman Confidence pour confidence (Goncourt 1998, Gallimard), résume une perception répandue en France d’un féminisme nord-américain radical et anti-mecs: « […] ces colloques de femmes remplis de femmes qui ne parlent que de femmes, où elle lisait en tant que femme des textes de femmes. […] Pas un homme à l’horizon. Plus un homme debout. Plus un homme qui ne soit déchiqueté, émasculé, exécuté. […] Elles étaient des archéologues qui auraient détesté l’objet de leur recherche et qui ayant découvert un fragment de poterie, un morceau d’os, l’auraient jeté au feu. » Danielle Magnan, femme dynamique et pas la langue dans la poche, a créé sa boîte de communications à Paris, Parole et compagnie. Elle va dans le sens de Paule Constant. « Dans nos têtes, le féminisme québécois ressemble au féminisme américain. Il est un peu trop agressif pour nous. Il nous donne l’impression de quelque chose qui se perd côté féminin. Ici, on fait les choses plus subtilement. On n’a pas forcément envie de se battre contre les hommes. J’ai l’impression que les soucis d’égalité des Québécoises l’ont emporté sur l’amour et que les couples québécois, homme et femme chacun de son côté, mènent des vies trop indépendantes. » Il y a celles que le féminisme québécois irrite. Il y a celles que le féminisme québécois édifie. Florence Montreynaud, pour qui le « Québec est le pays du féminisme » compte parmi ces dernières. « Pour moi, le Québec est un phare. Je dois vous dire que je suis très admirative. Le féminisme est très mal vu en France. Plutôt que féministes, les femmes préfèrent dire qu’elles sont féminines. Voyez, moi, par exemple, avec mes cheveux gris et mes robes, j’ai trop bon genre pour être féministe! (Rires) Les féministes, ici, sont encore vues trop souvent comme des femmes agressives, lesbiennes et haïssant les hommes! » La sociologue Nathalie Heinich nous dira elle aussi que le féminisme a souvent mauvaise presse en France, y compris auprès des femmes. « Il est associé aux suffragettes, aux femmes qui préfèrent sacrifier leur féminité à l’égalité. » Alors mieux vaut être féminine qu’égale? « La féminité est une ressource traditionnelle dont les femmes ont une relative maîtrise, contrairement aux revendications d’égalité. C’est une valeur à laquelle les Françaises ont de la difficulté à renoncer. »

Ah! ces Françaises séductrices!

Comment le féminisme de l’Hexagone, lui, est-il perçu au Québec? Micheline Dumont est historienne et professeure titulaire à l’Université de Sherbrooke. On lui doit, en collaboration avec le collectif Clio, L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles (Éditions du Jour, 1992). « J’ai le sentiment qu’en France le féminisme est une chose totalement démodée. » « Les Françaises nous donnent l’impression d’avoir de la difficulté à allier militantisme et discours », explique la sociologue Francine Descarries, professeure en études féministes à l’UQAM et spécialiste des théories féministes. « Il existe un clivage important entre la base et les intellectuelles. Elles n’ont pas réussi cette rencontre-là. Le féminisme français ne projette pas la même image de cohérence et d’unité que celui du Québec. La position de militante féministe est difficile à négocier en France, beaucoup plus qu’ici. Si s’affirmer féministe leur est tellement pénible, peut-être est-ce parce qu’elles ne sont pas sorties de la logique de la séduction. Elles demeurent bloquées par leur volonté de ne pas heurter les hommes de front et de ne pas trop remettre en question le rapport conjugal. » Mais, paradoxalement, explique la sociologue, certaines des paroles féministes les plus radicales viennent des Françaises. « La pensée théorique du féminisme a été largement conçue par elles. De sorte que malgré tout, ce sont les auteures féministes françaises qui continuent principalement de m’inspirer. » Elle cite Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin.

Toutes couleurs unies

L’avenir des féminismes français et québécois « Nous avons beaucoup gagné au cours des dernières années, constante Maïr Verthuy, la fièvre est disparue, l’énergie militante est tombée. » Certes, le désengagement idéologique et militant se vérifie de chaque côté de l’océan. En France, on parle d’un féminisme devenu « ringard ». Au Québec, d’un féminisme récupéré par le discours politique officiel, un féminisme propret et mignonnet en quelque sorte. Pourtant, les acquis restent partout fragiles et des inégalités criantes demeurent. Salaires des femmes inférieurs de 20 % à ceux des hommes en France, de 25 % au Québec. Faible présence au sein du pouvoir politique. Et trois fois plus de temps consacré aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants de part et d’autre de l’Atlantique. L’universitaire française Françoise Picq écrivait récemment dans un article intitulé « Le féminisme entre passé recomposé et futur incertain » (Cités 9, PUF, 2002) : « Repenser totalement l’articulation des sphères sociales, la place de la maternité, de la paternité dans le partage des charges familiales et de la vie sociale et professionnelle pourrait être le prochain enjeu du féminisme. » « Il faut déconstruire ces idées fausses qui consistent à dire aujourd’hui que les femmes n’ont plus rien à revendiquer: ce n’est pas vrai!, s’émeut Micheline Dumont. Le 8 mars ne serait plus nécessaire? Ce n’est pas vrai non plus! »
« Le féminisme est loin d’avoir porté tous ses fruits, lance l’écrivaine québécoise Hélène Pedneault. Nous ne sommes pas encore égales. D’importants dossiers restent en panne. Celui de la culture, par exemple. Le réseau féministe a complètement négligé ce dossier. La plupart des institutions culturelles sont encore aux mains des hommes. Les auteures-compositeures, parce qu’elles font des choses différentes, souvent plus audacieuses, sont boudées sur nos ondes où cinq ou six personnes, des gars mur à mur, décident de ce qui va tourner ou pas. »
En effet. D’importants dossiers restent en panne. Dans la sphère publique aussi bien que domestique. Il y a la violence conjugale qui continue ses ravages des deux côtés de l’Atlantique. Ces femmes homosexuelles qui n’ont pas cessé, malgré les progrès sur le plan de leur reconnaissance juridique, de se cacher dans les placards de nos villes et de nos campagnes. Et ces prostituées, sous la férule d’exploiteurs, captées par les phares de nos voitures. Dossiers sur lesquels nos féminismes respectifs sont déjà penchés et poursuivent la lutte, dossiers « d’affaires intérieures ». Auxquels s’ajoutent désormais ceux qu’on peut appeler « d’affaires extérieures ». « La dénonciation de l’ordre patriarcal reste à l’ordre du jour pour 80 % des femmes de la planète, lance Francine Descarries. Ce n’est même plus seulement une question d’égalité, mais de liberté! Non, le féminisme n’est pas ringard ni obsolète. » Sous la poussée de leur relève, les féministes québécoises et françaises embrassent maintenant à bras-le-corps la cause des femmes dans le monde. Et encore davantage depuis les événements du 11 septembre, où ces femmes de Kandahar, là, étouffant sous leur burqa, sont devenues nos proches voisines. « Les jeunes femmes demeurent féministes, affirme Micheline Dumont. Mais elles sont mobilisées par d’autres combats: la mondialisation et le sort des femmes ailleurs, y compris l’esclavage sexuel. » La Marche mondiale des femmes, où a percé l’idée d’une sorte d’internationale féministe, en train de prendre forme sous nos yeux, marque un changement de cap, peut-être même un tournant du féminisme occidental. « Un événement majeur de l’histoire des femmes », proclame l’historienne Montreynaud. Tandis que le féminisme québécois porte son regard vers le large, le français incline lui aussi vers l’ailleurs. Dans l’Hexagone est en train d’émerger un féminisme dit « des banlieues » où, au fond des cités de béton, leur marmaille jouant dans le parking ou piaillant dans les cages d’escaliers — parce que l’ascenseur est encore en panne —, des femmes venues d’autres horizons, d’autres cultures, surtout maghrébines, se réunissent pour rompre leurs chaînes et améliorer leur sort. Elles tenaient, il y a quelques mois, leurs premiers « États généraux des femmes des quartiers », affichant bien haut leur manifeste Ni putes, ni soumises!« Étouffées par le machisme des hommes de nos quartiers, qui au nom d’une « tradition » nient nos droits les plus élémentaires, nous affirmons […] notre volonté de conquérir nos droits, notre liberté, notre féminité. » « Le féminisme est une grande maison, dit Florence Montreynaud, avec plusieurs portes pour y entrer. » Voilà que résonnent à mes oreilles les mots scandés de Maïr Verthuy: « Encore aujourd’hui, l’universel, c’est l’homme. Le spécifique, c’est la femme. Après 30 ans de féminisme, cela reste toujours vrai en France, au Québec, comme partout. » On est encore loin du soleil.