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Le combat des Algériennes

Après une décennie noire marquée par une guerre civile entre les factions islamistes et l’armée du pays, une décennie de folie meurtrière où les gens n’osaient plus sortir dans la rue, l’Algérie renaît à la vie. Et les femmes, animées d’un souffle nouveau, repartent au combat pour leurs droits. Ce qui donne à la fois des raisons d’espérer (un peu) et de désespérer (beaucoup). Car même si l’islamisme armé a été défait, le sort des Algériennes est toujours aussi médiocre. Notre collaboratrice Monique Durand rentre d’Alger.

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Après une décennie noire marquée par une guerre civile entre les factions islamistes et l’armée du pays, une décennie de folie meurtrière où les gens n’osaient plus sortir dans la rue, l’Algérie renaît à la vie. Et les femmes, animées d’un souffle nouveau, repartent au combat pour leurs droits. Ce qui donne à la fois des raisons d’espérer (un peu) et de désespérer (beaucoup). Car même si l’islamisme armé a été défait, le sort des Algériennes est toujours aussi médiocre. Notre collaboratrice Monique Durand rentre d’Alger. C’est la passionaria à la Renault verte. Fellah, 28 ans, est avocate. Au volant de son bolide de couleur flamboyante, elle me conduit dans le ventre grouillant d’Alger, la capitale. Elle travaille tous les avant-midi comme juriste bénévole auprès de femmes en difficulté. « Une formidable expérience. Mais je ne pourrai pas faire ça encore très longtemps! C’est trop éprouvant. » Son téléphone cellulaire sonne mille fois. Fellah a ouvert un cabinet chez ses parents il y a quatre ans. Chez ses parents ? « Ici, vous savez, on ne quitte pas les parents tant qu’on n’est pas marié. De toute façon, les logements libres sont inexistants. Et les femmes doivent être vierges au mariage, sinon elles s’attirent des ennuis terribles. » J’apprendrai que certaines Algériennes qui en ont les moyens paient des fortunes pour une chirurgie reconstitutive de l’hymen. Nous voilà arrivées à destination. Fellah glisse quelques dinars, la monnaie du pays, au garçon qui s’est inventé un espace de stationnement et qui fait payer les gens pour se garer au bord du trottoir qu’il a fait sien. « Système D ». C’est bien le maître mot ici d’une jeunesse pléthorique. Deux tiers des 30 millions d’Algériens ont moins de 25 ans et vivent comme ils peuvent, vivotent serait mieux dit. Quatre-vingts pour cent des personnes sans emploi ont moins de 30 ans. Une grave crise du logement a fait monter le taux moyen d’occupation à 7,5 personnes par appartement. Les habitants d’Alger ne seraient approvisionnés en eau qu’un jour sur trois. Pourtant, l’Algérie est un pays aux ressources abondantes, richissime de son pétrole, mais engoncé dans tous les maux du tiers-monde: corruption à tous les échelons, services publics rachitiques, chômage, pauvreté. Il n’y a aucun répertoire téléphonique dans le pays ! La veille de mon arrivée, une énorme tempête, avec des lames de huit mètres, avait déferlé dans le port d’Alger. Deux bateaux qui mouillaient à une enjambée de la rive ont sombré corps et biens, faisant une vingtaine de morts et de disparus. Incurie de la garde côtière, vétusté des équipements, inimaginable lenteur à prendre la moindre décision : ces hommes d’équipage se sont noyés dans la mer, comme le pays se noie dans l’incompétence et la corruption. Bon. Notre Fellah à la Renault verte est chargée comme un mulet : elle ne laisse jamais de documents importants à son cabinet. « On pourrait venir me les voler. Ça joue dur ici ! » La voiture est bien garée, dessous les jasmins en fleurs. Boulevard Bougara, quartier El Biar au cœur d’Alger. L’immeuble ne paie pas de mine et se tient entre une bijouterie et une pâtisserie. Troisième étage. Sur la porte, en lettres menues: CEJP. « On ne veut pas trop attirer l’attention », raconte Fellah en franchissant le seuil du Centre d’écoute juridique et psychologique, lequel a mis sur pied la première ligne d’écoute destinée aux femmes en difficulté de l’histoire d’Algérie. C’est l’un des projets soutenus par l’organisme SOS Femmes en détresse, une organisation non gouvernementale algérienne financée par les Nations Unies. C’est aujourd’hui mercredi, jour de réunion du personnel. Fellah et sept autres femmes sont réunies autour d’un thé fumant et de petits gâteaux multicolores qui fondent sous la dent. À l’ordre du jour : discussions autour de l’avant-projet de loi qu’envisagent les autorités algériennes pour modifier le Code de la famille, le plus rétrograde du Maghreb. Un code qui confirme la subordination des femmes à leur mari, à qui elles doivent un devoir légal d’obéissance. Il est assez peu question de cette réforme dans les médias: le président Abdelaziz Bouteflika souhaite la faire passer en douce pour ne pas attiser l’extrémisme religieux.

Des demi-sujets

« En gros, on peut dire que le nouveau Code de la famille améliorerait le sort des Algériennes dans certains domaines. Mais ses lacunes sont gigantesques », avance Sabrina, la secrétaire rapporteur de la réunion. Le code réformé permettrait de bénéficier du soutien financier de l’ex-mari. Il restreindrait les conditions d’exercice de la polygamie pour les hommes, et leur interdirait de répudier leurs épouses sans raison. Enfin, les femmes n’auraient plus besoin d’obtenir l’assentiment d’un homme de la famille, en général le père, pour valider leur mariage. Oui mais… le nouveau code ne prévoit rien sur l’héritage, où les femmes restent des demi-sujets. Et le mariage d’une musulmane avec un non-musulman demeure interdit, alors que l’inverse est possible. « Un scandale ! » proteste Fettouma, beaucoup moins tendre que sa cadette. « Nous avons subi la torture, la détention, nous avons payé le prix du sang au même titre que les hommes pour notre révolution. Comment peut-on nous trahir ainsi aujourd’hui ? » Fettouma Ouzegane, figure historique de la guerre d’indépendance nationale et de la défense des droits des femmes en Algérie, pourrait être la mère, sinon la grand-mère, de presque toutes ces femmes réunies autour de la table. Elle a 78 ans, en paraît 60. Pas froid aux yeux, Fettouma. « On nous a foutu dans les pattes ce Code de la famille directement inspiré de la charia. Il faut dire non au pouvoir ! » Et avec d’autant plus de fermeté, prétend-elle, que la Constitution algérienne prévoit l’égalité entre les sexes…! Mais l’Algérie n’est pas à une contradiction près.

Au pays des contradictions

« L’Algérie est vivante et pleine de contradictions. Les hidjabs côtoient les jeans. Les gens veulent avoir accès aux plaisirs de la consommation. Il ne s’est jamais bu autant de vin, malgré l’islam, malgré le poids des traditions. Les préservatifs s’achètent en pharmacie. Et les jeunes amoureux ont recommencé à s’embrasser à ciel ouvert. » Ghania Mouffok est écrivaine et journaliste. Elle m’accueille dans son appartement du quartier du Golf sur les hauteurs d’Alger. « On a eu tellement peur. Ne plus avoir peur de mourir, c’est un printemps formidable, il ne faut pas nier ça ! » De chez elle, on voit la sublime baie algéroise sur 180 degrés et toute la ville qui se reflète dans ses eaux turquoise. « Le pays respire. Ça a été horrible, énorme, innommable, vous savez, cette guerre de l’ombre, cette guerre sans visage. Qui va vous tuer ? Le voisin d’en face ? Le garçon de la pizzeria ? La proximité avec cette mort au quotidien a fait tomber des tabous. Une expression sexuelle se fait jour. Ce n’est pas encore la libération sexuelle, mais c’est un changement. » Les jeunes ont soif de vivre. Garçons et filles des milieux aisés se décarcassent dans les bars d’Alger en buvant du whisky. Les filles ôtent leur voile, se maquillent en vitesse, vont danser collées, un p’tit tour et puis s’en vont, 18 heures, on remet le voile, on rentre chez papa, maman. Ghania tire goulûment sur le filtre de sa cigarette. « Et en même temps, c’est indéniable, la société algérienne s’islamise. Il y a une plus forte pratique religieuse qu’avant. La vraie question c’est celle-là : comment fait-on pour vivre ensemble ? Ma voisine a envie d’aller à la mosquée, bon, d’accord. Moi j’ai plutôt envie d’aller me soûler la gueule au bistrot. Comment fait-on pour que tout ça tienne ensemble ? » Ghania paie encore pour s’être publiquement déclarée en désaccord avec l’arrêt du deuxième tour des élections municipales en . « Imaginez, j’ai passé pour une islamiste! Moi ! Ils m’appelaient l’islamiste en minijupe. » Pour mémoire, le parti des intégristes, le Front Islamique de Salut (FIS), avait remporté haut la main le premier tour du scrutin. Devant l’évidence de sa victoire inéluctable, le pouvoir interrompit le processus électoral et empêcha que n’ait lieu le second tour. « Je leur disais : “Vous n’avez pas le droit d’annuler des élections, et même pas celui de torturer un “barbu”!” Il fallait laisser le peuple s’exprimer et tenter de négocier avec les islamistes. Cela aurait peut-être évité un bain de sang et la sale guerre qu’on a connue, les massacres, les boucheries de tous bords, qui ont brisé l’Algérie pour des générations à venir. » Pour avoir proféré des propos comme ceux-là, Ghania a perdu tous ses amis et se sent encore aujourd’hui totalement isolée. « Ils étaient tous en faveur de l’interruption du scrutin. » « J’ai grandi avec la fierté de la révolution qu’avaient faite nos pères. On pensait que le “modèle socialiste algérien”, mélange d’autoritarisme, d’islam et d’une certaine redistribution des richesses, allait changer le monde. Maintenant, à 47 ans, je me sens comme une vieille. Je ne veux plus changer le monde, je veux juste essayer de le comprendre. » Son rêve serait de créer un journal indépendant du pouvoir, « un vrai journal où on pourrait écrire librement ». « Vous savez, l’Algérie est en train de devenir un pays comme les autres, qui court vers la société de consommation. La mondialisation, ici comme ailleurs, est en train de tout changer de fond en comble. Tout ce qui me reste, c’est résister, en continuant de réfléchir. Et garder ma capacité de colère, de refus. Même si ce n’est plus à la mode. »

Régression

Retour au Centre d’écoute juridique et psychologique, boulevard Bougara. Où ça discute ferme à propos des congés de maternité. C’est Rabeah qui a la parole. « L’esprit d’économie de marché et la mondialisation soufflent sur l’Algérie, qui accumule les félicitations du Fonds monétaire international et redevient fréquentable aux yeux de la communauté internationale. Résultat ? C’est la régression dans tous les domaines sociaux, en particulier ceux touchant les femmes! Plus droit aux congés de maternité pour nombre de femmes. Avant, elles avaient droit à des heures d’absence au travail pour cause d’allaitement: terminé. On coupe dans les congés de maladie, on restreint les conditions de la retraite. Le printemps algérien? Non, non, madame! C’est encore l’hiver. Et avec de grosses bourrasques! » Rabeah, 68 ans, s’était illustrée dans la résistance pendant la guerre d’indépendance contre la France coloniale (). Combien de fois a-t-elle transporté sous ses jupes des armes d’un lieu à un autre de la casbah ? « J’avais un air un peu européen, je passais inaperçue. »
« Dans la résistance, nous étions les égales des hommes. Mais dès la fin de la guerre en , on nous a renvoyées à nos fourneaux et on nous a demandé de repeupler l’Algérie. Merci beaucoup! »
L’appel à la prière de la mi-journée, chanté par le muezzin de la mosquée d’à côté, pénètre par les fenêtres ouvertes sur la ville. « Allah Akbar! » Je suis la seule à sursauter. L’avocate stagiaire, tête couverte d’un voile, fait en silence sa prière à l’autre bout de la table, pendant que ses consœurs poursuivent la réunion. Mes yeux croisent les siens : elle sait que j’ai du mal à comprendre. Comment peut-on défendre l’autonomie des femmes avec un foulard sur le crâne, signe de soumission à Dieu et à son bras masculin sur la terre, l’homme, père, frère, oncle, fils? J’ose m’en ouvrir à Meriem, la directrice de SOS Femmes en détresse. « Il ne faut pas faire l’amalgame entre foulard et défense des droits des femmes. Pour elle, c’est une valorisation. Pour moi, non. Et voilà tout! » Bon, je reste un peu sceptique. Meriem Bélala porte le projet SOS Femmes en détresse à bout de bras depuis sa naissance en . Mi-quarantaine, longues boucles d’oreilles, cheveux teints, pantalon moulant, cigarettes en enfilade, des nerfs d’acier. Mariée deux fois, divorcée deux fois : exceptionnel en Algérie.Meriem a habité seule pendant cinq ans : exceptionnel aussi pour une Algérienne. « Je faisais parler. “Tiens, elle est sortie !” “Tiens, elle reçoit !” C’est tout l’environnement qui est hostile aux femmes seules ici, et en général à toutes celles qui sortent de la norme. Mais il faut avoir le courage de dire merde ! » SOS Femmes en détresse a mis en chantier le premier centre d’hébergement pour femmes violentées d’Algérie. L’an prochain, une soixantaine d’entre elles pourront y passer jusqu’à 12 mois avec leurs enfants. « Le plus gros problème ici, c’est l’abri, le logement, affirme Sabrina. Les femmes nous disent : “Divorcer, OK, mais pour aller où après?” » Car ces femmes seront en général reniées par leur famille et traitées en moins que rien. Quatorze heures. Pause déjeuner. Sabrina file à la pizzeria en face. Détente dans l’air suave d’Alger. Le soleil entre par strates dorées dans la cuisine où s’envolent à présent les pointes de pizza au thon. Je leur demande comment le est célébré en Algérie. Éclat de rire général. Meriem: « C’est la seule journée dans l’année où les femmes peuvent sortir seules de la maison. C’est même un congé férié ! » Fellah : « Toutes les salles des fêtes sont réquisitionnées. Les femmes vont chez le coiffeur, se pomponnent, ne pensent qu’à danser. » Rabeah : « Elles sont libres, sans contraintes. Et le gouvernement leur offre des cadeaux. » Je ne peux m’en empêcher: « Seul jour dans l’année où la cage est ouverte? » « Oui oui », répondent-elles en chœur. « C’est comme tu dis. »

Le hidjab, c’est cool

Changement de décor. Saphia et Rachid Djemai me reçoivent dans leur atelier à Zeralda, petite station balnéaire située à une trentaine de kilomètres d’Alger, où les grandes plages disputent l’espace au béton et aux champs remplis de détritus. Artistes peintres tous les deux, ils ont trois filles âgées de 15, 18 et 20 ans. « Si je lâche la bride, les trois vont porter le hidjab, crâne Saphia. Je me bats. Je leur achète des shorts, des choses mignonnes, du maquillage, en leur disant que je ne leur offrirai plus rien si elles portent le hidjab. Je leur dis aussi : “Plus de plage si vous m’arrivez avec le hidjab sur la tête!” Elles sont endoctrinées à l’école. » Leur aînée, en particulier, est devenue très religieuse et lit le Coran enfermée dans sa chambre. « Au moins, il y a la télé, Star Académie et compagnie, pour rétablir une sorte d’équilibre avec la religion! » Rachid poursuit: « C’est difficile à croire, mais ça fait cool pour les jeunes filles de porter le hidjab. Elles s’identifient à quelque chose. » Rachid peint des femmes voilées dans des tableaux sobres et beaux. C’est vrai, me dis-je à moi-même, je suis au pays des contradictions… « Je souhaite que mes filles quittent l’Algérie et épousent des étrangers. » Tandis que les ombres s’allongent dans le jardin des Djemai et qu’une grosse boule rose est en train de sombrer dans la Méditerranée, je prends congé de Saphia et Rachid. Centre-ville d’Alger, le lendemain midi. Moncef, grand jeune homme de 21 ans, me donne rendez-vous devant le grand escalier de la « Fac centrale ». « Tous les taxis connaissent l’endroit, vous verrez ! » Pendant les années noires, une sorte de censeur voyait à ce que jeunes hommes et jeunes filles empruntent l’escalier séparément, chacun de leur côté. Aujourd’hui, l’escalier en question est un fouillis, cafouillis de belles jeunesses, les unes portant foulard, les autres portant cheveux « bleachés », habillées dans tous les styles, punk, rap, traditionnel et tutti quanti. Moncef m’entraîne dans un cybercafé, juste en face de la Grande Poste. Quartier trépidant où des essaims d’étudiants et d’étudiantes font la queue devant les casse-croûte, dans un joyeux capharnaüm. Gérant du cybercafé et meilleur ami de Moncef, Sid Ahmed a 28 ans. Je suis curieuse d’entendre les deux jeunes hommes me parler des femmes. Sid Ahmed le dit sans détour: il achète des préservatifs en pharmacie et va faire l’amour dans l’immense parc qui entoure le monument aux Martyrs, sorte de Parc du Mont-Royal un peu excentré du cœur d’Alger. « Avec une fille qui ne sera donc plus vierge si tu veux la marier? » Oups! Sid Ahmed ne sait que répondre. Mais il tient, bien entendu, à ce que sa future épouse soit vierge. Il me regarde avec ses grands yeux enjoués et n’a pas l’air spécialement traumatisé de se trouver en contradiction avec lui-même. « Est-ce que les femmes doivent obéissance aux hommes? » Sid Ahmed me dit oui, spontanément. « C’est comme ça ici. » Puis il se ravise un peu: « Ça dépend. » « Et les homosexuels, comment sont-ils vus ici ? » Cette fois, c’est Moncef qui me répond du tac au tac: « Je ne les aime pas. C’est interdit dans notre religion. » Et voilà soudain Neila, ravissante, pétillante, qui entre au cybercafé. Les deux garçons l’embrassent, étonnés tout de même de la voir avec un foulard sur la tête. C’est la première fois. « Je m’y suis mûrement préparée. Et, depuis le exactement, je porte le foulard. » Elle sourit quand je lui raconte que son expérience ressemble à celle des gens qui arrêtent de fumer. « Je n’oublierai plus jamais cette date. Mon look a changé. Ma vie a changé aussi, mais pas trop quand même… » lance-t-elle aux deux compères comme pour les rassurer. « Je me rapproche du bon Dieu. » L’Algérie, c’est tout cela en même temps. Insaisissable et attachante. Qui souffle le chaud et le froid. Et donne à la fois des raisons d’espérer (un peu) et de désespérer (beaucoup). Avant de quitter le sol algérien, je veux retourner au Centre d’écoute dire au revoir. J’arrive au moment d’un branle-bas de combat. Une policière vient de tabasser une jeune femme dans un commissariat à deux pas. Fettouma ne fait ni une ni deux. Elle saute sur son manteau, son sac à main, revoit un peu son maquillage. Elle a des contacts à la police d’Alger. Elle file avec Meriem demander des explications. « Les femmes sont si peu nombreuses à la police qu’elles en font trop. Elles sont plus impitoyables encore que leurs collègues masculins ! De toute façon, les droits de l’homme ici, c’est une notion quasi inexistante. » Je les suis au pas de course. Meriem renchérit : « On a accolé aux défenseurs des droits de l’homme l’image d’antinationalistes, une hérésie dans ce pays ! » Je les vois s’engouffrer dans l’ascenseur. Elles m’envoient des bises rapides. « Reviens nous voir ! » Je m’en vais les suivre du regard sur le balcon du troisième. Elles tournent le coin. Puis disparaissent dans le jour limpide d’Alger. Et moi je reste un peu sonnée.

Le terrorisme de l’intérieur

La journaliste algérienne Nabila Kaci, récemment installée à Ottawa où elle enseigne le français, a recueilli ce témoignage poignant d’une victime des groupes armés, à Alger. Elle devait faire la fête pour célébrer ses 20 ans en . Elle devait aussi passer l’examen du bac. Lamia n’a fait ni l’un ni l’autre. Sa vie a basculé un soir de , alors que des terroristes du Groupe islamique armé, une faction radicale du Front Islamique du Salut (FIS), l’ont enlevée de la maison familiale. Emmenée à la forêt de Bainem, une banlieue d’Alger, elle y a subi les pires sévices. Ils ont frappé à la porte en criant “Police !”. Nous n’y avons pas cru, mais le temps de réagir, ils étaient déjà dans la cour. Ils ont ligoté mon frère et mon père. Quand ils ont terminé de fouiller la maison à la recherche d’argent et de bijoux, ils m’ont emmenée de force, sous le regard impuissant de ma famille. Depuis ce soir-là, je ne l’ai plus revue, car mes proches ne veulent plus de moi maintenant… ils ont trop honte.
« Chaque soir, un nouveau terroriste me violait. Ils ne me regardaient même pas. Ils me demandaient juste de me déshabiller, quand ils ne le faisaient pas brutalement. Ils passaient généralement l’un après l’autre, en se répartissant le temps : de 5 à 10 minutes maximum chacun. En une nuit, j’ai dû subir une dizaine de viols. Une fois, l’un d’eux a voulu “essayer” quelque chose de nouveau. Il m’a pénétrée avec un manche à balai. Mais le plus horrible était réservé aux filles qui tombaient enceintes. Elles étaient tuées par écartèlement, une fois que leur ventre commençait à grossir. »
Lamia travaille aujourd’hui comme domestique chez une riche famille ; elle gagne 3 000 dinars (à peine la moitié du salaire minimum en Algérie). Elle a trouvé refuge à l’association SOS Femmes en détresse, à Alger. Depuis l’annulation en des premières élections pluralistes, des milliers de femmes ont été la cible du FIS. Selon les services de sécurité, le nombre de victimes d’enlèvement, de viol (souvent collectif), de sévices corporels graves et d’assassinat s’élève à 2 029. Elles seraient plus du double, objectent les associations féminines, qui ont mené un travail de recherche sur le terrain. Comme le Groupe islamique armé a refusé de déposer les armes après l’amnistie offerte par le président Bouteflika, ces exactions se poursuivent, bien qu’elles aient fortement diminué depuis . Le gouvernement qualifie le phénomène de « terrorisme résiduel ». Un rapport d’Amnistie internationale, adressé aux Nations Unies en , met en lumière l’ineptie des autorités face aux viols, aux violences et à la discrimination économique et juridique dont sont victimes les Algériennes. L’absence persistante de toute enquête sur les agissements des groupes armés lors du conflit et l’impunité totale des auteurs des attaques sont notamment montrées du doigt. Celles qui s’en sortent se heurtent désormais au refus de l’État algérien de leur accorder le statut de victimes du terrorisme (comme c’est le cas de familles qui ont perdu un proche ou de victimes qui ont été blessées ou ont subi des pertes matérielles). Cette indemnisation gouvernementale permettrait à tout le moins de contribuer aux besoins des enfants nés des viols, qui n’ont aucun statut juridique, avec toutes les conséquences désastreuses que cela engendre.