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Île Mayotte – Fin de la polygamie

Terre française posée au large de la côte africaine, Mayotte essuie une tempête depuis le mois de juin. Au nom des droits des femmes, la France imposera l’abolition de la polygamie dès 2005. Une loi en apparence progressiste, qui ne plaît pourtant pas à tous… ni à toutes.

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Terre française posée au large de la côte africaine, Mayotte essuie une tempête depuis le mois de . Au nom des droits des femmes, la France imposera l’abolition de la polygamie dès . Une loi en apparence progressiste, qui ne plaît pourtant pas à tous… ni à toutes.

« Confucius disait si tu épouses une femme, elle te domine en un jour. Si tu en épouses deux, tu les domines pour toujours. » Ainsi s’exprime le protagoniste d’une pièce de théâtre jouée à Mayotte, La fille du polygame. Là-bas, depuis la nuit des temps, la société permet aux hommes d’entretenir plusieurs épouses. Mais le règne conjugal des Mahorais s’achève…

En , l’Assemblée nationale française promulguait la Loi de programme pour l’outre-mer. Très générale, cette législation encadre l’emploi et la perception des impôts dans les territoires et collectivités françaises. Rien de bien passionnant. Sauf une toute petite phrase de l’article 52 : « Nul ne peut contracter un nouveau mariage avant la dissolution du ou des précédents. » À Mayotte, où la polygamie demeure assez répandue — en , un marié sur 10 avait plus d’une épouse —, cette phrase a eu l’effet d’une bombe.

« Moi, je ne supporterais pas de partager mon mari. » Celle qui parle ainsi, Sophia Hafidhou, est une militante de longue date pour les droits des femmes. La polygamie est de l’égoïsme pur et simple de la part des hommes, clame cette infirmière de 42 ans, coquettement drapée dans un beau lamba (genre de robe) bleu électrique. « Très peu respectent la parole de Dieu et sont justes envers leurs épouses. Les femmes acceptent un mari polygame parce qu’elles n’ont pas le choix. C’est une souffrance. »

Mayotte est un territoire de 374 km2 situé dans l’archipel des Comores, au nord de Madagascar. Ses îles principales, Grande-Terre et Petite-Terre, abritent environ 160 000 habitants, musulmans à 95 %. Depuis des siècles, les Mahorais suivent la règle du Coran; ils peuvent donc épouser jusqu’à quatre femmes, qu’ils doivent toutefois satisfaire équitablement sur les plans sexuel, économique et social. La loi du pays allie le droit commun français au droit local musulman, ce dernier régissant la vie quotidienne.

En cette belle journée du mois d’, c’est jour de noce au village de Ouangani, hameau typique planté au milieu de Mayotte. Une grosse noce. La première pour Fatima, une jeune fille du coin, et son Thany Mohamed, avocat de 24 ans. Les enfants, émerveillés, envahissent la rue en terre battue pour voir passer le cortège du marié. Tout le monde a revêtu ses plus beaux atours. Les bijoux en or scintillent; les femmes arborent leur masque de beauté à base de bois de santal et de corail, le bwé la m’sidzano, maquillage traditionnel d’une belle couleur dorée. Le cortège du marié avance au rythme des chants des femmes et des tambours des hommes. Bientôt, le cadi (magistrat musulman) va célébrer la cérémonie sur le seuil de la maison de l’épousée. Thany et le père de Fatima y prendront part, mais pas la mariée, qui, elle, attend dans sa chambre le moment où le cadi lui remettra sa dot, ses nouveaux bijoux et… son époux. Ici, contrairement à bien des pays, c’est le marié qui verse une dot à sa femme.

« Vous vous mariez dans de bonnes conditions; si vous vous séparez, faites-le dans de bonnes conditions », scande le cadi au moment de sceller l’union. Quelle formule surprenante pour conclure un mariage ! Mais elle n’est pas vide de sens. Dans cette île qui se réclame d’un islam tolérant, les relations conjugales sont précaires, et le divorce, facile. Ici, les hommes et les femmes se marient plusieurs fois au cours de leur vie, rapporte l’anthropologue Sophie Blanchy-Daurel dans son livre La vie quotidienne à Mayotte. L’homme peut répudier sa femme à tout moment. Il quitte alors la maison (propriété de son épouse, qui l’a reçue de ses propres parents en cadeau de noces). Il laisse aussi la dot et les bijoux donnés lors du mariage. La femme, elle, peut divorcer… si elle a les moyens de vivre seule. Elle doit payer un dédommagement à son ex et attendre quatre mois et 10 jours avant de se remarier, afin de s’assurer qu’elle n’est pas enceinte de lui.

Théoriquement, Fatima pourrait un jour devoir partager son Thany avec d’autres épouses. La nouvelle loi contre les mariages multiples, en effet, ne s’applique qu’à ceux qui atteindront l’âge nuptial après le . Malgré ses lacunes, elle devrait assurer aux adolescentes d’aujourd’hui une vie conjugale un peu plus stable que celle de leurs aînées, en plus de les préserver de la répudiation. Elle leur permettra aussi, à la mort des parents, de toucher leur juste part d’héritage (auparavant, une fille obtenait la moitié de la part de son frère).

Beaucoup de jeunes filles, qui ne veulent plus vivre comme leur mère, fondent de l’espoir sur cette législation. « J’espère que la polygamie va disparaître à Mayotte d’ici l’an et que les hommes se marieront avec une seule femme et feront trois enfants, pas plus », écrit une élève de 17 ans, Dzalati Velou, dans le journal du lycée de Kaweni. « Quand un homme est polygame, il y en a toujours une qui est sa préférée. Les hommes ne partagent pas de manière équitable ce qu’ils achètent à leurs femmes. En plus, ils font des enfants avec toutes ! »

Malgré tout son mépris de la polygamie, Sophia Hafidhou a reçu très froidement la loi qui veut l’abolir. Elle n’est pas la seule. Faouzia Cordjee, ancienne femme répudiée et présidente de Doigts d’or, association féminine d’insertion professionnelle, s’y est aussi opposée, au nom de la culture mahoraise. « Cette loi a été votée au nom des femmes; encore aurait-il fallu demander leur avis », s’insurge Sophia.

Pour certaines militantes, cette loi d’apparence si progressiste risque en fait de se retourner contre les femmes. « Les Mahorais continueront à se marier religieusement avec plusieurs femmes, car les mariages religieux ne constituent pas une infraction au droit commun français. Mais ils ne déclareront plus leurs unions à la mairie. Rien ne les obligera alors à s’occuper de leurs épouses et de leurs enfants après une séparation », explique Sophia. Elle craint aussi que la loi n’incite les hommes à entretenir officieusement des maîtresses.

La coutume avait aussi du bon. Ainsi, la femme bénéficiait de la dot que son mari lui avait versée lors du mariage. Et, à la mort des parents, c’est la plus vieille des filles non mariées qui héritait la maison de sa mère (là-bas, les maisons se transmettent de façon matrilinéaire). La loi, qui prévoit l’égalité des sexes dans le mariage et dans la succession, balaye ces acquis. Quant au divorce, qui avait l’avantage de ne rien coûter en frais juridiques, puisqu’il était prononcé par un cadi, il ne sera plus aussi facile ni rapide.

Mais le cœur du problème, c’est que cette loi est perçue comme un ultimatum. Si Mayotte veut obtenir en son statut de Département d’outre-mer — attendu depuis 40 ans —, ses habitants doivent renoncer à leurs coutumes enfreignant certains « droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français », comme le formule la loi. Paris avait pourtant pris l’engagement de respecter les mœurs locales, lorsque Mayotte était devenue française, en . Pour les gens de l’île, qui se définissent à la fois comme mahorais et français, c’est une véritable déchirure. « Nos mamans se sont battues pour rester Françaises afin d’être libres . Le droit commun, oui, mais pas au prix de l’assimilation », proteste Sophia.

« Cette loi n’a fait l’objet d’aucune consultation, d’aucun débat », tonne l’avocat Abdoulatifou Aly, scandalisé que la Commission de réflexion sur la modernisation du droit local mahorais — pourtant créée par l’État français — n’ait pas été consultée. À ses yeux, il s’agit d’une attaque contre la « majorité », l’identité nationale. « Nous combattrons cette loi par la loi, car elle est inconstitutionnelle. La France a été prise en flagrant délit d’illégalité. » L’avocat (pourtant lui-même monogame) compte porter la cause devant les tribunaux, afin de suspendre l’application de la loi. Même désir chez les religieux musulmans, qui hurlent à la « violation du Coran ».

Les opposants à la loi qui reprochent de brusquer un changement de toute façon inéluctable. La polygamie est en déclin depuis 20 ans à Mayotte, estime la déléguée territoriale aux droits des femmes, Nafissata Bint Mouhoudhoir. Elle ne résiste pas à l’exode rural, à la modernisation du mode de vie, à la scolarisation des filles (l’école est obligatoire depuis les années ). Les familles mahoraises d’aujourd’hui ne veulent plus s’entasser dans un banga (cabane traditionnelle) de deux pièces; elles rêvent d’une maison à l’occidentale, avec un bel intérieur, ajoute Sophia Hafidhou. Un homme qui partage son pécule avec plus d’une femme va donc à l’encontre des aspirations matérielles d’une société de consommation. « C’est un phénomène marginal. On crée un faux débat », croit maître Aly.

La polygamie disparaîtra lorsque les gens n’en voudront plus, allègue l’avocat. En tout cas, la loi, qui n’a pas prévu de sanction pour les maris indélicats, risque de ne pas avoir les effets escomptés. « Aucune punition ne menace les contrevenants. Certains continueront donc à être polygames », prévient-il. Surtout que bien des hommes ne semblent pas prendre la loi au sérieux. Parmi les élus qui se sont prononcés en sa faveur, il y a Younoussa Bamana, 80 ans. Or, ce pilier de la politique mahoraise a trois épouses ! Et il ne serait pas le seul…

De toute façon, la seule abolition de la polygamie ne réglera pas les problèmes conjugaux des Mahoraises. Il existe un autre moyen de changer de femme à Mayotte : le mariage à répétition. L’homme (souvent fortuné) épouse une jeune fille dont c’est la première noce. Il partage sa vie le temps de lui faire des enfants, puis la répudie et épouse une autre fille. Aux yeux de la société traditionnelle, ce comportement n’est pas répréhensible.

Conformément au minhadj, droit coutumier musulman, l’homme peut choisir de garder les enfants. C’est ce que Noor, notre interprète en shimaoré, a connu dans sa famille. Son père, de statut social élevé, avait choisi de garder ses 11 enfants, issus de quatre mariages différents. À chaque divorce, il confiait les petits à sa nouvelle femme.

La plupart du temps, ce sont les mères qui se retrouvent avec la charge des gamins. Et comme le mari déserteur fonde vite une autre famille, il est souvent difficile de le convaincre de payer la pension réglementaire. Que fait la mère pour nourrir sa progéniture ? Elle se remarie. « Mais le deuxième mari ne reste pas non plus. Le temps d’engrosser la dame et il s’en va ! » s’indigne Sophia.

Pour elle, la meilleure façon de lutter contre la polygamie serait d’aider les femmes à acquérir une formation professionnelle et l’autonomie économique. « La priorité, pour les femmes, est d’être indépendantes financièrement, de pouvoir nourrir leurs enfants et les envoyer à l’école. » L’infirmière se dit privilégiée : sa mère, d’origine malgache, a convaincu son grand-père de l’envoyer à l’école, avec ses huit sœurs et trois frères. Aujourd’hui, toutes les filles de la famille pratiquent un métier intéressant en soins infirmiers, en enseignement ou dans la fonction publique. « Mes cousines mahoraises n’ont pas eu cette chance. Aujourd’hui, elles ont des difficultés à trouver du travail. »

Selon le Sénat français, en , % des Mahoraises n’avaient qu’un diplôme d’études primaires, et 51 % étaient au chômage. Mais elles travaillent toujours davantage. « On ne peut pas se contenter de rester chez soi. Un salaire par foyer ne suffit plus et peu de maris sont sérieux », dit Sophia. « L’homme abandonne de plus en plus l’agriculture pour exercer un métier mieux payé. Aussi, les femmes récupèrent les activités agricoles, tout en occupant un emploi », constate Bina Mouridi, socio-économiste attaché au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Elles récoltent donc la triple tâche… Mais à quelque chose malheur est bon : le pouvoir économique de la femme a augmenté, ces dernières années.

Les temps changent. Fatima, elle, s’est mariée par amour. Avec l’élu de son cœur, Thany, elle forme un couple moderne. Contrairement à la coutume, les tourtereaux se sont unis civilement il y a un an. Tradition oblige, ils ont quand même tenu à célébrer la cérémonie religieuse, qui a eu lieu au mois d’. À Mayotte comme ailleurs, les coutumes n’évoluent que lentement… Pour Fatima et ses consœurs, la meilleure façon de se protéger de la polygamie — officielle ou non — demeure l’indépendance, intellectuelle et financière. « L’émancipation, c’est par l’éducation qu’elle passe », conclut Sophia Hafidhou.

Le poids des traditions

En cette belle matinée d’été, Mamoudzou, la « métropole » de Grande-Terre, s’active sous les klaxons des taxis, les cris des enfants et des marchands. Rue du Commerce, il y a une boutique de plantes médicinales où les gens s’arrêtent volontiers. Ils viennent saluer la patronne, Yasmina, petite femme pétillante dans la soixantaine, vêtue d’un lamba doré, qui se demande bien à quoi rime cette loi anti-polygamie.

Personnalité locale, Yasmina gère elle-même son entreprise depuis la mort de son mari, il y a 35 ans. Son magasin en béton ne ressemble plus au banga (maison pour jeune mariée) en terre battue que ses parents lui avaient construit pour ses épousailles. « Au fil des années, mon mari a agrandi la maison », explique-t-elle. En retour, elle lui a donné sept enfants, en plus de s’occuper du repassage, du lavage, de la popote. « Et de servir mon mari », précise-t-elle.

Comme de nombreuses Mahoraises de son âge, Yasmina s’est mariée à 16 ans à un homme polygame. Ses parents avaient organisé ses noces avec un Comorien de 27 ans. Père et gendre ont signé ensemble le mafungidzo, contrat de mariage. Yasmina a connu son époux le jour des noces. « Il s’est marié et a divorcé plusieurs fois. Mais il est resté tout le temps avec moi », dit-elle fièrement en shimaoré, la langue autochtone, que sa nièce Noor traduit à mesure.

Yasmina n’a pas vraiment connu les autres épouses de son mari. À Mayotte, les femmes d’un polygame n’habitent jamais sous le même toit. Chacune possède sa maison, dans des villages différents. Non, Yasmina ne se plaint pas. Pourquoi la polygamie devrait-elle disparaître ? « Le prophète Mahomet a bien eu neuf femmes ! » s’enflamme-t-elle.