Aller directement au contenu

Unisexe, la violence?

C’est le nouveau discours à la mode. Les femmes sont aussi violentes que les hommes dans le couple. Autant d’études le confirment… ou concluent exactement le contraire.

Date de publication :

Auteur路e :

C’est le nouveau discours à la mode. Les femmes sont aussi violentes que les hommes dans le couple. Autant d’études le confirment… ou concluent exactement le contraire. Après la guerre des sexes, la guerre des chiffres!

« Il y a autant de femmes violentes que de gars violents, donc le discours charrié sur la violence envers les femmes sert leur cheval de bataille [aux féministes]. » Les propos de Benoît Leroux sur le plateau radio-canadien de Tout le monde en parle, en septembre dernier, ont passé comme du beurre dans la poêle. Une tribune en or de 1,8 million de téléspectateurs pour ce masculiniste du groupe Fathers 4 Justice qui s’est fait connaître par son escalade du pont Jacques-Cartier déguisé en Robin.

Quelques jours plus tard, Télé-Québec diffusait le documentaire Pied-de-biche à l’émission Dussault débat. Dans l’échange qui a suivi, les six invités (chercheurs et praticiens) ont unanimement contredit la thèse du film selon laquelle les femmes sont aussi violentes que les hommes.

Le cinéaste Robert Favreau, qui cosigne le film avec Rachel Verdon, défend farouchement son point de vue en entrevue. « Les études américaines arrivent à la conclusion de la symétrie de la violence familiale depuis les années 1970. On cherche encore l’étude qui corrobore que les femmes sont très largement majoritaires comme victimes. Il n’y en a pas. Par rapport à la violence des femmes, nous avons un aveuglement consenti. […] Changeons notre regard pour nous dire : “Oui, nous sommes vraiment en train de devenir égaux dans nos parts de lumière, mais aussi dans nos parts d’ombre.” »

Et la coréalisatrice de renchérir : « Ici, au Québec, nous n’avons gardé que les chiffres de victimologie féminine. »

Même une féministe connue comme la philosophe française Élisabeth Badinter jette de l’huile sur le feu en affirmant que la violence n’a pas de sexe dans un article paru dans L’Express de juin dernier.

Déplorant l’utilisation « publicitaire » des statistiques, elle dénonce les enquêtes « partielles et partiales » qui braquent le projecteur sur les femmes victimes et ignorent « délibérément » les hommes victimes. « On charge la barque des violences masculines, on gonfle les chiffres au maximum au point de les défigurer, comme si s’exprimait là le désir inconscient de justifier une condamnation globale de l’autre genre. L’enjeu n’est plus la condamnation des hommes violents, la seule légitime à mes yeux, mais celle des hommes en général. »

Diane Prud’homme, coordonnatrice au Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale, est un tantinet sarcastique. « Ça fait 20 ans qu’on entend parler des femmes victimes. Parler des femmes violentes, c’est nouveau, plus sensationnel. Après la mode de “Ces femmes qui aiment trop”, après celle de “Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus”, voici la mode de “Ces femmes violentes” ! »

Guerre de chiffres

Qu’en disent les statistiques ? La violence conjugale touche-t-elle vraiment autant les hommes que les femmes ? Au premier coup d’œil, c’est ce que peut laisser croire l’étude La violence conjugale envers les hommes et les femmes au Québec et au Canada, 1999, publiée en 2003 par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). « Le recours à la violence physique par le conjoint ou un ex- conjoint est rapporté dans des proportions presque égales par les hommes et les femmes. Le taux de prévalence sur cinq ans de la violence conjugale de la part du conjoint ou d’un ex-conjoint s’établit à 67 % chez les femmes et à 62 % chez les hommes, au Québec. »

Statistique Canada présente des données semblables dans son dernier rapport annuel sur La violence familiale au Canada : « Les taux de la violence conjugale infligée par un partenaire, soit actuel ou ancien, au cours de la période de cinq ans se situaient à 7 % pour les femmes et 6 % pour les hommes. »

Facile donc de conclure que les hommes et les femmes sont égaux dans la violence conjugale. Sauf que les statistiques policières disent exactement le contraire. Ainsi, en 1999, sur l’ensemble des victimes de violence de la part d’un partenaire au Canada, 13 % étaient des hommes et 87 %, des femmes. Des proportions que confirme le ministère de la Sécurité publique du Québec, selon lequel les hommes composaient 86 % des auteurs présumés de violence conjugale en 2003. Cette même année, les Québécoises ont été cinq fois plus victimes d’un crime contre la personne commis par un conjoint, un ex-conjoint ou un ami intime que les hommes. Par ailleurs, les chiffres de Statistique Canada démontrent qu’entre 1974 et 2003, le taux d’homicides sur une conjointe était de quatre à cinq fois plus élevé que sur un conjoint.

Le vrai du faux

Comment démêler le vrai du faux ? « Les rapports statistiques sont longs et complexes. Bien des gens — et bien des journalistes — ne prennent pas la peine de les lire au complet, et certains groupes, anti-féministes notamment, se contentent de prendre les chiffres qui font leur affaire et de sauter à des conclusions hâtives », souligne la chercheuse Lucie Bélanger, du Conseil du statut de la femme (CSF).

Cette dernière a pris le temps d’analyser l’étude de l’ISQ, ce qui a donné lieu à une recherche publiée par le CSF en février dernier (Ampleur et nature de la violence subie par les femmes et les hommes : analyse sur quelques statistiques concernant la violence conjugale). Elle a constaté que l’interprétation des données va bien au-delà de ce que laissent croire certaines manchettes réductrices. « L’étude dit que le taux global de prévalence de victimisation (c’est-à-dire de violence subie) au Canada s’élève à 70 pour 1 000 chez les femmes et à 61 pour 1 000 chez les hommes. Les gens ont accroché sur ce chiffre, mais il est trompeur car il n’explique pas la nature des actes, ni la gravité, ni la fréquence ou le contexte de violence. »

L’étude de l’ISQ montre pourtant comment, dans les actes de violence plus sérieux, les différences sont marquées entre hommes et femmes. « En termes de prévalence dans la population étudiée, trois fois plus de femmes que d’hommes ont été battues, près de cinq fois plus ont failli être étranglées, deux fois plus menacées d’une arme et sept fois plus forcées à une activité sexuelle. Autrement dit, 25 % des victimes ont été battues, on a tenté d’étrangler 20 % d’entre elles, 13 % ont été menacées d’une arme et 20 % ont été victimes d’agression sexuelle. Chez les hommes, ces pourcentages sont beaucoup plus faibles, respectivement 10, 4, 8 et 3 % », note Lucie Bélanger.

Denis Laroche, l’auteur de l’étude de l’ISQ, a lui-même pris soin de souligner « les limites de ce type d’enquête transversale, qui ne s’attarde pas aux causes de la violence conjugale ». D’une grande prudence, insistant pour répondre aux questions de la Gazette des femmes par courriel, il écrit : « De telles enquêtes permettent uniquement de dresser un portrait statistique de la prévalence de la violence conjugale, de ses conséquences, de même que des caractéristiques des victimes et de leurs réactions suite à une situation de violence. » En outre, il consacre plusieurs chapitres à l’asymétrie des conséquences de la violence conjugale, signalant qu’elle risque davantage de causer des blessures chez les femmes que chez les hommes.

« Les données montrent que la violence à l’encontre des conjointes s’exerce principalement dans un contexte de domination, alors que celle subie par les hommes se situe le plus souvent dans le cadre de conflits de nature plus ponctuelle. Bref, la première relève plus souvent d’une dynamique de terrorisme conjugal — c’est-à-dire d’une véritable violence conjugale telle qu’elle est définie par la Politique québécoise d’intervention en matière de violence conjugale — par opposition à une situation de violence situationnelle », fait valoir Lucie Bélanger.

Friands de chiffres-chocs, bien des médias ne s’encombrent pas de telles nuances et présentent partiellement les statistiques. « La violence conjugale frappe presque autant les hommes que les femmes », titrait Le Devoir du 8 décembre 2003 à la suite de la diffusion du rapport de l’ISQ. Ce qui indigne le psychologue Rudolph Rausch, formateur en violence conjugale et familiale, qui traite des femmes et des hommes violents depuis plus de 20 ans dans sa clinique privée à Montréal. « Je déplore la paresse intellectuelle de plusieurs médias qui répètent ad nauseam cette fameuse notion de la symétrie de la violence sans préciser de quoi on parle au juste. »

La recherche n’est pas neutre

Autre pierre d’achoppement : la méthodologie des recherches qui concluent à la symétrie de la violence entre les hommes et les femmes est fortement critiquée. « Presque toutes ces études ont été effectuées à l’aide de l’échelle de tactiques de conflit (Conflict Tactics Scale). Il s’agit d’un instrument extrêmement limité et superficiel. Ce qui est désolant, c’est que certains chercheurs et des soi-disant experts négligent de souligner les limites de cette méthodologie », fait valoir Rudolph Rausch.

Le « père » de cet instrument si controversé est le sociologue américain Murray Straus, dont l’équipe a publié à la fin des années 1970 une étude hautement médiatisée sur la violence dans la famille. Selon cette grille d’analyse, les données sont récoltées par un sondage téléphonique sur la façon dont les couples règlent leurs conflits.

Première limite de la méthodologie : le sondage téléphonique qui restreint la durée des réponses. En outre, il y a de fortes possibilités que les conjoints soient en présence l’un de l’autre quand ils répondent aux questions. « L’homme qui a commis un acte de violence très grave va-t-il admettre au téléphone et devant sa conjointe qu’il l’a frappée ? » demande Françoise Guay. La sociologue, chargée de cours à l’Université de Montréal, remet en question cette méthodologie dans son étude La question de la symétrie dans les enquêtes sur la violence dans le couple et les relations amoureuses (2005), qu’elle cosigne avec Dominique Damant, de l’Université Laval.

Autre limite de l’échelle de tactiques de conflit : elle mesure uniquement le nombre d’actes de violence admis par le sujet, sans égard à la gravité des situations, à l’intention, aux blessures ou à l’impact psychologique des gestes. De plus, elle ne tient pas compte d’autres formes de violence comme les agressions sexuelles et la violence psychologique.

Bref, cette méthodologie peut facilement déformer la réalité, comme le démontre Rudolph Rausch. « Si une femme agressée par son partenaire le pousse pour se libérer, chacun récoltera un point sur l’échelle. Si une femme griffe son conjoint parce qu’il vient de battre ses enfants, l’échelle affichera une note d’un point pour madame et de zéro pour monsieur », explique-t-il dans l’ouvrage Violence conjugale : des spécialistes se prononcent (Éditions du remue-ménage, 2005).

Or, la violence dans le couple ne se mesure pas juste en coups, met en garde Diane Prud’homme. « Ce type de recherche ne dit pas qui amorce le geste et qui a une intention. » Un élément pourtant crucial, surtout que de nombreuses études ont déjà démontré que les femmes qui portent un geste violent le font souvent pour riposter ou se défendre.

« Ce portrait change du tout au tout lorsqu’on considère des situations plus graves, comme battre, étrangler ou donner des coups qui entraînent des blessures, remarque Françoise Guay. On retrouve alors chaque fois plus d’hommes que de femmes, de façon statistiquement significative. »

Les chiffres que rapporte l’étude de l’ISQ sont éloquents : alors que 72 600 femmes victimes de violence conjugale ont dû recevoir des soins médicaux à l’hôpital… ce nombre est trop faible pour apparaître dans les statistiques chez les hommes victimes. Et 8 % des hommes violentés (41 000), contre 38 % des femmes (258 700), ont craint pour leur vie. Trente-deux pour cent des femmes (219 700) contre 10 % des hommes (53 200) qui se sont fait tabasser ont dû s’absenter du travail ou cesser leurs activités quotidiennes. Autre différence sérieuse : 34 % des femmes avouent que la peur du conjoint a joué dans leur décision de ne pas faire appel à la police. Cet aspect ne compte à peu près pas pour les hommes. « Ce n’est pas de la symétrie mais bien de l’asymétrie pure ! » s’exclame la chercheuse Lucie Bélanger.

« Le constat sur la symétrie de la violence est très fallacieux, dit la criminologue Sylvie Frigon, de l’Université d’Ottawa, spécialisée dans la question des femmes judiciarisées. Méthodologiquement, il y a un énorme problème de compilation. On comptabilise la violence par des gestes comme pincer ou tirer les cheveux. Mais la gravité du geste est importante et les hommes utilisent des moyens beaucoup plus létaux. »

Ruth Gagnon, directrice générale depuis 16 ans de la Société Elizabeth Fry, une organisation qui vient en aide aux femmes confrontées au système de justice pénale, ne comprend pas qu’on puisse mettre sur un même pied d’égalité l’agressivité masculine et féminine. « Il faut comparer des pommes avec des pommes. A-t-on vu beaucoup de faits divers rapportant qu’une femme au volant de sa voiture a tiré à bout portant sur son conjoint avec une arme à feu ? Est-ce qu’on voit souvent un homme à l’urgence avec une fracture de la mâchoire et un bassin défoncé parce qu’il s’est fait battre par sa conjointe ? »

Dans son plus récent rapport annuel sur la violence familiale, Statistique Canada a utilisé une échelle modifiée de tactiques de conflit, corrigeant ainsi plusieurs problèmes associés à l’instrument. Il y est écrit noir sur blanc : « Même si des proportions relativement égales de femmes et d’hommes signalent certaines formes de violence conjugale, les femmes continuent à être victimes d’actes de violence conjugale plus graves et plus fréquents que les hommes, et elles subissent des conséquences plus graves suite à ces actes de violence. »

Pourquoi persiste-t-on à utiliser une méthodologie si contestée qui colporte la notion de la symétrie de la violence ? Rudolph Rausch constate « un manque de rigueur intellectuelle et d’éthique professionnelle chez certains chercheurs. Depuis 30 ans que ça dure, c’est difficile d’être indulgent ! »

Le psychologue y voit une déresponsabilisation de la part des hommes. « Il y a un énorme inconfort à s’identifier à une classe dominante et opprimante. Ça met un baume sur notre conscience collective de penser que la violence n’est pas “genrée”. Comme hommes, ça fait bien plus notre affaire de croire que les femmes sont aussi violentes que nous. »

Chez les praticiens, notamment ceux qui travaillent auprès des femmes victimes de violence, on rejette en bloc la thèse de la symétrie. « Pour que les maisons d’hébergement soient pleines à ce point, c’est clair que la violence des femmes n’a pas l’ampleur de celle des hommes ! » s’exclame Diane Prud’homme. Vrai que plus de 95 000 femmes et enfants ont été admis dans les 500 maisons d’hébergement que compte le pays (dont environ une centaine au Québec) en 2003, d’après Statistique Canada.

Et le public dans tout ça ? Y croit-il, à cette violence unisexe, à ces statistiques qui ont une allure de scientificité ? Chose certaine, elles sèment le doute dans l’esprit des gens, s’inquiète Françoise Guay. « Parce qu’elles se présentent sous forme simple, d’apparence objective, facile à diffuser dans les médias et à assimiler par l’opinion publique, les statistiques ont un impact important sur les représentations sociales de la violence dans un contexte conjugal. »

Lors des formations qu’il offre aux intervenants auprès des agresseurs, Rudolph Rausch rencontre fréquemment des gens qui adhèrent à la thèse de la symétrie de la violence dans le couple. « Dans presque toutes les sessions, on a des groupes de policiers, de professionnels éduqués qui y croient. Il ne faut pas alors s’étonner qu’un grand nombre de citoyens ordinaires y croient aussi, surtout si des académiciens persistent à véhiculer cette information. »

Effets pernicieux

La thèse de la symétrie de la violence a des effets pernicieux chez les femmes victimes de violence, déplore Rudolph Rausch. Les études démontrent en effet qu’elles ont tendance à « surestimer leur propre violence et à sous-estimer celle dont elles sont victimes. Chez les hommes, c’est le contraire : ils ont tendance à minimiser leur violence et à exagérer leur victimisation. »

« Environ 75 % des femmes qui arrivent en maison d’hébergement se disent violentes alors qu’elles ne le sont pas, confirme Diane Prud’homme. Pour elles, ce n’est pas acceptable de péter les plombs. La victime va dire : “Moi aussi je suis violente”, car elle s’est défendue. Alors que l’agresseur, qu’il soit homme ou femme, nie la violence qu’il exerce. »

Rudolph Rausch observe cette tendance dans sa clinique. « J’ai reçu des femmes qui affichaient une détresse importante et se dénonçaient comme étant violentes. Lorsque je commençais à faire la collecte de données, je voyais qu’elles avaient posé un geste violent (pousser leur partenaire, gifler, etc.) pour se défendre ou se protéger. Ces femmes étaient aussi des victimes de harcèlement psychologique ou de contrôle. »

Récupération masculiniste

Les groupes anti-féministes ne manquent pas de récupérer et de publiciser la notion de la symétrie en violence conjugale. Les chiffres, la plupart du temps cités hors contexte, sans nuances ni explications quant à la méthodologie, tapissent les sites Web dits masculinistes, qui se démarquent par leurs propos extrémistes et démagogiques. Par exemple, le site de BC Fathers[En anglais] présente une bibliographie commentée de 95 recherches, chacune résumée en un paragraphe, démontrant que les femmes sont plus violentes que les hommes.

Sur un ton accusateur, le lobby masculiniste dénonce le manque de soutien financier aux hommes victimes de violence. De la violence des femmes à la question de la garde des enfants, il n’y a qu’un pas que les masculinistes franchissent allègrement, surtout que ces organismes ont souvent été créés par des pères regroupés pour réclamer justice.

On constate le même glissement dans le documentaire Pied-de-biche, qui a pour sujet la violence des femmes, mais qui se termine avec une longue charge sur la prétendue propension des tribunaux à trop souvent accorder la garde exclusive des enfants à leur mère.

La sociologue Vanessa Watremez, présidente de l’organisme français Association d’interventions, de recherches et de lutte contre la violence dans les relations lesbiennes et à l’égard des lesbiennes, constate déjà un recul pour les femmes. « Derrière l’assertion “Les femmes sont tout aussi violentes que les hommes” se profile l’idée de la désexualisation des violences qui traduirait le fait d’une égalité récente entre les sexes. Ce n’est malheureusement pas le cas. Bien au contraire, nous sommes dans un contexte de ressac : afin de réaffirmer la domination masculine face aux avancées du féminisme, on grossit le phénomène de la violence des femmes et on y appose des analyses tronquées. »

« Le danger d’une représentation de la violence comme étant symétrique, c’est que monsieur et madame Tout-le-monde se disent : “Si c’est équivalent, ce n’est pas nécessaire d’aider davantage les femmes” », met en garde la sociologue Françoise Guay.

Le concepteur de l’échelle de tactiques de conflit, Straus lui-même, a très bien compris que ses études pouvaient servir à des fins politiques et a désavoué ces tentatives. En 1999, il écrivait que ses études sur la violence dans le couple avaient été mal rapportées et interprétées. Il déclarait aussi que les groupes d’intérêt et les législateurs commettaient une grande injustice s’ils utilisaient ces statistiques pour minimiser les besoins des femmes violentées.

Propagande efficace ?

Au sein des groupes de femmes, on prend la menace masculiniste très au sérieux, bien que certains en soient encore à l’étape de se demander comment réagir à leurs attaques.

« Le discours anti-féministe est tellement peu sensé que nous avions d’abord décidé de l’ignorer », dit Odile Boisclair, travailleuse communautaire à L’R des centres de femmes du Québec, un regroupement de 98 centres de femmes partout au Québec. « Mais c’est un mouvement qui prend de l’ampleur et qui sévit très fort dans les pays industrialisés. Les médias lui font beaucoup de place et ce discours est crédible pour une certaine partie de la population. Alors on a commencé à se pencher sur la question dans nos plans d’action. »

Le manque de réactions critiques à l’égard du discours masculiniste inquiète Manon Monastesse, coordonnatrice à la Table de concertation en violence conjugale et agressions à caractère sexuel de Laval. « Les groupes masculinistes réinterprètent les statistiques. C’est contestable et contesté. Mais ils ont un lobby puissant et ma crainte, c’est qu’on leur donne beaucoup de crédibilité, sans faire une analyse soutenue de leurs propos. Il semble y avoir peu de gens, dans le public en général et chez les spécialistes, qui disent : “Un instant, on va en discuter.” »

« Si je me fie à ce que m’a dit ma clientèle masculine, plusieurs se sont sentis interpellés par les militants de Fathers 4 Justice qui ont grimpé au sommet du pont Jacques-Cartier, dit Rudolph Rausch. Comme instrument de propagande, c’est très efficace. À force d’entendre la même désinformation à répétition, quant à la symétrie de la violence et la supposée discrimination systématique à l’égard de la garde des enfants par les pères, plusieurs hommes commencent à croire qu’ils sont victimes de discrimination. Quand les messages sont passés de façon habile, ça peut déstabiliser des gens. »

D’après François Lepage, responsable clinique au groupe Option, un organisme communautaire de Montréal qui offre des services psychothérapeutiques aux femmes et aux hommes violents , les propos des masculinistes peuvent avoir d’autres effets pernicieux : banaliser la violence faite aux femmes et déresponsabiliser les hommes. « C’est délicat de parler en public de la violence des femmes, car on récupère souvent ce discours et on fait en sorte que les hommes disent : “C’est pour ça que j’ai été violent.” »

Débats stériles

Le lobby des masculinistes ne donne aucun signe d’essoufflement et continue de claironner sur toutes les tribunes la thèse de la symétrie de la violence conjugale. Débordés et sous-financés, les groupes de femmes ont-ils de l’énergie à consacrer à cette guerre de statistiques ?

« Ce faux débat nous gruge un temps fou », soupire Diane Prud’homme. En bonne praticienne qui voudrait faire avancer les choses, Manon Monastesse déplore la stérilité de cette polémique. « Le débat se situe sur le plan statistique alors qu’il devrait être analytique. Nous avons besoin d’une analyse plus serrée de la violence, qui aiderait les intervenants dans leur pratique. Ce serait un débat beaucoup plus fertile. »

Et pendant ce temps, on oublie les principales victimes de la violence des femmes : les hommes. La sociologue Françoise Guay relève le paradoxe : « Ceux qui font la promotion de la symétrie de la violence conjugale se préoccupent relativement peu des hommes victimes. Ça leur importe plus de montrer que les femmes sont violentes que d’aider ces derniers. »

« Pourtant, leur détresse ne peut être ignorée », conclut l’étude du CSF, qui rapporte que six fois moins d’hommes (4 % seulement) que de femmes victimes de violence grave reçoivent du soutien d’un centre d’aide ou d’hébergement.

Le Centre national d’information sur la violence dans la famille a fait un premier pas dans cette direction en offrant un Répertoire des services et programmes pour hommes violentés au Canada.