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La maison-mère

Au 16e siècle, les Iroquoiennes du Saint-Laurent vivaient avec mari et enfants dans la maison de leur mère. Grâce à leurs poteries, on redécouvre une fascinante société matrilinéaire.

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Au 16e siècle, les Iroquoiennes du Saint-Laurent vivaient avec mari et enfants dans la maison de leur mère. Grâce à leurs poteries, on redécouvre une fascinante société matrilinéaire.

Le 3 octobre 1535, l’explorateur français Jacques Cartier découvre, sur une terrasse du mont Royal, un village indien d’une cinquantaine de maisons longues, Hochelaga. Dans son carnet de voyage, il décrit l’agglomération de forme ronde, la palissade de bois qui l’entoure et ses habitations en écorce de cèdre. Et il note un fait qui l’étonne : « Ici, les femmes travaillent sans comparaison plus que les hommes ! »

Jusqu’au 6 mai, Pointe-à-Callière, musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, nous invite à la découverte d’un peuple surprenant. Les Iroquoiens du Saint-Laurent ont été les architec- tes des villages d’Hochelaga et de Stadaconé, qui s’élevaient quelque part sur les territoires actuels de Montréal et de Québec. Un peuple — mystérieusement disparu au 16e siècle — où les femmes constituaient le pivot de l’organisation sociale. Et où on croyait qu’une divinité féminine avait présidé à la création du monde.

Les Iroquoiens du Saint-Laurent font partie de la grande famille linguistique des Iroquoiens, au même titre que leurs cousins Iroquois ou Hurons-Wendats. Sédentaires, ils ont été les premiers à cultiver la terre qui s’étend de l’embouchure du lac Ontario à l’estuaire du Saint-Laurent, des deux côtés du fleuve, où ils ont vécu entre l’an 1000 et 1600. Ils y plantaient du maïs, une plante venue du Mexique par le libre-échange de l’époque. Mais on devrait plutôt dire elles plantaient… Car chez ces Iroquoiens, la terre, c’était le domaine des femmes.

Comme les hommes passaient la plus grande partie de l’année à la chasse, à la pêche ou à la guerre, les femmes tenaient le fort au village. Et elles le tenaient à bout de bras, comme l’a remarqué Cartier ! Souvent pieds nus dans les champs, un enfant ficelé au dos sur un porte-bébé de bois, elles faisaient les semailles et les moissons, au gros soleil ou aux grands vents.

Par temps froid, à l’abri sous les arbres ou dans la maison longue enfumée, elles évidaient le cerf et les poissons, cuisinaient la soupe de maïs ou le pain de maïs. On les voyait aussi transporter le bois de chauffage et l’eau, cueillir les petits fruits, coudre les vêtements, fabriquer les filets à pêche, les paniers, les vases en terre cuite.

Ces vases qu’elles utilisaient pour la cuisson et la conservation des aliments sont aujourd’hui de vraies pépites d’or pour les archéologues ! Leurs fragments retrouvés dans la terre constituent l’indice le plus sûr du passage des Iroquoiens du Saint-Laurent sur un territoire. En effet, ils sont ornés de motifs propres à ce peuple, en forme d’épis de maïs ou de cercles tracés au roseau. Des motifs qui nous révèlent que les Iroquoiennes étaient aussi des artistes.

Ces femmes élevaient en moyenne deux ou trois enfants chacune, dit Louise Pothier, l’archéologue chargée de l’exposition à Pointe-à-Callière. On ignore si les Iroquoiens avaient découvert des moyens de régulation des naissances. Mais on sait, par le nombre de petits squelettes retrouvés sur les sites archéologiques, que le taux de mortalité infantile était très élevé.

Quand un couple s’unissait, et c’est la grande particularité de cette société, l’homme allait vivre dans la maison de son épouse, avec la mère, les tantes, les sœurs de cette dernière et leurs maris. Sa force de travail servait désormais le clan de sa femme. Leurs enfants faisaient aussi partie de cette famille maternelle élargie, qui portait un nom comme clan de l’ours, de la tortue ou du castor. On parle donc d’une société matrilocale et matrilinéaire.

« Ce qui ne veut pas dire que c’était une société matriarcale », prévient Louise Pothier. En effet, chez les Iroquoiens du Saint-Laurent, les décisions étaient prises par des chefs civils masculins. Néanmoins, les femmes les plus âgées du village, qui étaient dans la cinquantaine, participaient au processus de nomination et étaient très écoutées. « Il arrivait qu’en cas de désaccord, elles aient le dernier mot », dit l’archéologue.

Tous ces détails sur les Iroquoiens du Saint-Laurent, nous les devons aux explorateurs et missionnaires qui les ont rencontrés. Ils en ont brossé un portrait vivant et coloré. Ils ont décrit les grandes fêtes qu’ils organisaient, où l’on mangeait, dansait et chantait bruyamment jusque tard dans la nuit. Ils ont parlé de leur talent oratoire. Ces gens qui ne possédaient pas l’écriture accordaient en effet beaucoup d’importance à la parole, qu’ils avaient facile et exubérante. Les Européens ont aussi souligné leur amour des jeux de hasard, où, ont-ils rapporté, les Iroquoiens pouvaient gager jusqu’au morceau de cuir qui couvrait leur sexe !

Entre Européens et Iroquoiens du Saint-Laurent, les relations étaient parfois cordiales, parfois tendues, dit Louise Pothier. Chacun portait des jugements sur l’autre. Ainsi, Jacques Cartier a émis des commentaires condescendants sur l’habillement plutôt rudimentaire des Iroquoiens. Ces derniers, de leur côté, estimaient que les poils au visage de leurs visiteurs étaient du plus mauvais goût ! Cela dit, tout ce qui est rapporté par les chroniqueurs doit être considéré avec un esprit critique. « Ils écrivaient sur un monde qu’ils connaissaient peu, qu’ils percevaient avec leurs valeurs », dit Louise Pothier.

Depuis les années 1970, l’archéologie a permis de confirmer et d’infirmer certains de leurs dires. Des sites archéologiques comme celui de la Pointe-du-Buisson, à Melocheville, et de Lanoraie, sur la rive nord du fleuve, ont fourni des centaines d’indices sur le mode de vie des Iroquoiens du Saint-Laurent. On y a notamment découvert des fragments de crânes humains qui, selon les spécialistes, auraient été portés en pendentif, peut-être en hommage aux morts.

Si les Iroquoiens du Saint-Laurent étaient environ 10 000 dans la vallée du Saint-Laurent à l’époque des voyages de Cartier, entre 1534 et 1542, ils n’occupaient plus le territoire lors de l’arrivée de Champlain, quelques décennies plus tard. Avaient-ils été décimés par une maladie ou par la guerre ? Avaient-ils déménagé ? Avaient-ils été assimilés ou avaient-ils volontairement joint d’autres sociétés autochtones ? Le mystère demeure entier, mais l’hypothèse de la dispersion sur le territoire est la plus plausible.