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Le suivi gynécologique : une norme puissante

La médecine et le corps des femmes

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Aller voir un·e gynécologue. Cette phrase banale prononcée par tant de femmes au cours de leur vie recouvre une norme d’autant plus puissante qu’elle est invisible. De leur entrée dans la sexualité jusqu’à leur mort, les femmes, surtout en France, sont soumises à un suivi spécifique et régulier indépendamment de toute maladie. La sociologue et militante féministe Aurore Koechlin a voulu comprendre ce phénomène, qui s’est ancré dans le sillage de la légalisation de la contraception et de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Elle a conduit l’enquête auprès de professionnel·le·s de la santé et de patientes.

De ses entretiens et observations, menés principalement dans une clinique privée d’un quartier chic de Paris et une protection maternelle et infantile (PMI) située dans une banlieue défavorisée, elle en a tiré un livre, La norme gynécologique Ce que la médecine fait au corps des femmes, publié aux éditions Amsterdam en août 2022. Sa démarche s’inscrit dans un contexte de dénonciation croissante depuis une décennie des actes médicaux sur les corps féminins.

De la crise de la pilule à partir de 2012 jusqu’aux révélations sur les violences obstétricales à l’été 2017 en passant par le scandale du point du mari, la question des pratiques médicales envers les femmes s’est fortement médiatisée en France et ailleurs dans le monde. Cette évolution s’explique par « une remise en question implicite de la norme qui enjoint aux femmes de consulter régulièrement une gynécologue », avance Aurore Koechlin.

Pour décrypter cette socialisation, l’autrice nous emmène sur le terrain, dans l’intimité des cabinets de consultation. On peut toutefois regretter qu’elle n’ait pas livré davantage d’éléments de contexte qui rendraient son analyse à la fois plus percutante et davantage accessible au plus grand nombre.

Une gynécologie régulée

Aurore Koechlin, sociologue et militante féministe

La « carrière gynécologique », telle que la nomme l’autrice, débute le plus souvent au moment des premiers rapports sexuels. C’est la période où se pose la question d’une contraception : pilule, stérilet ou implant. Le choix de l’une de ces options, particulièrement la pilule qui est la méthode de contraception la plus utilisée en France, va installer un suivi régulier. Les professionnel·le·s de la santé veulent en effet s’assurer d’une bonne prise contraceptive pour éviter toute grossesse non prévue et contrôler les éventuels effets secondaires. « La norme gynécologique est donc profondément associée à la norme contraceptive », résume Aurore Koechlin.

Pour d’autres, c’est la grossesse qui marque l’entrée dans « la carrière gynécologique ». Cette reproduction de la norme est transmise de mère en fille. Il est très courant, observe l’autrice, que la première visite chez la ou le gynécologue soit organisée par la mère. Parfois, ce sont les filles qui, ayant parfaitement intégré la norme gynécologique, inversent les rôles et ramènent leur mère chez un·e gynécologue.

Autre aspect central du suivi régulier en gynécologie : la prévention du cancer. Elle s’appuie sur l’étude des antécédents familiaux lors de la première visite, puis des tests de dépistage réguliers (frottis et palpation des seins).

Au-delà du destin biologique

Quel que soit l’âge ou la classe sociale, ce moment de la consultation gynécologique n’est pas éprouvé comme quelque chose d’agréable. Le caractère très intime de cette situation pousse d’ailleurs de nombreuses patientes à privilégier une gynécologue femme, une spécialité où on retrouve de toute manière une très grande majorité de femmes.

Pour s’assurer de la bonne coopération des patientes et éviter tout décrochage, les médecins usent « de la stratégie du bâton et de la carotte », grâce notamment au pouvoir de prescription. Lorsque les femmes se soustraient malgré tout à ce suivi, elles y sont ramenées par des urgences gynécologiques, les grossesses et les IVG. Parmi les principales causes de la fin de la carrière gynécologique figurent l’arrêt de la contraception médicale et la ménopause, les deux pouvant être liés.

Toutes ces observations indiquent que le suivi gynécologique n’est pas « la conséquence inéluctable d’un destin biologique, mais bien le fruit d’un véritable travail, celui des professionnel·le·s de la santé et celui des patientes elles-mêmes ». Ce processus va de pair avec une gestion quotidienne de la notion de risque médical, qui conduit elle-même à augmenter la charge mentale des femmes.

Plaidoyer pour une médecine à visage humain

Malgré l’évidence de cette norme, l’enquête d’Aurore Koechlin montre que les patientes ne forment pas une entité dominée et qu’il existe des marges de manœuvre et des formes de résistance.

Parmi les motifs de contestation figure de manière récurrente une critique des hormones. Cette réticence s’explique bien sûr par le scandale des pilules de troisième et quatrième génération en 2012-2013, mais aussi par la volonté de diminuer l’absorption de médicaments et de retrouver une certaine autonomie. Les médecins, qui ont conscience de cet état d’esprit, tentent en retour d’utiliser « l’argument du naturel » pour donner une légitimité à leur pratique.

« La norme gynécologique est profondément associée à la norme contraceptive. »

– Aurore Koechlin

L’intérêt de cette enquête réside aussi dans son approche féministe et intersectionnelle. Lorsque les médecins font face à une patientèle des classes populaires et racisées, « ils se plaignent souvent d’un défaut de communication, lié à la langue, qui affecte négativement la relation gynécologique », observe l’autrice. A contrario, les patientes de classes supérieures ont tendance à appliquer la norme préventive en anticipant les demandes du médecin.

La sensibilité aux droits des femmes, marquée chez de nombreuses praticiennes, peut parfois se teinter d’un biais culturaliste. La sociologue cite l’exemple d’une patiente d’origine maghrébine accompagnée par son mari, que la gynécologue tente d’exclure du suivi de la grossesse pensant qu’il est forcément dominateur.

L’autrice aborde aussi un point très attendu, car très médiatisé ces dernières années : la question des violences gynécologiques et les conditions dans lesquelles elles peuvent émerger. D’entrée de jeu, elle souligne que la grande majorité des médecins qu’elle a suivi·e·s demandaient l’autorisation aux patientes avant tout acte et que les cas d’abus « demeurent, malgré tout, des exceptions ».

À l’aide d’exemples concrets, elle montre que ces violences résultent le plus souvent de trois facteurs : la minimisation de la douleur considérée « comme une manifestation normale du corps féminin », la cadence de travail couplée à la standardisation et à la répétition, et enfin l’un l’universalisme médical qui conduit à un effacement partiel des corps. Une manière de plaider – Aurore Koechlin aborde ce point à la toute fin de ce livre – en faveur d’une médecine à visage plus humain.