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Féminin singulier

Julia Kristeva est psychanalyste, linguiste, sémiologue, auteure de romans et d’essais, parmi lesquels Étrangers à nous-mêmes, un livre-culte lu par des générations d’étudiants.

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Julia Kristeva est psychanalyste, linguiste, sémiologue, auteure de romans et d’essais, parmi lesquels Étrangers à nous-mêmes, un livre-culte lu par des générations d’étudiants. Nous l’avons jointe en France, où elle réside, pour qu’elle nous parle de son dernier ouvrage, Thérèse mon amour, et donc de la religion, du féminisme et des femmes qui l’inspirent.

Née en 1941 en Bulgarie, immigrée en France en 1966, Julia Kristeva a fait partie du groupe de philosophes et d’intellectuels Tel quel (comptant les Philippe Sollers, Roland Barthes, dont elle a été l’élève, et Michel Foucault). Ses romans et essais témoignent de sa quête du sens à travers la création, l’amour, le savoir. Couverte de prix et de distinctions (dont la Légion d’honneur en janvier 2008), elle dirige l’École doctorale Langue, littérature, image : civilisations et sciences humaines, à Paris, tout en enseignant à Toronto et à New York, entre autres.

Croire et savoir

« Thérèse mon amour a commencé par une commande », raconte Kristeva, dont la teneur mystique de l’ouvrage a surpris le milieu littéraire et intellectuel, à commencer par elle-même. « Puis j’ai rompu mon contrat pour pouvoir écrire librement, car j’ai découvert en Thérèse d’Avila une grande créatrice. Je voulais avoir toute la latitude et le temps de pouvoir écrire à ma guise. » Résultat : Thérèse mon amour (éditions Fayard), une brique de près de 800 pages, à la fois biographie, récit, théâtre. L’écrivaine y met en scène une héroïne fictive, Sylvia Leclercq, thérapeute dans un centre pour adolescents en difficulté, qui s’adresse à Thérèse d’Avila (1515-1582) comme si les siècles ne les séparaient pas. La critique encense l’ouvrage, qu’on juge baroque mais imaginatif et innovateur.

Kristeva y disserte en toute liberté (et en psychanalyste) sur la religion et la spiritualité, mais également sur la philosophie, la guerre, l’amour, bref, sur des sujets qui intéressent le grand public. Si l’ouvrage est original, il exige toutefois une certaine connaissance de l’histoire et des sciences humaines auxquelles il fait référence. Néanmoins, Kristeva donne envie de découvrir l’œuvre littéraire de Thérèse d’Avila : un tour de force car, toute créatrice qu’elle fut, cette « sainte » dépeinte par la sculpture du Bernin (La Transverbération de sainte Thérèse) est une icône du catholicisme, religion qui a plutôt étouffé les femmes qu’autre chose…

Interroger notre besoin de croyance

Julia Kristeva dit comprendre cette réserve. Mais elle souhaite faire découvrir un autre aspect de la réformatrice que fut Thérèse d’Avila. « Contrairement au cliché, Thérèse n’a pas été “soumise” à la religion, précise l’auteure. Elle ne s’est pas contentée de “subir” ses “extases”, mais s’est posé des questions, a écrit, investi, réfléchi; elle se demande tout le long de sa vie ce que signifient ces états extatiques. Donc, plus elle est fervente, plus elle devient interrogative, et cela la conduit à écrire. »

On retrouve sa pensée dans Le Château intérieur ou encore le Livre de la vie, abondamment cités par Kristeva. Thérèse d’Avila y aborde ses propres vulnérabilités (désir, maladie, entre autres), qui lui font écrire que « nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps ».

Et c’est un portrait de Thérèse l’écrivaine qu’a choisi Kristeva pour illustrer la couverture de son livre. « En prenant la plume, Thérèse d’Avila fait une sorte d’autoanalyse et crée une fiction, car elle saisit tout le pouvoir de l’imagination et sait comment faire de sa pensée une création de soi. L’imagination, pour elle, n’est pas un décor mais un acte de création. C’est une formidable leçon : elle n’était pas dupe et comprenait que la religion lui servait à donner du sens à sa vie. »

À force de poser des questions, la religieuse a d’ailleurs fini par s’attaquer aux règles monastiques, à l’Église. Elle est devenue une femme politique qui a fondé 17 monastères. « Pour moi, c’est un modèle de discussion et de débat, une femme d’écriture et d’action », assure Kristeva.

Interroger notre besoin de croyance : voilà une leçon, pense-t-elle, que pourrait nous donner son héroïne. « Car c’est le propre de notre époque contemporaine d’être ballottée entre deux tendances : on se crispe ou sur l’identité par la religion, ou sur l’humanisme rationnel qui ne veut pas entendre parler de religion; pourtant, celle-ci séduit des millions de gens ! J’ai d’ailleurs voulu ce livre comme une réponse au “heurt” des religions. » Julia Kristeva propose donc de continuer à développer, à connaître, à déconstruire en douceur et sans heurt les dogmes et les religions, « comme peuvent le faire… les psychanalystes » !

Les femmes et le génie

Avec ce livre sur Thérèse d’Avila, Julia Kristeva continue à tracer des portraits de femmes d’exception. Parmi celles qui figurent sur son tableau d’honneur, l’auteure française Colette, l ’anthropologue anglaise Melanie Klein et la philosophe allemande Hannah Arendt : toutes trois sont les sujets de son triptyque Le Génie féminin : la vie, la folie, les mots, une somme de travail impressionnante parue entre 1999 et 2003. Ce projet a révélé au monde le génie des femmes; Klein, par exemple, établit au début du 20e siècle l’importance de l’« empathie » dans la cure psychanalytique, un concept communément admis aujourd’hui.

La trilogie met aussi en lumière ce qui, selon Kristeva, caractérise le « féminin » : le fait d’être en relation avec les autres, de développer et d’entretenir ce lien, de le garder vivant. Ce thème traverse toute son œuvre.

Risquer la singularité

Les femmes que Julia Kristeva a étudiées ont un autre point commun. À la sortie du Génie féminin, l’essayiste m’avait confié (Voir, 7 mars 2002) avoir choisi des femmes qui ont « pensé et créé “en dehors” de la dichotomie hommes-femmes et travaillé dans une grande liberté de pensée, sans se couper de leur part de féminin ni de leur part de masculin ». C’est ce qu’elle appelle la « singularité ».

Sur son chemin de la création, Kristeva a donc rencontré des figures féminines qui l’ont aidée, d’une certaine façon, à construire sa propre singularité. Une sorte d’engagement personnel envers le féminisme, auquel la femme de lettres s’est toujours sentie liée. « Je n’aurais jamais pu écrire les livres dont il est question dans notre entrevue, et encore moins Thérèse mon amour, à une autre époque; je n’aurais pu mettre en avant son intelligence, son pouvoir de création et sa force si le féminisme n’avait pas existé », dit Kristeva, qui ajoute « n’obéir à aucun dogme ». Elle cherche plutôt à réévaluer la « tradition » (de la philosophie, de l’histoire, de la religion) à la lumière de ses champs d’expertise. « Je tente de comprendre ce qui fait de chaque femme un être singulier. » C’est ainsi qu’elle répond à la guerre des sexes dans Seule, une femme : « Bien qu’elle s’enracine dans la dualité sexuelle biologique, chaque personne invente dans son intimité un sexe spécifique. C’est là que réside le génie de chacun : homme ou femme, je prends le risque de mettre en question ma pensée, mon langage et toute identité qui s’y abrite. »

« Je ne suis pas la seule, d’ailleurs, à faire cela », lance Julia Kristeva lorsque je lui cite ce passage. Les universités sont pleines d’intellectuelles qui travaillent sur les œuvres d’autres femmes, disparues de l’histoire. Des travaux qui, malheureusement, restent dans les murs des établissements et demeurent inconnus du grand public. « Peut-être les auteures de ces études, plus pointues, craignent-elles de voir leurs travaux réduits à la caricature, ne pas être pris au sérieux. Et c’est vrai que les médias, parfois, travestissent ce que l’on fait. Mais on ne peut penser sans s’exposer, assure Kristeva. Et il faut oser se mettre à nu, prendre des risques. »