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L’approche féministe en histoire : entretien avec Christelle Taraud

Élargir les horizons disciplinaires… et institutionnels

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Temps estimé de lecture :6 minutes

Bandeau :Photo : © Houcine Ncib (unsplash.com)

Christelle Taraud est historienne et féministe, spécialiste des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial. Elle enseigne dans les programmes parisiens de lUniversité Columbia et de lUniversité de New York. Chercheuse et militante pour les droits des femmes, elle est membre associée du Centre dhistoire du XIXe siècle des universités Paris I et Paris IV.

Avec Féminicides – Une histoire mondiale, l’ouvrage collectif paru en 2022 qu’elle a dirigé, Christelle Taraud dresse un panorama historique et polyphonique des violences contre les femmes.

Comment ce projet est-il né?

Cela fait longtemps que je travaille sur la question des féminicides. J’ai fait ma thèse sur la prostitution coloniale et, comme professeuse dans le programme parisien de Columbia, je donne un cours de théorie féministe qui s’intitule Révolution, guerre, génocide, violences de femmes, violences contre les femmes, dans lequel je croise la question des féminicides de masse. La configuration très particulière de la pandémie de COVID-19 m’a permis de mettre en route et d’écrire cet ouvrage très rapidement.

Depuis quand la recherche en histoire s’intéresse-t-elle aux féminicides?

Le concept a été forgé par l’anthropologue et militante féministe mexicaine Marcela Lagarde dans le milieu des années 1990. Mais la première fois qu’il a été employé d’un point de vue universitaire et politique, c’était au Tribunal international des crimes contre les femmes à Bruxelles en 1976 par l’intermédiaire de Diana Russel, une sociologue étasunienne. Toutes les chercheuses et les militantes réunies dans le cadre de ce tribunal international prennent conscience que les femmes subissent, dans le monde entier, des violences létales au caractère systémique du simple fait qu’elles sont des femmes.

Est-ce que l’utilisation du terme « féminicide » suscite des débats au sein de la communauté universitaire ?

Lors du symposium sur les chasses aux « sorcières » qui s’est tenu le 8 mars 2022 au Mémorial de Steilneset, en Norvège, nous avons eu un grand débat sur ce terme. En France, on utilise le terme « féminicide » pour parler des meurtres de femmes par un proche, tandis qu’en Norvège, le terme couramment usité est « fémicide », et ce, même lorsqu’il s’agit de crimes de masse. Or, le féminicide, tel qu’il a été défini à l’origine dans le cadre des meurtres systémiques à Ciudad Juárez et sur l’ensemble de la zone frontière entre le Mexique et les États-Unis, désigne justement un meurtre collectif et de masse, un crime d’État à tendance génocidaire.

Depuis quand y a-t-il une approche féministe dans la recherche en histoire?

Christelle Taraud, historienne

Les années 1970 sont une période centrale pour le monde occidental. En Europe, les universités se sont construites sans les femmes depuis le Moyen Âge. Elles leur ont été interdites jusque dans la seconde moitié du 19e siècle, date à laquelle elles ont pu y pénétrer, mais très minoritairement. C’est donc le 20e siècle, en particulier après la Seconde Guerre mondiale, qui voit une arrivée massive des femmes : comme étudiantes d’abord, puis comme professeuses.

Par conséquent, quasiment aucune femme n’occupe un poste de responsabilité au sein des universités avant le choc des années 1970. À la fin de cette décade, les femmes qui ont participé aux mouvements de libération – tel le Mouvement de libération des femmes en France – commencent à intégrer les universités. Beaucoup de grandes théoriciennes du féminisme, comme Monique Wittig ou Christine Delphy, ont d’abord milité pendant plusieurs années avant d’entrer à l’université.

Ce sont ces femmes, en même temps militantes et chercheuses, qui vont permettre la création des premiers départements d’études sur les femmes, sur le genre et sur les personnes queers. Il faut noter ici l’importance du lesbianisme politique dans cette dynamique. Souvent, les chercheuses qui s’inscrivent dans cette mouvance travaillent de manière interdisciplinaire, ce qui caractérise d’ailleurs les études féministes et pose beaucoup de problèmes. En particulier en France, où on fait finalement assez peu de recherches de ce type.

Au passage, les théories féministes n’impliquent pas seulement une réflexion sur les concepts, les savoirs ou les disciplines, mais aussi sur les institutions. Or, les universités sont de grandes institutions normatives, patriarcales et capitalistes. Il faut donc réfléchir à la manière de les transformer.

Quels freins empêchent un changement de fond?

Le savoir est un pouvoir central qui n’est que très minoritairement partagé. Pour deux raisons principales : d’abord parce que c’est un univers encore majoritairement accaparé par les hommes, et ensuite parce que, globalement, les femmes qui s’y trouvent en mesure de faire bouger les lignes ne le font que très marginalement. Elles se comportent en général comme des hommes, faisant trop souvent corps avec les valeurs de la masculinité hégémonique.

Justement, existe-t-il une sororité entre les historiennes?

Pour qu’il y ait sororité, il faut une volonté claire de travailler dans l’horizontalité, l’égalité, le respect et l’inclusivité. Mais comment la créer dans des espaces universitaires structurés par la verticalité, la hiérarchie, le rapport de force, la concurrence, la compétition? Cela se voit dans l’obsession des titres, des statuts, mais aussi dans celle des récompenses.

« Les théories féministes n’impliquent pas seulement une réflexion sur les concepts, les savoirs ou les disciplines, mais aussi sur les institutions.  »

– Christelle Taraud

C’est le produit d’une société qui confond la stimulation intellectuelle avec le statut social de l’intellectuel·le. La sororité, bien qu’elle existe au sein des universités évidemment, se crée plus souvent dans des espaces qui lui sont extérieurs, où on peut mener des discussions plus sereines, en dehors des titres et des fonctions.

S’il fallait tirer un bilan de l’approche féministe à l’université ou dans les facultés d’histoire, à quoi ressemblerait-il?

En France, les études féministes sont très peu intégrées aux espaces universitaires. Hormis quelques pôles très actifs à Paris 8, Angers, Toulouse, Sciences Po, et un certain nombre de professeuses et professeurs qui s’engagent sur la question, l’institutionnalisation est faible, même si elle progresse en raison de la demande sociétale.

Le retard historique et la très grande résistance s’expliquent autant par l’héritage antiféministe de la France que par un fort sentiment nationaliste. Nombreux sont ceux qui pensent que ces concepts – à commencer par celui de genre, très décrié – arrivent de l’étranger et qu’ils constituent une sorte de cheval de Troie visant à éradiquer les spécificités françaises tout en remettant en cause les fondements de l’ordre sexuel et social.

Et de l’autre côté de l’Atlantique?

Les études sur le genre ou sur les femmes sont beaucoup plus développées aux États-Unis. Contrairement à ce qu’on pense souvent, ce n’est pas parce que ces universités sont plus progressistes qu’ailleurs, mais plutôt parce que ce sont des structures capitalistes : elles suivent le mouvement et répondent aux besoins de leurs clientèles, des étudiant·e·s qui payent leurs études à un tarif très élevé et qui demandent ce type de cours.

Au Canada, c’est un peu différent, car selon moi, la société est beaucoup moins clivée et bien plus féministe. Les universités y mènent un travail de fond, une réflexion plus globale sur l’importance des théories féministes pour mieux comprendre nos sociétés et pouvoir les transformer. Et un grand nombre de départements d’études sur le genre et beaucoup de professeuses et professeurs qualifié·e·s encadrent les étudiant·e·s. Quoique ce dernier aspect s’applique aussi aux États-Unis, évidemment.

Et qu’en est-il de l’écriture inclusive à l’université?

Nous en sommes au point zéro, ou presque. À part dans les revues ou chez les chercheuses féministes. On voit bien la difficulté de faire exister ce débat au sein de la société française. De surcroît, il faudrait standardiser l’écriture inclusive, faire intervenir des commissions de sémiologues et de linguistes, arrêter de « bricoler » et prendre ce sujet au sérieux. Le projet d’une société véritablement égalitaire ne peut se faire sans une langue qui le soit, elle aussi.