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Le pire métier du monde

Le 28 septembre dernier, le jugement Himel invalidait certaines dispositions du Code criminel relatives à la prostitution afin de la décriminaliser, …

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Le , le jugement Himel invalidait certaines dispositions du Code criminel relatives à la prostitution afin de la décriminaliser, polarisant du coup les opinions au sujet du plus vieux métier du monde. Quelques mois plus tard, Ève Lamont présente L’imposture, un documentairechoc sur les conditions de vie insupportables des travailleuses du sexe et sur le parcours du combattant que doivent mener celles qui veulent s’en sortir.

L’esthétique porno-chic dans la publicité, la télésérie britannique Secret Diary of a Call Girl, le film The Girlfriend Experience de Steven Soderbergh… Depuis quelques années, l’image de la prostituée s’est parée d’attributs glamour, sexy, affriolants dans les médias. Le discours du lobby de l’industrie du sexe, relayé par certaines féministes, présente quant à lui les prostituées comme des femmes fières et libres,qui exercent ce « métier » par choix et s’y épanouissent.

Mais quand on regarde L’imposture, la réalité semble beaucoup moins rose. Pendant près de deux heures, Ève Lamont y brosse le portrait dur et sans complaisance d’un milieu terrifiant marqué par des rapports de domination et de violence. « Je connaissais des femmes qui en avaient fait partie, relate la réalisatrice. Ce qu’elles m’en racontaient ne correspondait pas à ce qu’on entend habituellement dans les médias ou de la part des groupes pro-travail du sexe, comme Stella, qui évoquent la richesse du plaisir sexuel ou la supposée liberté de choix des femmes qui se prostituent. Ce discours vise souvent, avec raison, à dénoncer la répression et la violence, à défendre les droits sociaux et à décriminaliser les filles.Moi-même, il y a 20 ans, je distribuais des tracts pour l’Alliance pour la sécurité des prostituées, l’ancêtre de Stella. Mais même s’il est bien intentionné, ce propos n’insiste pas sur la nécessité de criminaliser les clients et les proxénètes et, surtout, il correspond à ce que vit une infime minorité de femmes. C’est pour ça que j’ai voulu entendre ce que les prostituées avaient à dire, sans que personne parle en leur nom. »

Comme dans son premier film, Squat, basé sur une démarche participative, Ève Lamont a souhaité inclure ces femmes dans le processus de réalisation. « On les a suivies dans la tradition du direct, sans artifices ni mise en scène. Mais ce sont elles qui décidaient de ce qu’elles voulaient dire et montrer. Elles ont validé le montage final. Ce n’est pas chose courante dans le milieu du documentaire,mais je voulais être sûre de ne pas leur nuire, de ne pas trahir leur confiance. Elles ont déjà été dupées si souvent dans leur vie…Le film est aussi un peu leur réalisation et elles en sont très fières », rapporte-t-elle.

Amorcé en ,son travail de recherche l’a amenée à rencontrer près de 75 femmes âgées de 16 à 52 ans, qui ont pratiqué ou pratiquent encore différentes formes de prostitution (dans la rue, dans des agences, des bars de danseuses, des salons de massage), à Québec, à Montréal, à Ottawa et en Montérégie. « Je partais avec l’hypothèse que ce n’était pas la joie, mais ce que ces femmes m’ont raconté m’a abasourdie. Elles m’ont ouvert les yeux sur la réalité de ce milieu, mais aussi sur tous les efforts qu’elles doivent déployer pour se rétablir. » 

Que ces femmes aient passé quelques mois ou plusieurs années à se prostituer, les séquelles sont inimaginables. « J’ai été choquée de constater à quel point ce milieu est violent, poursuit Ève Lamont. La plupart des filles ont été agressées ou violées pendant leur enfance. La seule valeur qu’on leur a attribuée depuis le début est sexuelle. Et il y a les coups qu’elles subissent, la drogue, les problèmes psychologiques, la profonde déconnexion d’avec leur corps… Certaines étaient en choc post-traumatique, comme des soldats qui reviennent de la guerre. Tout ça sans parler de la honte qu’elles ressentent, de leur peur constante du jugement ou des représailles, du fait qu’elles se sentent coupables de leur descente aux enfers. Leur situation est atroce. Les clients, même gentils, sont des hommes qu’elles ne désirent pas, souvent de l’âge de leur père ou de leur grand-père, pour qui elles ne sont rien. Mais elles doivent répondre à leurs demandes sexuelles parce qu’ils ont l’argent dont elles ont besoin, tout en jouant la comédie pour leur faire croire qu’elles sont heureuses d’être là. Quelle imposture! »

Le difficile droit chemin

Pour celles qui décident de sortir de l’engrenage, le chemin est encore pavé d’embûches. On réalise à peine le courage et la détermination dont elles doivent faire preuve pour retrouver un mode de vie normal. D’autant qu’au Québec, aucune politique publique ne leur vient spécifiquement en aide. Une pénurie comblée par quelques bonnes âmes, comme les intervenantes dans les centres jeunesse ou Rose Dufour, une admirable anthropologue en santé sociale qui, touchée par la détresse de ces femmes, a fondé la Maison de Marthe pour leur tendre la main.

Pour Mme Dufour, qui expose son point de vue dans L’imposture, aucun doute possible:la solution réside dans l’abolition de la prostitution.Une opinion que partage Ève Lamont. « Il y a 10 ou 15 ans, je ne savais pas quoi répondre quand on me parlait d’abolition. Mais au terme de ce film, je réalise qu’on ne peut pas faire autrement. En Allemagne, aux Pays-Bas ou en Nouvelle-Zélande, où on a légalisé ou décriminalisé la prostitution, la violence envers les femmes n’a pas diminué. La prostitution a proliféré, notamment dans les rues, et les proxénètes, les trafiquants, les membres du crime organisé qui tiennent les bordels légaux en ont profité pour devenir des entrepreneurs honorables. Par contre, quand une société reconnaît que l’humain est inaliénable et que la prostitution est une atteinte à l’intégrité des femmes, les choses peuvent changer. La Suède, après l’avoir légalisée dans les années , l’a abolie en , au moment où une majorité de femmes étaient au pouvoir. La Norvège a suivi en , l’Islande en . Ce sont des avant-gardistes. Et dans ces pays, l’abolition a été accompagnée de programmes sociaux pour aider les filles à s’en sortir définitivement : thérapies sexuelles et de désintoxication, maisons d’hébergement, systèmes de réinsertion en emploi, en plus de programmes d’éducation de la population, comme nous en avons eu ici pour lutter contre la violence conjugale.Quand on naît dans une société qui affirme qu’il n’est pas acceptable que des femmes soient vendues ou achetées, on ne peut plus voir la prostitution comme un métier comme un autre. Les mentalités sont longues à changer,mais souvenons-nous, il y a plus d’un siècle, on disait qu’abolir l’esclavage était une utopie… »

Constat bouleversant, mais aussi plaidoyer pour une société plus égalitaire et plus digne, L’imposture ne se contente pas de tirer la sonnette d’alarme. Les femmes qui s’y expriment étaient en effet toutes motivées par le désir d’aider. « Beaucoup me disaient : “Il est trop tard pour moi, mais raconter ce milieu contribuera à protéger les jeunes femmes, à expliquer que la prostitution n’est pas inévitable” », se souvient la réalisatrice.Une solidarité et une empathie qui sont de salutaires percées de lumière dans ce monde noir et brutal, et qui laissent espérer de plus beaux lendemains.