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Judy Rebick – L’urgence de parler à nos filles

« Les vieilles féministes meurent, les autres se taisent et les mères ne parlent pas à leurs filles ! »

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« Les vieilles féministes meurent, les autres se taisent et les mères ne parlent pas à leurs filles ! » À la génération montante, la militante torontoise Judy Rebick a écrit un livre pour raconter l’ « histoire perdue du féminisme ». À 59 ans, Judy Rebick est l’une des commentatrices politiques les plus redoutables des médias anglophones. Elle a fait sa marque au début des années 1990 comme présidente du Comité canadien d’action sur le statut de la femme, la plus importante organisation féministe du pays. Titulaire de la Chaire Sam Gindin en justice sociale et démocratie de l’Université Ryerson de Toronto, elle trouve le temps de publier sur le Net l’irrévérencieux et populaire magazine indépendant rabble.ca. Militante altermondialiste, elle côtoie quotidiennement une nouvelle génération de jeunes femmes et de jeunes hommes très éveillés politiquement, sur qui le féminisme a déteint… mais qui ignorent au fond comment celles qui les ont précédés ont mené leurs combats. Cette ignorance de l’histoire, Judy Rebick a décidé d’y remédier. « Parce que les vieilles féministes meurent et que les autres ne parlent pas. » Cette plaideuse passionnée va plus loin, évoque une sorte d’autocensure des féministes, « comme dans les groupes de gauche à l’époque, quand on avait peur de se faire répondre que c’était une lutte secondaire. Et, pire, les mères ne parlent pas à leurs filles ! » Prise d’un sentiment d’urgence, elle a entrepris de rencontrer plus d’une centaine de femmes de toutes les régions du pays, « autochtones, noires, pauvres, jeunes et vieilles, lesbiennes, hétérosexuelles, handicapées ». Actrices humbles ou flamboyantes d’une révolution sous-estimée. Le résultat, une mosaïque à l’image du mouvement lui-même, est paru au début de l’année sous le titre Ten Thousand Roses: The Making of a Feminist Revolution (Penguin Canada). Histoire orale, volontairement : « Je ne voulais pas écrire ma vision de féministe torontoise, blanche et socialiste, mais rendre hommage au mouvement de milliers de femmes, qu’on entende leurs voix. » Le récit couvre les grands combats de la deuxième vague féministe, à partir de 1960, et se termine sur la marche Du pain et des roses de 1995. À chaque décennie, des thèmes s’imposent, telles la légalisation de l’avortement, la violence conjugale, la création des garderies, la mobilisation des lesbiennes, la lutte des autochtones pour revoir la Loi sur les Indiens. Partisane et artisane d’un rapprochement avec les féministes du Québec, Judy Rebick a interrogé pour son livre quelques Québécoises, dont Madeleine Parent, figure légendaire du mouvement syndical, la militante Françoise David, la journaliste Francine Pelletier, une des fondatrices du magazine La Vie en rose, la productrice Monique Simard, et Diane Matte, coordonnatrice du Secrétariat international de la Marche mondiale des femmes. Les différences de visions et d’expériences sautent aux yeux. Ainsi, Françoise David a l’impression, à sa première rencontre nationale avec le Comité canadien d’action sur le statut de la femme (elle est alors au Regroupement des centres de femmes), de se retrouver avec « des extraterrestres dont elle ne comprend pas la culture », qu’elle trouve désorganisées et émotives. Judy Rebick avait elle-même expérimenté ce fossé culturel dans les jours suivant la tuerie de Polytechnique en décembre 1989. De passage à Montréal, elle constatait, horrifiée, que les médias accusaient les féministes d’avoir « récupéré » l’événement, alors qu’à Toronto, par exemple, l’acte de Marc Lépine était interprété comme un geste politique. « Pour Monique Simard et Francine Pelletier, ce fut la pire expression du backlash antiféministe, la preuve que toute révolution a un prix. Au Canada anglais, l’impact a été inverse. L’événement a propulsé au premier plan la violence faite aux femmes, qui est devenue LA priorité des années suivantes. Dans les universités, une vague de jeunes féministes, qui ont maintenant près de 40 ans, se sont alors identifiées aux filles de Poly. Paradoxalement, cela a facilité notre combat, alors qu’au Québec, le backlash s’est accentué. » Depuis la sortie de son livre, l’auteure a fait la tournée de plusieurs villes canadiennes et a été abasourdie par les réactions de dizaines de jeunes femmes à cette « histoire perdue du féminisme ». « Elles ne peuvent pas croire à quel point nous revenons de loin. Elles sont si choquées d’apprendre que les femmes mariées ne pouvaient avoir une carte de crédit ou une hypothèque dans les années 1960 sans la signature de leur mari ! Les plus étonnées ont la vingtaine. Même inscrites en études féministes, elles connaissent la théorie mais elles ignorent le militantisme, les luttes des femmes dans les syndicats par exemple. » Elle cite, exemple cocasse, une jeune anarchiste de 18 ans, au visage percé d’anneaux. « Elle avait acheté mon livre pour l’offrir à sa mère… et celle-ci lui a dit pour la première fois qu’elle avait déjà milité ! Les mères transmettent à leurs filles des valeurs, mais elles ne racontent pas ce qu’elles ont traversé. Comment se surprendre que les jeunes aient une mauvaise image des féministes ? Elles croient ce que leur disent les médias ou les conservateurs de tout poil qui prétendent que nous sommes puritaines, racistes, etc. Alors qu’en lisant mon livre, les jeunes découvrent des femmes passionnées, sensuelles, courageuses, rebelles. » Et ces jeunes femmes pour qui elle a écrit, elle sent leur désarroi. « Elles parlent d’inconfort. Beaucoup me disent : “Je sais que je peux faire plusieurs choix, mais je sens quand même des pressions énormes. Si j’ai un enfant, que faire ? Rester à la maison ou travailler ?” » Un dilemme des années 1970… mais dans le contexte des années 2000. « Nous sommes à une époque de scepticisme et d’individualité, où on leur dit de régler leurs difficultés seules ou en couple. Le problème ne vient plus de la résistance des hommes, ou des pressions morales, comme il y a 20 ans, mais de ce climat qui favorise la privatisation des enjeux, qui sape la recherche de solutions collectives. » Si elle ne craint pas de retour en arrière, Judy Rebick est particulièrement préoccupée par la « précocité des rapports sexuels des fillettes de 11, 12 ans qui font des fellations dans la banalité ». La passionaria s’emporte : « Cette banalisation du sexe est très grave. Assez pour remobiliser le mouvement des femmes quand on en comprendra les conséquences. Si les jeunes pensent qu’il faut servir les hommes sexuellement pour être populaire et avoir une bonne image de soi-même, si elles intériorisent cette idée, ce sera une nouvelle sorte d’oppression. Les féministes devraient dénoncer ces dérives… sauf que c’est difficile. On a peur d’avoir l’air puritaines, on ne veut pas dire aux filles que leur sexualité est mauvaise. De là l’urgence du dialogue avec elles. » Caché entre les pages de son livre, cet aveu : « le féminisme m’a sauvé la vie ». Judy Rebick hésite, explique : « Jeune, j’ai subi de la violence et je sais que ma santé physique et mentale n’aurait pas survécu si je n’avais pu en parler à d’autres femmes et faire une thérapie féministe. Je me serais peut-être suicidée. » Au lieu de quoi, elle rugit toujours, plus vivante que jamais.

La fabrication d’une féministe

Jeune radicale diplômée de McGill, Judy Rebick s’est vu refuser, dans les années 1960, un poste de journaliste à la radio montréalaise parce que « les hommes sacrent dans une salle de nouvelles et ne seraient donc pas à l’aise avec une femme autour… » Au féminisme proprement dit, elle est arrivée en 1983, comme porte-parole de la clinique Morgentaler qui s’ouvrait dans la controverse à Toronto. « Je venais de quitter l’extrême gauche trotskyste à cause de comportements sectaires et je me suis retrouvée dans cette lutte. La plupart des leçons que j’ai apprises, les tactiques, les rapports avec les médias, ça a été dans le mouvement pro-choix durant cette période extraordinaire. Les soi-disant pro-vie m’ont agressée trois fois. Chaque jour, il fallait traverser des centaines de manifestants qui harcelaient les femmes. Ils sont allés jusqu’à faire exploser la clinique ! » En 40 ans d’engagement politique, Judy Rebick en a vu de toutes les couleurs et a assisté au déclin du féminisme canadien, dans les années 1990. « Avec le glissement à droite, surtout en Ontario, les coupures au financement des groupes se sont généralisées. » Depuis, déplore-t-elle, plusieurs groupes de promotion des droits des femmes ont disparu : les Status of Women Committees de l’Alberta et du Manitoba (équivalents du Conseil du statut de la femme) ont perdu leur financement. Quant aux groupes de services, « ils se sont souvent dépolitisés et professionnalisés pour continuer d’obtenir leur financement public. Parfois, on n’y trouve plus de féministes ». Pourtant, elles sont loin d’avoir terminé leur travail, pense Judy Rebick, qui évoque les dossiers de la violence faite aux femmes, le « patriarcat intact en politique, en économie et trop souvent dans la famille », les guerres et la destruction de l’environnement. Cette socialiste, qui a tant voulu amener des femmes de la classe ouvrière dans un mouvement longtemps perçu comme blanc et petit bourgeois, craint qu’il soit plus ardu à l’avenir de construire « des alliances entre femmes riches et pauvres puisque le fossé entre elles s’élargit ». Indécrottable idéaliste, Judy Rebick voit l’avenir du féminisme du côté des jeunes femmes qui, peut-être parce qu’elles « ont davantage confiance en elles que nous à leur âge », sont prêtes à faire des alliances avec les « nombreux jeunes hommes qui appuient une position anti-patriarcale ». Elle ne voit plus la nécessité de créer des groupes exclusivement féminins. D’ailleurs, ajoute-t-elle, on a toujours travaillé avec des hommes dans les dossiers des garderies ou de l’avortement. « La violence, par exemple, voilà un dossier qui a peu évolué en 30 ans. Il faut comprendre pourquoi la socialisation des garçons cultive encore cette violence, et pour cela en discuter entre hommes et femmes ! Pas avec des masculinistes, bien sûr. » Mais comment expliquer que ces hommes de bonne volonté se manifestent si peu publiquement ? « Peut-être parce que nous ne les interpellons pas suffisamment ? Les féministes que je vois travailler avec des hommes dans le mouvement anti-globalisation, par exemple, soulèvent rarement les enjeux des femmes. Prenons la montée de l’intégrisme. Les femmes des groupes anti-guerre n’insistent pas sur le fait que les Irakiennes ont moins de droits maintenant que sous Saddam ! »