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Se faire avorter loin de chez soi

Interruption volontaire de grossesse : une accessibilité inégale

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Brooke Cagle (unsplash.com)

Au Canada, la plus grande menace au droit à l’avortement est son accessibilité, encore très inégale d’une province à l’autre. C’est le cas même au Québec, qui compte pourtant le plus grand nombre de cliniques au pays.

Élyse* rêvait de devenir maman, mais pas maintenant. Coincée dans une relation amoureuse toxique, l’étudiante ne voulait pas de cet embryon niché au creux de son ventre. Même en prenant la pilule contraceptive chaque jour, son alarme réglée au quart de tour, elle est tombée enceinte. « J’avais honte de vouloir me faire avorter, mais j’étais convaincue que c’était la bonne décision », me confie la jeune femme.

Élyse n’a surtout pas à se justifier. Se faire avorter, c’est son droit au Canada. L’interruption volontaire de grossesse n’est plus un crime depuis le prononcé de l’arrêt Morgentaler par la Cour suprême en 1988.

Or, aucune loi n’a ensuite été mise en place pour encadrer la pratique au pays. D’ailleurs, les avis sont partagés sur la nécessité d’adopter un cadre législatif clair. « Nous devons conserver ce vide juridique parce qu’il protège les femmes, soutient Isabelle Duplessis, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. S’il existait une loi, un éventuel gouvernement conservateur pourrait facilement la modifier en vue d’imposer des limites à l’avortement. »

En théorie, le droit à l’avortement est donc total au Canada, peu importe le stade de grossesse. Pourtant, des femmes doivent encore se battre pour y avoir accès.

Une course à obstacles

Enceinte de sept semaines, Élyse a appelé la clinique la plus proche de chez elle… située à 300 kilomètres! Puis, elle a dû attendre près d’un mois avant d’obtenir un rendez-vous pour subir un avortement chirurgical. « Pendant tout ce temps, j’ai ressenti beaucoup de détresse en plus des nausées », raconte-t-elle. Le jour J, ses parents l’ont accompagnée. « Je n’avais pas le choix. Je ne pouvais pas conduire après la procédure. C’est pourtant un secret que j’aurais voulu garder pour moi. »

Frédérique Chabot, directrice à la promotion de la santé pour Action Canada pour la santé et les droits sexuels

Près de la moitié des cliniques qui offrent des avortements au pays se trouvent au Québec, selon Action Canada pour la santé et les droits sexuels. Malgré cela, de nombreuses Québécoises qui vivent loin des grands centres urbains rencontrent des obstacles. « S’il faut s’absenter du travail pendant une semaine, louer une chambre d’hôtel et faire plusieurs heures de route, le choix de se faire avorter n’est finalement pas accessible à toutes les femmes », nuance Frédérique Chabot, directrice à la promotion de la santé pour l’organisme.

Une fois que la personne est enceinte, le compteur des semaines ne s’arrête pas, malgré les délais pour obtenir un rendez-vous et les longues distances à parcourir. Avant la pandémie de COVID-19, les Québécoises qui voulaient avorter au-delà de 24 semaines de grossesse devaient se rendre dans des cliniques spécialisées aux États-Unis, aux frais de la Régie de l’assurance maladie du Québec.

Mais la fermeture des frontières pendant plusieurs mois a changé la donne. Il est désormais possible d’obtenir « un avortement tardif » au Québec, confirme Frédérique Chabot. « On compte 100 000 avortements par an au Canada. L’offre de services doit être améliorée » pour tous les stades de grossesse, plaide-t-elle.

Pire ailleurs au pays

L’interruption volontaire de grossesse est considérée comme un soin garanti par la Loi canadienne sur la santé. Autrement dit, c’est un acte médical comme un autre. Mais ce sont les provinces qui gèrent les services d’avortement. Conséquence : il existe des inégalités abyssales entre elles.

En Alberta, les cliniques se comptent sur les doigts d’une seule main. Pire encore, avant 2017, l’Île-du-Prince-Édouard n’en avait aucune sur son territoire. Pour sa part, le Nouveau-Brunswick refuse de payer pour les interruptions de grossesse pratiquées à l’extérieur de l’un des trois hôpitaux publics. Et il faut parfois parcourir des centaines de kilomètres pour se faire avorter dans les immenses territoires du Nord canadien.

Qui aurait pu prévoir, il y a à peine quelques années, que des dizaines de millions d’Américaines perdraient leur droit à l’avortement?

Mince consolation : la situation est meilleure en Ontario et en Colombie-Britannique. « Nous devons constamment continuer à nous battre pour avoir un meilleur accès à l’avortement. On ne doit jamais baisser la garde. Les droits des femmes sont fragiles partout dans le monde. On n’y échappe pas », prévient la professeure en droit Isabelle Duplessis. Qui aurait pu prévoir, il y a à peine quelques années, que des dizaines de millions d’Américaines perdraient leur droit à l’avortement?

La pilule abortive plus accessible

C’est l’annulation de l’arrêt Roe c. Wade aux États-Unis qui a laissé le champ libre à plusieurs États pour voter des lois dans le but de rendre l’avortement illégal. Cette décision controversée de la Cour suprême « a ramené à l’avant-plan la question de l’accès à la pilule abortive au Québec », peut-on lire dans un avis du Collège des médecins. En juillet dernier, le Collège a suspendu toutes les restrictions d’accès, soit l’échographie et la formation obligatoire des médecins.

L’organisme a également retiré récemment l’indication de recourir à la pilule abortive uniquement pour des grossesses de neuf semaines et moins. Les professionnel·le·s de la santé demeurent responsable de déterminer avec la patiente la meilleure option selon sa situation.

« C’est une grande victoire, après des années d’efforts pour faire tomber ces barrières », se réjouit Frédérique Chabot d’Action Santé pour la santé et les droits sexuels. Le Québec était la seule province canadienne où une formation spécifique était exigée d’un médecin pour prescrire le médicament. Cette suspension est une façon de rendre l’avortement plus accessible là où les cliniques se font rares.

Sans la distance et les rendez-vous obligatoires, Claudie* n’aurait peut-être pas vécu un cauchemar. La jeune femme a dû se rendre dans un hôpital à plus de deux heures de route de sa résidence pour faire une échographie et rencontrer un psychologue afin d’obtenir la pilule abortive. Des nausées l’ont rendue malade sur le chemin du retour. Le médicament qu’elle avait avalé n’a donc pas été efficace. Une semaine plus tard, Claudie était toujours enceinte.

« J’ai dû refaire toute la procédure. Chaque jour, mon sentiment de culpabilité devenait de plus en plus grand », raconte la maman qui a déjà trois enfants et des ennuis de santé. Avaler la pilule, dans le confort de son foyer, l’aurait grandement soulagée. « Il n’y a pas assez de ressources pour répondre aux besoins des femmes, fait remarquer Claudie. En 2022, l’avortement devrait être considéré comme un service essentiel. »

* Les prénoms ont été changés.