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La bande des femmes de Gaza

Elles sont cachées au fond de la prison qu’est Gaza. Repoussées dans l’ombre d’une société qui s’écroule sur elle-même, asphyxiée. Pourtant, les Palestiniennes en sont sûrement les combattantes les plus tenaces. Leur version de l’histoire.

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Elles sont cachées au fond de la prison qu’est Gaza. Repoussées dans l’ombre d’une société qui s’écroule sur elle-même, asphyxiée. Pourtant, les Palestiniennes en sont sûrement les combattantes les plus tenaces. Leur version de l’histoire. Sans voile.

Gaza? Une prison grand format, 36 km sur 10, entre mer, Égypte et Israël. Gaza, nom sur-médiatisé, synonyme de chaos. On imagine Beyrouth sous les bombes. Sur place, le calme surprend. Les sourires, aussi, et la résignation. Ici, la violence couve jusqu’au trop-plein, puis explose. Dans un autre quartier, le village d’à côté, ce sera le même calme lancinant. Trompeur.

La violence est là, sourde, intégrée dans les maisons comme un membre de la famille, un invité qu’on ne sait plus comment faire partir. À Gaza, la présence de la mort plane en continu, sur les murs intégralement recouverts de portraits de martyrs (près de 1 000 depuis le début de la deuxième intifada, il y a un an et demi), les slogans religieux. On ne rit pas en temps d’intifada, on ne fait pas la fête. C’est indécent. Pour mettre les choses au clair, le Hamas a brûlé dès l’automne 2000 les rares lieux où l’on servait de l’alcool. Et les femmes, sauf les courageuses, se sont empressées de remettre le mendil (foulard), par crainte des jets de pierre ou des mêmes agressions que pendant la première intifada (1987-1993) — certaines se faisaient bousculer, cracher dessus ou traiter de prostituées.

Gaza est une prison pleine de cellules bien closes: les colonies israéliennes, blockhaus ultra protégés qui narguent les zones palestiniennes, elles-mêmes divisées en camps de réfugiés (75 % des Gaziotes sont des réfugiés) et en villes. La mixité est un concept étranger, même dans les deux universités de Gaza City (dont l’une est islamiste). Aborder une femme dans la rue ou en demander une en mariage est une offense. Le mariage, justement, souvent avec un cousin: quitter la geôle familiale, parfois à 15 ans, pour en rejoindre une autre. Parce que dans une société où tout s’effondre, les maisons, les institutions, le travail, la dignité humaine, l’espoir, la notion même d’avenir, il reste un dernier rempart, typiquement arabe: le clan familial. Tenu à bout de bras par les femmes.

Violence enclavée

Dans cette enclave surpeuplée (1,2 millions d’habitants, une des plus fortes densités au monde), confinée et crispée avec angoisse sur ses traditions, tout le monde souffre. Les femmes sont les premières à le souligner: les chômeurs font taxi clandestin (pour 2 francs la course), traînent, s’oublient dans les vapeurs du narghilé. Les jeunes mecs emplissent les nombreux cafés Internet jusque tard (rythme local: passé minuit). Les sites favoris: des jeux et du cul, hardcore de préférence. La frustration sexuelle est immense, quasi palpable. Des deux côtés. « La violence augmente dans les maisons, contre les femmes, les enfants », témoigne Wafa, 30 ans, intello radicale, électron libre. Cheveux courts, pas de voile, elle fume… « Il y a aussi des cas de viol, mais c’est complètement tabou. Même en Israël, la violence conjugale augmente. Les hommes se défoulent comme ils peuvent ».

Les enfants, eux, sont poursuivis par l’écho des bombardements, fusillades, morts de proches. L’écho de leurs propres cauchemars. Ils deviennent prostrés dans un muet rejet du monde, ou alors hyper agités, non maîtrisables. Graines de violence. Ne reste plus qu’à allumer la mèche.

Les femmes? Elles filent le long des rues, en groupe, et se retranchent chez elles, entre thé, café à la cardamone, télé, papotages. Et s’ingénient, étonnamment tenaces, à faire survivre un foyer avec presque rien, à gérer les fréquentes coupures d’électricité. Il y a aussi le poids de l’occupation, l’épais voile du bouclage des territoires, la poursuite acharnée de l’intifada. « Ne me parlez pas d’intifada, c’est devenu un mouvement militarisé qui a exclu les femmes, une guérilla, mais ce n’est plus un mouvement spontané », s’insurge Wafa.

Elles ne jettent plus de pierres

Avec d’autres militantes comme Majda, elle aussi esprit frondeur du sud de la bande, à Khan Younis, elles ont participé à fond à la première intifada, jetaient des pierres, montaient des actions. Culture et pensée libre, une association dont Majda est cofondatrice, a ouvert un centre pour femmes avec gynécologue, psychologue, aide juridique, et offre des séminaires pour apprendre à refuser les violences et l’infériorité. Plutôt audacieux dans le contexte. Lana, elle, belle femme posée, est atypique dans la société gaziote: à 36 ans, elle attend son premier enfant — et vient d’arrêter de fumer. Tout aussi engagée que les autres femmes de la bande, elle souligne: « Dans l’OLP [Organisation de libération de la Palestine], les femmes étaient à l’égal des hommes, l’Union des femmes palestiniennes en était d’ailleurs cofondatrice, en 1964. Et aujourd’hui? Nous sommes encore opprimées ». Wafa poursuit: « Au milieu des années 90, on avait ici un plus grand espace de liberté que dans la plupart des pays arabes ».

C’était l’époque du Parlement modèle, des discussions pour changer les lois, notamment celle sur la famille, d’inspiration très islamique. Près de dix ans de « débats » plus tard, la loi n’a pour ainsi dire pas changé. Le mariage civil, par exemple, n’existe toujours pas, une femme ne peut divorcer de son mari sauf pour motif grave — et au risque de perdre la garde de ses enfants. Ce Parlement, qui devait secouer les carcans, a fait le bonheur des partis islamistes comme le Hamas. Zaïna y était. Une splendeur de 43 ans, qui a dit adieu à sa jeunesse dorée en Irak pour rejoindre la cause palestinienne (et la lutte armée) au Liban en 1980, avec le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP).

Elle raconte: « Les islamistes ont utilisé ce Parlement pour faire leur promotion, proclamer qu’ils allaient défendre la culture palestinienne contre notre mauvaise influence occidentale. C’était un compromis de l’Autorité palestinienne avec les islamistes. En gros, c’était « OK, allez-y, on ne vous encourage pas ouvertement, mais on vous laisse dénoncer les femmes anti-islam, les traiter de prostituées dans la rue. Mais n’interférez pas dans nos histoires avec Israël ». Arafat est un patriarche; il ne considère pas les mouvements de femmes comme un pilier de pouvoir. Il ne se gêne pas de satisfaire le Hamas et le djihad au détriment des femmes si cela l’arrange. Ou l’inverse, quand il a un compte à régler avec eux ». Et remarque amèrement: « Au Fatah (le parti d’Arafat), ils parlent des femmes comme de ventres, les ventres qui produisent les combattants. C’est utiliser les femmes pour la cause nationale. Mais je gagne quoi après avoir produit ces combattants? Rien n’est prévu ».

Retour au point zéro

Amer bilan d’années de calme relatif, où l’instauration de l’Autorité palestinienne permettait l’espoir. Maintenant totalement éteint. Tout le monde le dit, hommes et femmes: la situation n’a jamais été aussi désastreuse, la corruption est partout, tout est bloqué. Mais peu osent s’en prendre à Arafat, le « Vieux » « Je le haïssais, dit Wafa, il était tellement paternaliste, mais au point où il en est, je ne peux même plus le détester ».

Retour au point zéro pour une société effondrée. Alors le discours de situation d’urgence est revenu: d’abord la libération nationale. Pour celle des femmes, on verra après. Les militantes se sont donc repliées sur l’action caritative, l’aide psychologique, les services d’urgence. « C’est probablement nécessaire, reconnaît Wafa, mais l’agenda politique s’est perdu entre-temps. Quelle est la différence entre une organisation non gouvernementale de femmes et une société charitable islamique? Je n’en vois pas. Et on ne peut pas libérer la Palestine si les femmes ne sont pas libres ».

Mais peut-on libérer les femmes contre elles-mêmes, casser des traditions peut être archaïques, mais solides? « On ne peut pas tout simplement donner des droits aux femmes, souligne Lana. Vous ne pouvez pas retirer les traditions d’un coup, les gens se retourneraient contre vous. Il faut qu’il y ait d’abord un développement économique ». On en est très très loin. Alors reste la fuite en avant: la violence et le sacrifice pour la cause.

La kamikaze, un déclic?

L’attaque suicide de Wafa Idriss, la jeune infirmière palestinienne, à la fin de janvier à Jérusalem, a dérouté. Quoi, une femme kamikaze? Son action était pourtant plus un rappel qu’une révolution: avant que les islamistes ne régentent l’intifada et ne martèlent l’image du martyr, mâle forcément, avec ses 70 vierges au paradis, quand la société palestinienne était moins frileusement crispée sur la religion qu’aujourd’hui, les femmes combattaient au même titre que les hommes. Oui, les femmes sont autant capables que les hommes d’être à bout, désespérées, extrémistes. Et de vouloir influer sur le cours de l’histoire.

Il ne faut pas s’y tromper: si les Palestiniennes ont l’air désarmées, soumises, c’est en surface. En réalité, elles détiennent un vrai pouvoir, même s’il est caché et qu’elles n’en tirent aucune reconnaissance. Cette société, elles en sont à la fois le socle et le paillasson. Elles assurent l’essentiel: manger, obtenir des coupons auprès de l’Unrwa (agence créée par l’ONU en 1949 pour venir en aide aux réfugiés palestiniens) dans les camps, élever les enfants, les pousser à l’université — ultime espoir d’ascension sociale. Et l’homme de garder son apparence de pouvoir. Zaïna: « S’il y a un enfant blessé, c’est à la femme de s’en occuper, de trouver l’argent pour le soigner. Dans le sud de la bande, certaines vont même jusqu’à faire de la contrebande avec l’Égypte pour du fromage, des cigarettes, des vêtements, à voler dans les magasins. Ou même se prostituer. Elles paient le prix de l’occupation, plus que double, très très cher. Personne ne dira rien au mari qui, pendant ce temps-là, joue aux cartes avec ses amis ».

Et que dire de la figure centrale de la belle-mère, toute puissante, qui règne sur la vie du couple? La perversité du système: ce sont les femmes qui transmettent à leurs filles le modèle dont elles ont elles-mêmes souffert. Puisque c’est leur seule référence. Majda l’a bien compris. Dans son centre pour enfants de Khan Younis, elle mélange garçons et filles, donne des cours de karaté et fait faire du vélo aux fillettes. Scandale. Les enfants l’adorent, les parents nettement moins. Tant pis. « Je veux travailler avec les générations futures, leur apprendre la mixité. Le changement doit venir des gens eux-mêmes, et il commence là. Il faut expérimenter un peu de liberté pour en vouloir plus ».

La guerre… de 50 ans

Depuis la création de l’État d’Israël, en 1948, le Proche-Orient est une poudrière sans fond, où les guerres se succèdent: 1949, 1956, 1967 (guerre des Six Jours), 1973 (guerre du Kippour). En 1987 explose la première intifada (guerre des pierres), et le monde prend conscience que les Palestiniens, réfugiés sur leur propre terre, sont à bout. C’est pendant cette période que les partis islamistes comme le Hamas montent en puissance.

En 1994, un signe d’espoir: les fameux accords d’Oslo sont signés par le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin (depuis assassiné) et Yasser Arafat, le leader de l’OLP, qui voit enfin son organisation reconnue. Les Palestiniens récupèrent une certaine autonomie sur la Cisjordanie et la bande de Gaza (qui avaient été annexées par Israël en 1967). Mais rapidement, la situation redevient explosive: les Israéliens implantent des colonies juives au cœur des territoires, les extrémistes palestiniens lancent une vague d’attentats, les Israéliens bouclent les territoires, installent des check-points pour assurer leur sécurité.

Septembre 2000: Ariel Sharon met le feu à la mèche en se rendant dans un lieu sacro-saint des Palestiniens et des musulmans, l’esplanade de la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem. La deuxième intifada éclate. Depuis plus d’un an et demi, les affrontements ne connaissent pas de répit: ce n’est plus vraiment une guerre des pierres, mais des attentats-suicides, des opérations de commandos, en réponse à l’énorme force de frappe de Tsahal, l’armée israélienne. Fin mars 2002, la deuxième intifada avait causé plus d’un millier de morts du côté palestinien (dont au moins 200 âgés de moins de 18 ans), et environ 300 du côté israélien.