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L’égalité vue par Claire Deschênes

« La marche de la science et de la technologie n’est pas neutre. Elle est située dans la culture, dans le temps, et elle peut être genrée. »

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Temps estimé de lecture :7 minutes

Bandeau :Photo : © Sarah Tailleur

Professeure émérite de l’Université Laval, Claire Deschênes est une pionnière connue internationalement à la fois pour ses recherches en génie et pour son engagement pour l’égalité des femmes en sciences et génie. Première femme professeure de génie à l’Université Laval, elle y a enseigné le génie mécanique de 1989 à 2019 et fondé le Laboratoire de machines hydrauliques (LAMH). De 1997 à 2005, Claire Deschênes a été titulaire de la première Chaire pour les femmes en sciences et génie au Québec, créée par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG). Elle a aussi cofondé trois organismes à but non lucratif, l’International Network of Women Engineers and Scientists (2003), l’Association de la francophonie à propos des femmes en sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (2002) et l’Institut canadien pour les femmes en ingénierie et en sciences (2008). Claire Deschênes a reçu de nombreux prix et distinctions, dont l’Ordre national du Québec (chevalière, 2021), le Prix du Québec Lionel-Boulet (2020) et l’Ordre du Canada (2019). Elle est également récipiendaire de deux doctorats honorifiques (Université de Sherbrooke, 2019, et Université d’Ottawa, 2016). Depuis 2017, elle est directrice de la revue interdisciplinaire Recherches féministes.

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Quelle place occupent aujourd’hui les jeunes (et moins jeunes!) Québécoises sur le marché de l’emploi, dans des domaines encore largement associés aux hommes comme l’ingénierie, les sciences et les technologies?

En 1969, à la fin de mes études secondaires, le pourcentage de femmes ingénieures au Québec était de 0,1 %. En 2002, l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ) affichait un pourcentage de femmes de 10 % et il est aujourd’hui de 15 %. La part des femmes qui s’inscrivent en génie par rapport à d’autres domaines d’études augmente, et certains champs du génie attirent plusieurs d’entre elles, notamment les génies qui touchent directement la biomécanique, le bien-être des personnes et l’environnement.

Cependant, comme la représentation féminine dans les inscriptions au baccalauréat en génie au Québec n’est que de 23 %, et que ce pourcentage évolue lentement, il est toujours nécessaire de travailler à changer la perception selon laquelle le génie est une profession masculine.

Plusieurs organismes et universités souscrivent à l’objectif lancé par Ingénieurs Canada d’avoir 30 % de finissantes en génie en 2030 partout au pays. Le Manifeste à propos des femmes en STIM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques) propose plusieurs avenues pour y parvenir. Les étudiantes en génie ont aussi pris leur avenir en main. Elles se sont regroupées en associations qui favorisent leur propre intégration sur le marché du travail, comme Génie uELLES à l’Université Laval, qui organise des activités où elles rencontrent des ingénieures expérimentées et invitent les industries et bureaux de génie-conseil à se présenter.

Depuis votre entrée comme première femme professeure à la Faculté des sciences et de génie de l’Université Laval, qu’est-ce qui a véritablement changé pour les femmes, à la fois dans ces milieux d’étude et de pratique?

Le marché de l’emploi est excellent en ce moment pour les finissantes en sciences et technologie (ST), notamment dans les branches où elles sont peu nombreuses, du fait de leur rareté. Plusieurs entreprises qui les emploient ont maintenant bien assimilé que la diversité est source d’innovation; elle permet une meilleure représentation de la société au sein même de leur personnel et l’émergence d’idées nouvelles. Cela les incite à mettre en place des mesures d’intégration, encore imparfaites certes, mais qui visent à favoriser le recrutement et l’avancement de carrière. On est sur la bonne voie.

Les finissantes en génie savent par contre que l’exercice de la profession n’est pas exempt de difficultés. Leur plus gros défi demeurera l’articulation travail-famille. Un rapport récent de l’OIQ publié en 2022, intitulé Guide de l’employeur pour un milieu de travail plus diversifié, inclusif et équitable, mentionne que 45 % des ingénieures déclarent avoir été victimes de discrimination au cours de leur carrière en raison de leur genre, trois fois plus que dans la population en général.

Une recherche à laquelle j’ai participé a montré que certains lieux de travail demeurent plus problématiques que d’autres pour les femmes, particulièrement pour les plus jeunes, notamment sur les chantiers, dans les usines et lors de déplacements à l’étranger.

Lorsque j’ai suivi mon cours à l’Université Laval on était seulement huit filles sur environ 650 étudiants dans toutes les facultés de génie. Pendant mes quatre années d’études, j’ai toujours été la seule fille en concentration “mécanique”. Inutile de te dire que tous les yeux se sont tournés vers moi quand j’ai fait mon entrée au premier cours.

– Claire Deschênes

– Pérusse, Michèle (1980). Claire Deschênes : ingénieure mécanique.
Gazette des femmes, vol. 2, no 5, p. 10.

Il est clair que la situation dans les milieux de pratique s’est grandement améliorée depuis que j’ai obtenu mon diplôme en génie mécanique il y a 50 ans. Malgré les enjeux qui demeurent, les ingénieures se disent heureuses en carrière, autant d’après l’OIQ que selon mes recherches. Elles aiment améliorer le bien-être et résoudre des problèmes pratiques en équipes diversifiées.

L’approche scientifique ou la vision des sciences et du génie est-elle genrée?

J’ai dirigé de 1997 à 2005 la première chaire du CRSNG pour les femmes en sciences et génie au Québec. Ce travail m’a incitée à interroger les résultats des recherches. Parmi ceux-ci se trouvaient des écrits féministes qui visaient à savoir si les femmes portent un regard différent des hommes sur la science. Le premier constat est que le cheminement de carrière des femmes en ST est souvent différent, parce qu’elles doivent tenir compte de leur horloge biologique et de leurs obligations familiales. Le second constat est que les sujets d’études scientifiques et de développements technologiques qu’elles préfèrent sont genrés.

Avec deux collègues, Monique Frize et Ruby Heap, je termine en ce moment l’écriture d’un livre qui relate la contribution des femmes en ST vue à travers les Conférences internationales et multidisciplinaires ICWES (International Conference of Women Engineers and Scientists). Ces conférences ont lieu tous les trois ans. Entre 1964 et 2002, la période étudiée, plus de 6 000 femmes scientifiques et ingénieures, de 56 pays différents, ont présenté plus de 1 000 articles scientifiques, symposiums et tables rondes.

Notre recherche montre la contribution des participantes au développement des connaissances, leurs préoccupations grandissantes pour l’augmentation de la population (qui est passée de 3,3 milliards à 6,3 milliards) et les aspects négatifs apportés par les développements en ST. Les résultats démontrent en outre l’évolution dans le temps des dialogues entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, et témoignent de l’éclairage que les féministes ont apporté sur les enjeux que vivent les femmes en STIM.

L’existence d’un regard féminin sur les ST est claire dans les sciences de la vie. Un exemple parmi d’autres : une femme médecin japonaise, Yoshiko Iwahira, a publié aux ICWES XI, en 1999, un article sur le rôle des femmes médecins dans la chirurgie plastique à la suite d’un cancer du sein, la nécessité de développer une relation proche avec la patiente et un œil critique pour l’esthétique. À la même conférence, la présentation de Masako Matsuda et ses collaborateurs analysait le rôle préventif de l’estrogène sur la santé coronarienne des femmes ménopausées.

Du côté des sciences physiques, si les équations sont neutres en soi, les applications sur lesquelles on travaille en les utilisant relèvent des choix en recherche. J’ai personnellement bâti ma carrière sur l’amélioration de la durée de vie des turbines hydrauliques qui produisent l’électricité, une énergie renouvelable que je juge importante pour le Québec et pour notre avenir énergétique. Bien entendu, certaines communautés ne sont pas d’accord avec les développements hydroélectriques, une position culturelle que je respecte également.

La marche de la science et de la technologie n’est pas neutre. Elle est située dans la culture, dans le temps, et elle peut être genrée. Je suis persuadée qu’en accordant une meilleure place aux préoccupations des femmes et en rendant leur travail plus visible, on modifiera les perceptions sociales et, par ricochet, on permettra un changement de culture favorable à une meilleure représentation féminine en ST.

Quel film, livre, reportage ou série à saveur féministe vous a particulièrement touchée?

À l’approche de la retraite, j’ai accepté la direction de la revue interdisciplinaire Recherches féministes. Les chercheuses (et quelques chercheurs) féministes sont à l’affût des mouvements sociaux et des rapports sociaux de sexe et de genre.

Les coéditrices du plus récent numéro de la revue (« Configurations des héritages féministes », à paraître), Marie-Andrée Bergeron, Camille Robert et Chloé Savoie-Bernard, s’interrogent sur les héritages féministes en général et sur leurs angles morts. Dans leur texte de présentation, elles mentionnent être passées d’une volonté de reconstituer et de préserver les héritages féministes à un désir de les réexaminer à la lumière des enjeux soulevés par les féminismes décoloniaux, noirs et queers, entre autres.

Les textes de ce numéro sont fascinants parce qu’ils revisitent le passé pour apporter un nouvel éclairage féministe sur les enjeux du présent. Cette publication et d’autres semblables auront sans doute une incidence sur le marché du travail, dans le sens d’une meilleure ouverture aux groupes minorisés en vue d’une meilleure équité.

Quelles sont les femmes qui vous inspirent pour l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes?

Les pionnières féministes ont travaillé fort dans la deuxième moitié du 20e siècle et jusqu’à maintenant pour améliorer l’égalité entre les femmes et les hommes. Et elles ont réussi.

Je suis particulièrement inspirée par les contributions des premières conférences ICWES, qui donnent un aperçu de l’émergence du féminisme de la deuxième vague dans les années 60 dans le monde occidental, et de l’action concrète des femmes ingénieures et scientifiques de plusieurs pays en ce sens.

Je salue également les nombreuses Canadiennes qui m’ont inspirée. Je pourrais en nommer plusieurs, mais je désire ici saluer Huguette Dagenais, pionnière des études féministes à l’Université Laval, qui a déployé une énergie remarquable pour cofonder d’importantes réalisations féministes qui perdurent aujourd’hui, notamment la revue Recherches féministes, en 1988. Dans le numéro à paraître, « Configurations des héritages féministes », elle nous incite à examiner le passé pour en faire un tremplin pour le futur.

L’ensemble de mon expérience me confirme que ma collègue Huguette a raison : c’est à l’aune des héritages féministes et en gardant l’esprit ouvert envers les enjeux émergents que l’égalité entre les femmes et les hommes pourra être atteinte.

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