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Construire l’égalité des sexes – Que les hommes se lèvent !

Les lois progressent, la réalité résiste. Les femmes sont encore minoritaires dans les lieux du pouvoir économique, politique ou social… et majoritaires parmi les victimes de violence et de pauvreté.

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Auteur路e :  et 

Les lois progressent, la réalité résiste. Les femmes sont encore minoritaires dans les lieux du pouvoir économique, politique ou social… et majoritaires parmi les victimes de violence et de pauvreté. Et le pourcentage impressionnant d’étudiantes en médecine n’y change rien. Faut-il, pour parvenir à une véritable égalité de fait entre les hommes et les femmes, envisager d’autres stratégies ? Et associer plus étroitement les hommes aux luttes à poursuivre ? C’est une des voies que suggère le Conseil du statut de la femme, dans un avis qui sera étudié en commission parlementaire à la fin de janvier. La Gazette des femmes soupèse le pour et le contre.

La photo est troublante. Sur fond noir, 11 hommes fixent la caméra d’un air grave, ruban blanc à la poitrine . Il y a là quatre ministres, un chef autochtone, un homme d’affaires, deux artistes, un joueur de hockey, le père d’une jeune femme sauvagement assassinée et le premier ministre du Québec, Jean Charest. Leur message : « La violence faite aux femmes, ça nous frappe aussi ! Ensemble, nous la dénonçons et la condamnons. »

Publiée grand format dans les quotidiens québécois à la veille du 15e anniversaire de la tuerie de Polytechnique, la publicité a de quoi réjouir la féministe la plus cynique, qui se prend à rêver. Et si les hommes du Québec se levaient, partout, pour combattre la violence et promouvoir l’égalité, aux côtés des femmes, dans le plus beau des PPP ?

Cette publicité, une initiative de Michelle Courchesne, ministre responsable de la Condition féminine, financée par le Cabinet du premier ministre et différents ministères, illustre bien l’esprit de l’État sur la question de l’égalité entre les sexes. En février 2004, la ministre Courchesne demandait au Conseil du statut de la femme (CSF) de lui proposer un nouveau concept de l’égalité et de nouvelles orientations. La politique en condition féminine Un avenir à partager, entrée en vigueur en 1993, vient de se terminer. Un bilan et une nouvelle lancée s’imposent.

Après quelques mois de travaux, le CSF accouche de l’avis Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Il recommande au gouvernement d’adopter une triple approche. Les deux premières voies sont connues: la première est spécifique (poursuivre les actions visant les femmes), la seconde transversale (garantir que les politiques publiques aillent dans le sens de l’égalité). Mais le Conseil suggère d’ajouter une approche sociétale, c’est-à-dire faire de l’égalité un enjeu social en mobilisant plus largement les hommes et les acteurs sociaux.

Pourquoi cette nouvelle stratégie ? « Nous avons fait de formidables bonds en avant », reconnaît d’emblée Thérèse Mailloux, secrétaire générale du CSF, l’une des coordonnatrices de l’avis. « Il n’y a plus d’inégalités criantes en matière d’éducation. Nos filles forment la majorité dans plusieurs facultés universitaires. Et en santé, les soins prodigués aux femmes ont beaucoup progressé. » Mais il est clair, et l’avis le rappelle chiffres à l’appui, que les Québécoises n’ont pas acquis l’égalité de fait : écarts salariaux, violence conjugale et sexuelle, sous-représentation politique. Et le fardeau de la conciliation travail-famille est encore bien ancré sur leurs épaules.

Le mouvement des femmes peut-il continuer de tenir seul le fort de l’égalité ? Des chercheuses, des militantes et des féministes d’État ont suivi de près l’évolution du dernier quart de siècle. Elles ont l’impression que, portés seulement par les femmes, certains dossiers stagnent. L’accès au pouvoir, le partage des responsabilités parentales et domestiques, l’égalité sur le marché du travail, le recul de la violence supposent des modifications chez les hommes et dans les institutions. De là l’idée d’impliquer les hommes dans la quête de l’égalité, de nouer des alliances avec les plus influents au sein des conseils municipaux, des commissions de transport, des conférences régionales des élus, partout. Et les temps semblent mûrs pour un changement de ton. La perception trop commune, c’est que l’égalité est atteinte et que ce sont maintenant les garçons et les hommes qui ont le plus de problèmes. Et puis, bien des jeunes femmes trouvent « victimaire » le discours de la condition féminine. « Certaines nous disent : “Les hommes avec lesquels on vit ne ressemblent pas à vos pères et à vos grands-pères. Votre discours ne colle plus à notre réalité ” », enchaîne Thérèse Mailloux.

Parmi ces jeunes féministes, Christine Fréchette et Catherine Boucher. La première est cofondatrice de la coalition Bébés du millénaire et présidente fondatrice du Forum sur l’intégration nord-américaine. La seconde a milité dans des associations étudiantes et à la Fédération des femmes du Québec. Les deux ont signé dans Le Devoir un long plaidoyer pour une approche renouvelée, appuyées par une quarantaine de femmes et d’hommes de tous âges.

Elles suggèrent par exemple, à l’instar du Conseil qui le propose depuis 1990, de miser sur les pères pour faire progresser la conciliation travail-famille. « Le gouvernement suédois offre aux nouveaux pères des congés non transférables, d’un mois minimum, et on commence à voir des résultats positifs en termes d’implication paternelle, dit Catherine Boucher. Pourquoi pas ici? Il y a tout un terreau fertile de jeunes pères à cultiver, pour changer à long terme et en profondeur l’image des hommes. »

Elles proposent d’encourager les garçons à choisir des métiers hautement féminisés, comme l’enseignement ou la santé. « En adoptant, s’il le faut, des mesures d’action positive, ajoute Christine Fréchette. Et si on recrute plus d’hommes pour ces métiers, je suis sûre que les conditions de travail vont s’y améliorer ! » Elles estiment prioritaire de travailler aussi auprès des hommes immigrants pour les convaincre que l’égalité au Québec est une valeur non négociable… Elles affirment enfin que trouver des solutions aux problèmes qui touchent particulièrement les hommes et les garçons, comme le décrochage scolaire, la violence et le suicide, améliorera la vie de leurs mères, sœurs et conjointes.

Attention toutefois, met en garde Thérèse Mailloux : « Ces problèmes ne proviennent pas de discriminations systémiques ou de rapports de pouvoir inégaux entre les sexes. Mais ils peuvent être abordés avec une perception féministe qui pourrait contribuer à les résoudre. » Tout en maintenant une approche spécifique pour les femmes, l’avis du Conseil prend résolument un virage inclusif. « Travailler avec les hommes, y dit-on, c’est les convier à faire partie de la solution en devenant coresponsables avec les femmes de l’analyse des problèmes d’inégalité dont ils font intrinsèquement partie et imaginer avec elles les solutions à mettre de l’avant. »

Cette vague vient de loin. Déjà à Pékin en 1995, la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, sous l’égide des Nations Unies, contenait en germe un appel à un nouveau partenariat fondé sur l’égalité des femmes et des hommes. Un appel repris par le Conseil de l’Europe, qui publiait en 2002 Promouvoir l’égalité entre les sexes : un défi commun aux femmes et aux hommes. Un appel aussi entendu par des pays très progressistes comme la Suède, la Norvège, le Danemark et la France.

Les pays nordiques semblent donner le ton. En Suède, depuis 1974 déjà, les gouvernements valorisent la fonction paternelle par l’octroi d’un congé parental réservé aux pères et par des projets de formation. Ce pays injecte aussi des fonds importants pour soutenir les hommes qui luttent contre la violence conjugale. L’Islande, la Norvège et la Finlande ont des programmes similaires. En Suède et en Norvège, on travaille aussi à augmenter le nombre d’hommes dans des métiers habituellement pratiqués par des femmes : gardiens, enseignants, soignants. Dans beaucoup de pays européens, on préfère des structures d’égalité plutôt que de « condition féminine ».

En France, on a cherché à mobiliser tous les acteurs sociaux autour de l’objectif de l’égalité en adoptant, le 8 mars 2004, la Charte de l’égalité, qui veut introduire progressivement une culture de l’égalité. La Charte a rallié 300 partenaires majeurs comme l’Association des régions de France, l’Association des maires de France, des syndicats, des comités d’entreprises. Ces partenaires se sont engagés à nommer des responsables de la parité pour promouvoir dans les entreprises le label « égalité professionnelle » et les congés paternels.

En mars 2004, la Commission de la condition de la femme de l’ONU invitait les États à se tourner vers les hommes. Elizabeth Wright, directrice du Bureau pour la promotion de la femme de la communauté bahá’ie du Canada, assistait à cette réunion à New York. « L’un des principaux sujets à l’ordre du jour était le rôle des hommes et des garçons et on y a adopté une résolution qui encourage les hommes à participer entièrement à toutes les actions entreprises en vue de l’égalité… mais en précisant que les ressources attribuées aux femmes et aux filles ne doivent pas être réduites. »

Elle a trouvé révélatrice cette discussion à l’échelle internationale. « On entendait les résistances de certains pays. Les traditions, les stéréotypes, les privilèges sont difficiles à abandonner, mais la mondialisation des problèmes familiaux et sociaux nous oblige à passer à la prochaine étape : développer la conscience et le sens des responsabilités des hommes. L’égalité entre les sexes n’est pas une affaire de femmes. C’est une question de justice sociale. » À preuve, de nombreuses organisations internationales travaillent aujourd’hui avec des hommes et des garçons dans des projets centrés sur le partage des responsabilités familiales et ménagères, l’hygiène sexuelle et procréative et la pandémie du VIH/sida.

Quand la Gazette des femmes le joint à Toronto, Michael Kaufman est sur le point de s’envoler pour l’Inde. Il y animera un atelier destiné à des leaders d’organisations non gouvernementales (ONG) et portant sur le rôle des hommes et des garçons, à la demande de Save the Children et de UNIFEM.

Chercheur, essayiste, l’un des fondateurs de la Campagne du ruban blanc — cette initiative internationale d’hommes s’opposant à la violence faite aux femmes —, Michael Kaufman parcourt le monde depuis 20 ans pour déconstruire le sexisme et promouvoir l’égalité. Ses travaux sur la masculinité font école, alors que les Men’s Studies se multiplient aux États-Unis.

Convaincu que le plus sûr moyen de courir à l’échec est de ne pas impliquer les hommes, dans la lutte au VIH/sida par exemple, M. Kaufman propose plusieurs stratégies dans un vaste cadre d’intervention élaboré à la demande de UNIFEM. Il faut éviter les généralisations et les stéréotypes (tous les hommes ne sont pas violents, entre autres). Faire appel à la responsabilité plutôt qu’user de reproches. Adapter les approches selon les groupes d’âge. Mais tout d’abord, ne pas sous-estimer la peur des hommes : « Le fait d’associer la masculinité au pouvoir est une notion intériorisée par les garçons dans leur personnalité en développement. […] Perdre le pouvoir, c’est perdre sa virilité. » Paradoxalement, se maintenir à la tête du pouvoir est pour eux la cause d’énormes souffrances.

Or, insiste le chercheur, cette souffrance, réelle, ne peut servir d’excuse à leurs actes de violence ou de discrimination à l’égard des femmes : « Même si nous reconnaissons leurs frustrations et leurs peurs, nous le disons clairement : ce n’est qu’en remettant en question leur pouvoir et leurs privilèges que les hommes — et le monde — pourront avancer. »

Les hommes seraient donc à la fois bénéficiaires et victimes du patriarcat ? Dans Les vulnérabilités masculines, un essai publié en 2004 (Éditions de l’Hôpital Sainte-Justine), le psychologue Richard Cloutier s’interroge : pourquoi les hommes, qui dominent le monde, sont-ils physiquement et psychologiquement plus fragiles que les femmes ? Pourquoi tant de comportements à risques, d’hyperactivité, de délinquance, d’échecs scolaires, d’accidents, de suicides, de violence sexuelle ?

Vers un nouveau contrat social, un passage attendu pour l’égalité entre les femmes et les hommes

Au cours des dernières décennies, les transformations majeures de la société ont entraîné des progrès remarquables pour les femmes dans plusieurs aspects de la vie sociale, économique et politique du Québec. Les efforts déployés ont en outre permis de faire des avancées qui se sont concrétisées par une égalité de droits entre les Québécoises et Québécois. Toutefois, l’égalité de fait demeure un objectif à atteindre et exige que, collectivement, nous allions plus loin dans nos réflexions et dans nos actions. Nous devons insuffler une vision moderne au travail amorcé en matière d’atteinte de l’égalité. C’est ensemble que nous définirons un nouveau contrat social pour atteindre cet idéal où les Québécoises et les Québécois contribueront en toute équité à l’avenir du Québec.

Pour des raisons à la fois biologiques (compétition des mâles pour les ressources reproductives) et psychosociales (socialisation fortement stéréotypée selon le sexe), les hommes sont des accros du pouvoir, victimes de cette dépendance. Ainsi, ils s’engagent dans la mesure, justement, où ils ont du pouvoir : dans les milieux des affaires, de la politique et du sport… plus que dans le ménage de la maison, l’éducation des enfants ou les soins des aînés.

La vulnérabilité des hommes résulte aussi de leur retard à réagir au repositionnement social des femmes : baignés « dans des mondes médiatiques violents et tordus sur le plan des rapports interpersonnels », désormais colocataires d’un monde du travail où le savoir et les technologies remplacent la force brute, les hommes ne savent plus à quel modèle se vouer, et peinent à se redéfinir collectivement comme les femmes l’ont fait depuis 30 ans. « D’autant plus, avoue Richard Cloutier en entrevue, que beaucoup d’hommes n’ont même pas conscience du problème. »

Au-delà des antagonismes stériles, il souhaite d’abord « qu’on distingue le machisme — que l’on veut voir disparaître — de la masculinité, qui doit devenir acceptable, équitable ».Une masculinité qui reste, hélas !, à construire. Réussir la socialisation des garçons exigera plusieurs solutions, poursuit-il, « plus subtiles que de revenir aux écoles non mixtes des années 1950 ». Encourager la paternité, rapprocher les hommes des enfants, bien sûr. « Ce qui serait aussi bon pour les enfants que pour les pères, ajoute Michael Kaufman. Les filles comme les garçons verraient qu’un homme, un vrai, c’est aussi un donneur de soins. »

Déjà, sur le terrain, des projets jaillissent pour influencer la socialisation des garçons. À Toronto, par exemple, un programme dans les écoles élémentaires, Boys for Babies, jumelle des garçons de 10 à 12 ans et les bébés d’une garderie locale afin d’apprendre aux garçons les soins de base aux enfants. En Nouvelle-Écosse, le groupe Men for Change aide des jeunes de 12 à 15 ans à développer des attitudes d’égalité dans leur vie quotidienne.

Plus près de nous, en Beauce, 800 jeunes du primaire et du secondaire peuvent désormais jouer à Ose la différence. Cet outil pédagogique a été développé par Passeport Travail, un organisme d’employabilité, et la Commission scolaire Beauce-Etchemin. L’objectif : intéresser les jeunes, garçons comme filles, aux métiers non traditionnels. Après tout, s’il y a maintenant des femmes poseuses de lignes ou mécaniciennes, il y a peu d’esthéticiens, d’infirmiers ou d’éducateurs en garderie. Pourtant, les garçons auraient plus d’intérêt qu’on le pense pour les « métiers de filles ». Danielle Giguère, de Passeport Travail, a souvent visité des classes du secondaire : « On leur ouvre l’esprit à des choix moins stéréotypés… même si les gars attendent parfois la fin du cours pour venir s’informer, sur un ton un peu sarcastique, des possibilités en coiffure ou en esthétique. »

Contre la violence faite aux femmes — un chantier plus avancé —, des hommes y ont été associés depuis plusieurs années. En 1994 déjà, 10 Québécois connus appuyaient la campagne de financement des CALACS, les centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel. En 2003, 9 personnalités masculines du Nouveau Brunswick, dont le lieutenant-gouverneur Herménégilde Chiasson et le premier ministre Bernard Lord, se déclaraient solidaires avec une affiche-choc : « Il n’est pas suffisant pour nous, en tant qu’hommes, de ne pas être violents. Nous ne tolérons pas le manque de respect et la violence autour de nous. » Sans parler de l’internationale Campagne du ruban blanc, ou de l’infatigable Collectif masculin contre le sexisme.

Sur le terrain, des ententes entre groupes laissent présager une meilleure concertation. L’exemple du protocole unissant La Séjournelle et L’Accord Mauricie est souvent cité : depuis 2000, cette maison pour femmes violentées de Shawinigan et ce centre d’intervention pour hommes violents travaillent de concert pour mieux intervenir auprès des victimes et des agresseurs. Depuis l’automne, l’initiative s’est étendue au Toit de l’amitié de La Tuque. Ainsi, les conjointes des hommes traités à L’Accord Mauricie auront accès à tous les services gratuits et confidentiels de la maison d’hébergement de La Tuque.

C’est en misant sur ce type de concertation que le CSF propose de forger de nouvelles alliances avec des organisations comme les conférences régionales des élus, les commissions scolaires, les municipalités, sans oublier les alliés traditionnels : syndicats, groupes communautaires, milieu de la recherche, etc. L’avis définit les priorités, de la lutte aux stéréotypes sexistes à l’élimination des violences, insiste sur l’octroi des ressources nécessaires, sur la responsabilité partagée des parlementaires et des acteurs sociaux.

On suggère, par exemple, une commission parlementaire permanente, la création d’une Table des partenaires de l’égalité destinée à la mobilisation et à la concertation, ou encore la formation de comités de travail mixtes voués à des dossiers spécifiques comme les stéréotypes sexuels. Mais l’avis ne se prononce pas sur les structures qui devraient accompagner un aussi vaste contrat social. Et c’est là que le bât pourrait blesser.

Plusieurs se demandent ce qu’il adviendra alors de l’actuel Conseil, ainsi que du Secrétariat à la condition féminine (qui fait le suivi de la politique en condition féminine). Seront-ils fusionnés en un seul et nouveau Conseil de l’égalité, comme en Suède? Un conseil mixte, qui plus est ?

La ministre Courchesne ne tranchera qu’après la commission parlementaire, mais les rumeurs qui courent depuis plusieurs mois alimentent les craintes du côté du mouvement des femmes. Peur de perdre des acquis fragiles, peur d’ouvrir la porte aux masculinistes, peur d’un virage prématuré alors que trop de jeunes Québécoises et Québécois vivent dans l’illusion d’une égalité déjà atteinte, peur enfin de la réingénierie d’un gouvernement jugé conservateur.

Plusieurs féministes influentes présenteront donc en commission parlementaire des avis assez critiques. Ainsi, Michèle Asselin, présidente de la Fédération des femmes du Québec, tout en se disant rassurée par le maintien d’une approche spécifique aux femmes, se battra pour maintenir le financement des groupes et une structure forte.

Devant l’éventualité d’un Conseil de l’égalité mixte, elles sont nombreuses, jeunes et moins jeunes, à résister. Ainsi, une chercheuse universitaire qui a passé sa vie à travailler et à publier avec des hommes, avec plaisir, se dit « réticente à voir des hommes au sein des structures de condition féminine, même des proféministes ». D’ailleurs, selon elle, ces derniers ne le demandent pas. Ils préfèrent plutôt appuyer les féministes, comme ces 1 000 hommes qui ont signé la pétition diffusée sur le site de Sisyphe pour conserver le Conseil du statut de la femme et le Secrétariat à la condition féminine. Autrement dit, ils sont là en soutien, et ne veulent pas décider des orientations et des ressources à octroyer.

On craint aussi de voir les enjeux des femmes noyés dans le grand fourre-tout de l’égalité. Pour Francine Descarries, professeure de sociologie à l’UQÀM et directrice de l’Alliance de recherche IREF/Relais- Femmes, les problèmes des femmes et des hommes ne sont pas symétriques : « De tout temps, les hommes ont connu leurs propres difficultés ou crises de la masculinité, dit-elle, mais on s’en sert actuellement pour justifier une charge antiféministe. Des problèmes comme le suicide ou la sous-performance scolaire sont très réels, mais ne relèvent pas d’une discrimination systémique. Ils ne doivent donc pas être traités selon la même logique et par les mêmes organismes que les problèmes des femmes qui, eux, sont attribuables à des rapports inégalitaires. »

Yannick Demers renchérit : « Des instances mixtes existent déjà pour régler ces problèmes: les services sociaux pour le suicide, le ministère de l’Éducation pour le décrochage. Les groupes féministes sont là pour résoudre les problèmes des femmes et nous, les hommes, nous n’avons pas à y mettre le nez. » Le commentaire semble étonnant, provenant d’un membre du groupe de travail Hommes contre le patriarcat. « Les hommes qui le veulent sont déjà associés à la quête de l’égalité, dit-il. Si on met de l’énergie à aller chercher des hommes en changeant les structures, avec un Conseil de l’égalité par exemple, on va attirer des hommes qui voudront défendre leurs propres intérêts, revaloriser les privilèges masculins. À côté des masculinistes les plus haineux, il y a toute une gamme de penseurs et d’intellos qui, sans être forcément antiféministes, ramènent sur la table la souffrance masculine soidisant due à l’avancée des femmes et masquent les désavantages structurels subis par les femmes. Ils profiteraient de la tribune pour imposer les sujets à la mode : décrochage scolaire, suicide des hommes… »

« Il ne faut pas avoir peur des hommes qui partagent la vision des féministes, lui répond Catherine Boucher. Il est même important qu’il y ait un message féministe porté par des hommes. Surtout, il ne faut pas laisser les masculinistes occuper tout le terrain de la condition masculine et de la condition des pères. Un Conseil de l’égalité serait utile à condition qu’il serve justement à créer des mesures concrètes pour inciter les hommes à s’investir dans la sphère privée. »

Ces fameux masculinistes, si médiatisés, sont bien minoritaires « mais leurs obsessions prennent trop de place et nous rendent méfiantes. Comme si la méfiance pouvait être une position politique ! » Celle qui parle s’appelle Marie-Josée Béchard, candidate au doctorat en histoire à l’Université de Montréal. « Je refuse, dit-elle, de voir les choses en noir et blanc ; il y a des hommes opprimés et des femmes oppresseurs. Il y a, à côté des masculinistes rétrogrades, des hommes qui désirent un monde égalitaire, qui peuvent et doivent participer au mouvement féministe, car être féministe n’est pas lié au sexe ou au genre. C’est la croyance en des rapports égalitaires et la mise en pratique de ces croyances qui nous définissent comme féministes. Comment y aller concrètement, quels groupes ouvrir ou garder non mixtes ? Le séparatisme a été un compromis nécessaire au début du féminisme, mais je crois que nous devrions maintenant développer des pratiques mixtes. La recherche, par exemple : je pense que des hommes devraient s’impliquer dans les recherches féministes et des femmes, dans la recherche sur la masculinité, alors que les deux champs sont actuellement plutôt “ghettoïsés ”. »

Porte-parole d’Option citoyenne — bel exemple d’un mouvement mixte qui revendique le féminisme —, Françoise David nuance : « Les femmes ont besoin d’alliés et de partenaires pour avancer sérieusement vers une égalité réelle et quotidienne. Mais il nous faut conserver des espaces de non-mixité. Une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence, par exemple, est un lieu de parole pour des femmes écorchées, un lieu d’appartenance et de découverte des raisons systémiques de leur souffrance. Les féministes, quant à elles, se sont donné des espaces de débat, de recherche, d’organisation collective, et elles doivent les conserver. Cela n’empêche nullement les comités, les coalitions ou les campagnes mixtes de se développer. Et cela se fait déjà. »

Évidemment, personne ne parle de rendre mixte tout le mouvement des femmes. Par contre, au sein de l’appareil gouvernemental, rappelle Thérèse Mailloux, du CSF, plusieurs hommes travaillent déjà aux côtés des femmes : « C’est en partie parce que des hommes nous ont soutenues que des progrès ont pu être réalisés. N’oublions pas qu’ils sont largement majoritaires au gouvernement. Il nous a fallu en contaminer plus d’un ! »

Cela dit, il y a le nerf de la guerre, l’épineuse question des ressources. Plusieurs militantes ont peur des reculs. « Dans la conjoncture actuelle, explique l’une d’elles, les ressources de l’État sont limitées : ce serait comme puiser dans les fonds consacrés au logement social pour financer la transformation en condos… » Thérèse Mailloux a déjà entendu cette objection. « Notre avis pose des balises importantes : il n’est pas question de relâcher le soutien donné aux femmes et aux filles, ou de redistribuer des ressources actuellement consacrées aux femmes vers des actions ciblant les hommes. »

Christine Fréchette, qui a également participé à la réflexion menant à l’avis du Conseil, admet qu’il y aura « un danger réel, s’il y a diminution du budget. L’idéal serait d’ajouter de l’argent neuf pour les hommes. Cela dit, si l’on donne de l’argent pour traiter les hommes violents, on aide les femmes en même temps. »

L’éditorialiste Josée Boileau doute qu’on ajoutera des ressources, à cause du contexte. « Du grand réalisme avec un gouvernement qui ne jure que par le resserrement financier », écrit-elle avec ironie dans Le Devoir du 9 novembre dernier. Ce n’est pas sa seule réserve : « C’est bien joli d’interpeller le milieu local sur des enjeux d’égalité à l’heure où les conférences régionales des élus, créées par le gouvernement Charest et qui ont chassé la société civile des instances régionales, ont vu une chute marquée de la participation des femmes, celles-ci comptant pour une minorité d’élus municipaux. »

Le défi du partenariat, Anne-Marie Trudel est prête à le relever. Directrice générale de AGIR, la Table de concertation des groupes de femmes de l’Outaouais, elle travaille tous les jours avec des instances mixtes comme les conférences régionales des élus ou les ministères. « Il faut rallier ces hommes et aussi les femmes qui ne se disent pas féministes… À tous ces partenaires, je ne demande pas de profession de foi féministe. Il y a une condition cependant : il faut maintenir des groupes de femmes solides, sinon il n’y aura pas de partenariat d’égal à égal. Si on me coupe les fonds, je ne pourrai pas continuer le travail intersectoriel avec les partenaires de mon milieu. »

Michael Kaufman a la même approche avec la Campagne du ruban blanc : « Nous voulons des hommes de tout le spectre politique. Un homme n’a pas à dire “ je suis féministe ” pour nous appuyer. D’ailleurs, plusieurs ne le sont pas, mais ils sont convaincus que la violence contre les femmes doit cesser. Il ne faut pas demander un credo féministe de tous nos alliés. La plupart des hommes diraient non. Mais demandez-leur : Voulez-vous que votre fille soit à l’abri de la violence ? Oui. Soit payée autant qu’un homme ? Oui. Contrôle son corps ? Oui. »

Faudrait-il alors, par stratégie, bannir à jamais le mot féministe ? Au contraire, dit le chercheur : « Un organisme d’État, mixte ou pas, doit absolument agir dans un cadre féministe, et soutenir fermement les ressources pour femmes comme les refuges. Sinon, son discours sur l’égalité sera artificiel. La mobilisation du plus grand nombre ne doit pas servir d’excuse au gouvernement pour se dégager de ses responsabilités, même avec des ressources amoindries. L’État est là pour exprimer la volonté commune. »

Dans ce débat entre optimisme (un brin naïf ?) et prudence (un tantinet excessive ?), le premier camp invoque souvent les initiatives étrangères. « Que le virage vers une intégration des hommes ait fait ses preuves ailleurs, dit Christine Fréchette, c’est déterminant pour moi. Qu’un État social-démocrate comme la Suède ait créé un Conseil de l’égalité, ou que la France ait adopté une Charte de l’égalité impliquant 300 partenaires, ça devrait rassurer les groupes de femmes d’ici. »

« Il faut beaucoup de temps: on ne change pas les mentalités par décret », rétorque Florence Montreynaud, qui a « l’impression que la Charte de l’égalité de la France est passée quasi inaperçue, prenant peu de place dans les médias, le discours public et même chez les groupes de femmes ».

La grande historienne française approuve tout à fait la démarche « sociétale » du CSF. D’ailleurs, à sa première visite au Québec, l’appellation Conseil du statut de la femme l’avait surprise par son côté « années 60 » un peu dépassé, alors même que les actions du Conseil — dont la campagne Méritas et Déméritas — impressionnaient cette redoutable pourfendeuse de la publicité sexiste en France.

En Europe, c’est la Suède qui fait exception, explique-t-elle : « C’est grâce à la continuité politique — les sociaux-démocrates y sont au pouvoir depuis 1932, avec peu d’interruptions — qu’un mouvement féministe assez remuant a pu avancer ses pions plus rapidement. » Une telle synergie est assez rare, bien sûr. « La nouvelle locomotive du féminisme européen, c’est l’Espagne, poursuit-elle avec fougue. La première loi votée par le gouvernement socialiste de Zapatero, au printemps dernier, vise à combattre la violence conjugale. Vous rendez-vous compte ? » Autrement dit, là où il y a volonté politique réelle, il y a progrès des droits des femmes.

Florence Montreynaud souhaite donc du courage à la ministre Michelle Courchesne, qu’elle a rencontrée au Québec et trouvée pleine de bonne volonté. Il lui en faudra pour répondre, en commission parlementaire ou ailleurs, à ceux et celles qui doutent de sa démarche : les gens convaincus que l’égalité entre hommes et femmes est chose faite autant que les féministes persuadées qu’un changement de stratégie est à proscrire. Sans oublier tous ceux pour qui les hommes sont les vraies victimes des temps modernes.