Aller directement au contenu

La guerre des genres

À l’orée du 20e siècle, quelques femmes journalistes ont été les pionnières de la féminisation linguistique au Québec.

Date de publication :

Auteur路e :

À l’orée du 20e siècle, quelques femmes journalistes ont été les pionnières de la féminisation linguistique au Québec. Bousculant, innovant, inventant, elles ont usé de différentes stratégies pour adapter la langue aux changements sociaux en cours. Retour sur ce combat.

La féminisation institutionnelle du langage a vraiment pris son essor au Québec vers les années 1970, dans un contexte social favorable à telle effervescence. Mais ce processus a commencé dès la fin du 19e siècle. À son origine, l’action d’un groupe de femmes journalistes et leurs chroniques : Robertine Barry (La Patrie, 1891-1900, et (Journal de Françoise, 1902-1909), Georgina Bélanger (La Presse, 1913-1915), Éva Circé-Côté (Les Débats, 1899-1903) et Caroline Béique (La Bonne Parole, 1913-1938).

Sœurs de combat

La presse libérale proféministe du tournant du 20e siècle est riche d’enseignements sur la conscientisation des femmes quant à leur nouveau rôle sur la scène publique. C’est dans la première revue québécoise visant un lectorat de femmes, Le Coin du feu, publiée en 1893, qu’émerge une prise de conscience féministe. Elle se manifeste dans la thématique sociale et dans la remise en question de la langue, dont les ressources seront largement exploitées par les premières chroniqueuses, soucieuses d’adapter les titres de fonctions et de professions.

Ainsi, par contraste, on peut apprécier la modernité du discours tenu par des femmes éclairées, dont la simplicité des noms de plume, formés de seuls prénoms, évoque familiarité et sororité. Mentionnons Josette (Joséphine Marchand), Françoise (Robertine Barry), Fadette (Henriette Dessaulles), Yvonne (Marie Lacoste Gérin-Lajoie), Colombine (Éva Circé-Côté), Ginevra (Georgina Lefaivre), Colette (Édouardine Lesage) et Madeleine (Anne-Marie Gleason). Ces journalistes incarnent l’image de la « femme nouvelle », celle qui animera la rédaction du Coin du feu.

Fondé par Joséphine Marchand Dandurand, Le Coin du feu témoigne de la volonté des femmes d’affirmer leur rôle social et de s’approprier la langue comme véhicule de leurs valeurs. Des essais de féminisation lexicale apparaissent d’ailleurs dès le premier numéro. La thématique de la revue en donne plusieurs exemples : combinaisons inhabituelles des mots femme, féminin, féministe avec d’autres mots, création de nouvelles désignations pour parler d’elles. À ces formules novatrices s’ajoutent des appellations liées à des réalités émergentes. Cette conscience féminine se construit autour de questions comme le suffrage féminin, le droit à l’enseignement supérieur et l’égalité juridique, sujets qui mobilisent les femmes et les rassemblent. Sous la plume de la juriste Marie Gérin-Lajoie se manifestent des indices linguistiques de solidarité féminine : « une des nôtres » ou encore « notre sexe » !

La plume, plus forte que l’épée

Dès le premier numéro du Coin du feu, l’éditrice lance une attaque, à peine voilée par l’ironie, contre les « chevaleresques ancêtres » qui nomment les femmes « le beau sexe ». Les hommes sont ainsi introduits dans la revue, et tenus responsables de la construction et de la diffusion de ces appellations. À partir du modèle sexe fort, les journalistes s’amuseront à créer de nouvelles expressions pour désigner les hommes : sexe supérieur, sexe parfait, sexe heureux et sexe jouissant.

L’humour servira aussi à déconstruire des représentations figées dans le carcan de la domination masculine et s’accompagnera de véritables camouflets dans la façon de présenter les hommes sous des aspects dévalorisants : gent barbue, gent reporteuse et race d’Adam. On met ainsi en doute les attributs soi-disant supérieurs et on sape du même souffle les dénominations féminines réductrices — le sexe aimable, le sexe faible — pour en proposer de nouvelles.

Développement des médias, urbanisation, émergence des pratiques associatives féminines, accès aux études supérieures vont contribuer à transformer les conditions d’écriture des femmes de lettres et favoriser l’éclosion du journalisme féminin. D’emblée, ce nouveau contexte social encourage la créativité linguistique. Les premiers essais de féminisation coïncident avec les stratégies parallèles des journalistes du Coin du feu, qu’on pourrait appeler féminisation discursive, laquelle consiste à préserver « le sanctuaire de la femme » en créant de nouvelles formes d’associations de mots, d’emplois adjectivaux ou encore de gentilés féminins. Pour apprécier ce changement dans le discours de la revue, il faut le situer dans le contexte des écrits de l’époque. Par comparaison, ses formulations et ses audaces néologiques constituent une véritable révolution. Mais elles atteignent vite leurs limites pour décrire les horizons nouveaux. On exploite alors une série de procédés de féminisation…

La féminisation : fer de lance de l’émancipation

Seules quelques formes masculines génériques désignent des professions exercées par une femme. L’emploi du masculin (collaborateurs, confrères, partisans) associé à des professions ou à des associations féminines semble plutôt occasionnel. Rappelons qu’à cette époque, la France tend à maintenir l’invisibilité des femmes dans les titres de professions et de prestige.

On note trois procédés de neutralisation du genre masculin. Le premier consiste à faire apparaître la présence à la fois du sexe féminin et du sexe masculin dans le discours écrit, par des expressions telles que égalité politique des sexes ou privilèges des deux sexes.

Le second s’appuie sur des dénominations épicènes (neutres) comme congénères, gens de lettres ou compatriotes. Enfin, dans le troisième, on se sert du qualificatif humain et des expressions créatures humaines, famille humaine et genre humain comme solution de rechange aux appellations collectives masculines. Comment nommer des fonctions qui n’ont pas d’équivalent au féminin ?

Pour résoudre ce casse-tête, deux solutions existent. Conserver le genre masculin des titres de fonctions et construire des phrases pour le moins étranges, comme : « N’amoindrissez pas la femme au point d’en faire un électeur ou un député. » Ou, encore, utiliser des doublets tels que citoyennes et citoyens ou lecteurs et lectrices. Ces pratiques soulignent les hésitations des journalistes sur le maintien du genre masculin ou sur l’importance attribuée à la représentation du genre féminin dans les appellations collectives.

L’absence de mots associés au nouveau rôle social souhaité pour les femmes stimule la créativité des journalistes. Elle s’exprime dans de nouvelles désignations féminines des titres de fonctions et de professions. Chose étonnante, une bonne partie de ces titres ont été féminisés dans la revue avant même que les femmes puissent exercer ces professions ou occuper ces fonctions au Québec. Elles ne pourront devenir médecins et comptables qu’à partir de 1930, mais pas encore notaires ou avocates. Les écrits de Joséphine Marchand sont ceux d’une visionnaire : ils devancent la réalité sociale des rapports de sexes.

L’érudition d’une poignée de journalistes canadiennes-françaises qui côtoient des sociétés plus progressistes que la leur et ont accès à des revues américaines, anglaises et françaises se révèle dans la féminisation de leurs articles. La thématique internationale de la revue mentionne ainsi des titres de fonctions et de professions non traditionnelles chez les femmes. On pense ici à femme associée et femme idéologue, qui contrastent avec les métiers traditionnels féminins recensés par les premiers auteurs de glossaires au Canada*. La création de dénominations féminines ne se fait donc pas en vase clos, et révèle une volonté de suppléer aux absences et aux effacements du lexique français eu égard aux femmes.

Féminisation et stratégies Parallèles

Le premier mode de formation observé est l’ajout du mot femme au nom d’une profession traditionnellement exercée par un homme, pratique très courante, comme en attestent les exemples femme artiste, femme de lettres et femme écrivain. Le second, richement exploité, est la dérivation. Quelques exemples :

  • at (avocate)
  • eur (libre-penseuse)
  • ant (représentante étrangère)
  • ien (politicienne)
  • ier (ambulancière)
  • if (démonstrative)

Le troisième, plus audacieux, emprunte à l’anglais (authoress, barmaid). Cet usage s’explique par la collaboration étroite des militantes canadiennes-anglaises et canadiennes françaises, et aussi par l’admiration que leur inspire Lady Aberdeen, fondatrice du mouvement féministe canadien.

Le discours revendicatif féminin amène un souffle de liberté qui a une incidence sur le comportement linguistique de celles qui décrivent la nouvelle réalité des femmes. Conserver la spécificité féminine est un thème récurrent qui se manifeste par des aspects de féminisation linguistique directs, mais aussi par des stratégies parallèles qui tablent notamment sur de nouvelles formes d’associations de mots, d’emplois adjectivaux et de féminins significatifs.

Il suffit de feuilleter Le Coin du feu pour noter la volonté des auteures de mettre la femme en évidence et de marquer les nouveaux espaces qu’elle occupe, soulignant ainsi l’asymétrie des représentations des sexes dans le cadre social. Mais pour promouvoir le statut de la femme, il faut d’abord affirmer clairement son existence. Les titres des articles et des rubriques intègrent souvent le mot femme ou les adjectifs féminin et féministe qui commencent à le remplacer. Ce faisant, on donne aux femmes une visibilité sociale et culturelle spécifique : « Congrès féministe », « L’influence de la femme », « La femme en politique », « Le mouvement féministe » et « Les professions féminines ».

Ces exemples annoncent déjà un autre procédé qui combine des mots qui ne l’avaient pour ainsi dire jamais été au Québec. Pour le mot femme : conquête des droits des femmes ou parlement de femmes; quant au qualificatif féminin, il apparaît dans des lieux maintenant occupés par les femmes : grande convention féminine et parti féminin. La sortie du confinement domestique favorise naturellement la féminisation des écrits.

Pour mettre la femme en valeur, la revue choisit des adjectifs exaltant ses côtés positifs… engagée (audacieuse, bienfaitrice), moderne et libérée (femme affranchie, femme émancipée), intelligente et cultivée (créature douée, femme éclairée).

Les journalistes privilégient l’emploi de féminins significatifs évoquant déjà une solidarité historique (héroïnes de l’histoire du Canada, pionnières du Canada). Leur utilisation sert à promouvoir l’idée que la femme est une véritable personne juridique, et à affirmer son identité civique, politique et linguistique au Canada (Canadiennes, Canadiennes-anglaises, Canadiennes françaises). Il faudra cependant attendre jusqu’en 1928 pour qu’elle soit officiellement reconnue à ce titre par le Conseil privé de Londres.

Déjà présents à la fin du 19e siècle, les premiers modèles de féminisation de la langue française reflètent donc le changement social en cours pour les femmes. Les premières journalistes ont usé de diverses stratégies pour mettre en valeur la spécificité féminine, devançant même la réalité socioprofessionnelle à venir. Elles ont ainsi donné à la langue un essor singulier dont l’évolution continuera de se démarquer par rapport au français de Paris. Le mouvement féministe québécois reprendra le flambeau dans les années 1970.