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Seigneuresse en Nouvelle-France

Marie-Catherine Peuvret a dirigé pendant 24 ans la seigneurie de Beauport au 18e siècle. Une noble dame au caractère bien trempé.

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Marie-Catherine Peuvret a dirigé pendant 24 ans la seigneurie de Beauport au 18e siècle. Une noble dame au caractère bien trempé.

« Comment cette femme de l’élite, à la personnalité peu commune, a-t-elle pu passer si longtemps inaperçue ? » Benoît Grenier, historien, n’en revient pas. S’il n’avait rédigé sa thèse de doctorat sur les seigneurs résidants de la vallée du Saint-Laurent, il n’aurait jamais connu Marie-Catherine Peuvret, seigneuresse de Beauport de 1715 à 1739. Et pourtant, celle-ci a dirigé un immense fief pendant deux décennies !

Avec sa biographie Marie-Catherine Peuvret : veuve et seigneuresse en Nouvelle-France (Septentrion, 2005), le jeune homme de 30 ans a redonné à la dame d’antan sa place dans l’Histoire. Un hommage mérité pour cette aïeule de l’écrivaine Anne Hébert, du poète Hector de Saint-Denys Garneau ainsi que des patineurs artistiques Paul et Isabelle Duchesnay.

C’était au temps où la ville de Québec comptait 750 habitants…

Le 13 janvier 1667 naît Marie-Catherine Peuvret dans une famille en vue de la colonie. Son père, Jean-Baptiste Peuvret, est un notaire prospère; sa mère, Marie-Catherine Nau, une fille de noble. Dans l’entourage évoluent des femmes audacieuses, telle Charlotte-Françoise Juchereau, comtesse de Saint-Laurent. En 1702, cette entrepreneure excentrique achète le comté de l’île d’Orléans, qui lui est vite confisqué pour cause de non-paiement. Pour récupérer « son » bien, elle part à Paris se jeter aux pieds du roi ! Louis XIV, guère ému, la fait aussitôt rembarquer pour la Nouvelle-France.

À vue de nez, Marie-Catherine ne semble pas posséder cet esprit d’aventure. La sage aristocrate fréquente l’école des Ursulines avant d’épouser, à 16 ans, Ignace Juchereau Duchesnay, 24 ans. La seigneurie de Beauport appartient alors à un couple sans enfants : la tante de Marie-Catherine et l’oncle d’Ignace… Michelle-Thérèse Nau et Joseph Giffard se sont choisi des héritiers dignes de leur manoir, vaste demeure en pierre près du fleuve, à 5 km de Québec.

Ils offrent leur domaine en cadeau de mariage aux jeunes époux à la condition de pouvoir y vivre avec eux. Ils vieilliront au sein de la famille, qui comptera 17 enfants.

Accaparée par ses multiples grossesses, la dame Duchesnay reste invisible jusqu’au décès d’Ignace, en avril 1715. C’est alors qu’elle entre en scène. Un cas classique. « Beaucoup de femmes ont exercé des fonctions masculines, comme seigneuresses ou marchandes, mais pour qu’on les voie, il fallait que leur mari décède avant elles », rapporte Grenier.

Marie-Catherine Peuvret a 48 ans et encore neuf enfants sur les bras. Elle pourrait se remarier ou confier la gestion du fief à son fils aîné, âgé de 30 ans. Mais ses garçons s’éloignent : Joseph aux îles de la Madeleine, Ignace-Augustin et Ignace-Alexandre aux Antilles. C’est donc elle qui reprend les rênes. La veuve aurait-elle écarté ses fils pour exercer elle-même le pouvoir ?

Après des années passées à observer son oncle et son mari gérer le patrimoine, la seigneuresse sait s’y prendre. Elle concède des dizaines de terres en censives (parties vendues d’un fief où le seigneur prélève un impôt annuel), dont sept à des Amérindiens, tel « Anthoine Sauvage Huront demeurant à la Nouvelle Lorette ». Elle perçoit les rentes que lui doivent ses paysans. Elle attire dans la paroisse des artisans qualifiés et engage un meunier de confiance pour le moulin seigneurial. En 1725, la seigneurie de Beauport abrite plus de 500 habitants; une communauté enviable, puisqu’un fief atteint la rentabilité dès qu’il compte 20 familles.

La Marie-Catherine sait aussi se faire respecter. En 1724, elle réclame une banquette supplémentaire dans l’église de sa paroisse, juste derrière son banc seigneurial, pour asseoir sa grande famille. Les marguilliers (chargés de la gestion du temple) refusent net. Faire reculer tous les notables d’une rangée, quand la place à l’église symbolise le rang social, y pensez-vous ! Après trois passages en cour, elle gagne la bataille. L’intendant de la colonie, Michel Bégon de La Picardière, oblige les marguilliers à lui accorder son banc sous peine d’amende.

La seigneuresse tient tête aux Jésuites, qui possèdent la seigneurie voisine de Notre-Dame-des-Anges, comme aux prêtres du Séminaire de Québec, qui gèrent celle de Beaupré. Dès 1716, elle accuse ces derniers de piller le bois de ses terres et ce, devant le Conseil souverain, le plus haut tribunal de la colonie. Vingt ans après, elle réussit à interdire légalement aux « chapardeurs » de traverser son territoire, les forçant ainsi à un long détour pour se rendre à Québec ! Elle est aussi implacable avec ses propres censitaires. En 1728, elle les oblige à payer leurs 20 sols de rentes en monnaie de France, la livre tournois, qui vaut 25 % de plus que la monnaie de carte en usage au pays…

Tout un caractère, Marie-Catherine Peuvret ? « À première vue, elle apparaît comme une vieille malcommode, reconnaît Benoît Grenier en riant. Mais il n’est pas dit qu’exercer ses droits était bien accepté pour une femme ! À mon avis, ses voisins étaient moins conciliants à cause de son sexe. » Le fait qu’on ne la connaisse que par les actes légaux qu’elle a signés pour régler des querelles accentue cette image de batailleuse.

N’empêche qu’elle dirige tout le monde d’une main de fer… dans un gant de crin. À 70 ans, elle déshérite son fils Antoine, le seul qui lui reste, parce qu’il est amoureux d’une roturière. « Des attaches qui luy conviennent assez peu, qu’elles doivent le couvrir de honte et font gémir de douleur toute la famille », dicte-t-elle au notaire. D’abord, Antoine, 33 ans, « ne luy répond qu’en se mocquant ». Il finit cependant par renier son amour et par épouser en grande pompe Marie-Françoise Chartier de Lotbinière, en 1737. L’année suivante, il reçoit de sa mère la seigneurie de Beauport… pour un bail de trois ans. Comme s’il était un étranger.

Toutefois, l’esprit stratégique de Marie-Catherine Peuvret lui permet d’établir avantageusement sa progéniture. Marie-Louise épouse le noble officier Philippe Damours, sieur de la Morandière. Marie-Madeleine convole avec l’aristocrate parisien Jean-Christophe-Marie de Monceaux. Marie-Thérèse s’unit à Guillaume-Emmanuel-Théodose Denis, sieur de Vitré. La seigneuresse n’est pas pressée de marier ses jouvencelles : l’une fête ses noces à 38 ans, l’autre à 40 ! A-t-elle voulu épargner 17 grossesses à ses filles ? Ou seulement leur assurer un noble mariage ? Quant aux religieuses Geneviève et Marie-Josèphe, elles dirigeront à tour de rôle le monastère de l’Hôpital général de Québec.

À sa mort, le 15 février 1739, Marie-Catherine Peuvret laisse quelques objets de prix — moulin à café, calèche et argenterie — et une cassette de papiers légaux classés en liasses bien nettes. « C’est clair qu’elle était efficace dans sa gestion », en conclut Grenier. Elle est enterrée dans l’église, sous le banc seigneurial qui lui avait valu l’ire des marguilliers.

Malgré tout son talent, la seigneuresse de Beauport n’est pas unique. Benoît Grenier estime que 25 % des seigneuries de la Nouvelle-France auraient été administrées par des femmes à un moment ou l’autre de leur histoire. Par exemple, Madeleine de Verchères, seigneuresse de Sainte-Annede-la-Pérade.

Marie-Catherine Peuvret mériterait tout de même un signe de reconnaissance. « À Beauport, rien ne rappelle son souvenir », regrette son biographe. Récemment, le comité toponymique a failli transformer la rue Saint-Ignace en rue Marie-Catherine-Peuvret : la seigneuresse aurait ainsi supplanté son mari ! Finalement, on a préservé le nom ancien de l’artère. « J’espère quand même qu’on trouvera une place à Marie-Catherine, conclut Benoît Grenier. Elle avait peut-être mauvais caractère, mais elle a accompli beaucoup. »