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Le droit de flâner en toute sécurité

La ville sans peur

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Zac Ong (unsplash.com)

Éviter les ruelles, choisir des chemins mieux éclairés et plus achalandés, enlever nos écouteurs pour rester à laffût… ou les mettre pour éviter d’être harcelées, dormir la fenêtre fermée malgré la canicule, ne pas aller courir avant le lever du jour, texter nos amies une fois bien rentrées à la maison et serrer nos clés entre nos jointures en nous y rendant. Dites-moi combien de ces stratégies vous avez déjà adoptées et je devinerai votre genre. Est-ce que la peur est inévitable pour les femmes en ville?

À l’époque victorienne, les nobles dames devaient être chaperonnées quand elles s’aventuraient hors de la maison pour éviter de passer pour des filles de rue. Cachez cette dame que je ne saurais voir (sur le trottoir)!

Cent ans plus tard, les marches « La rue, la nuit, femmes sans peur » s’organisent en Occident pour dénoncer les agressions et occuper l’espace public. Depuis, le mouvement s’est internationalisé : de New Delhi à Johannesburg, les femmes du Sud se réapproprient aussi la nuit.

Approprier serait probablement plus juste, puisque les villes n’ont pas été bâties pour les femmes. Comme l’écrit la géographe Leslie Kern dans son essai Ville féministe, celui pour qui l’aménagement des parcs, le design des sièges du métro ou l’horaire des bus a été pensé est un homme.

L’analyse différenciée selon les sexes et intersectionnelle (ADS+)

En 2018, Montréal annonçait qu’elle visait « à intégrer à terme une analyse différenciée visant à prévenir les discriminations systémiques dans toutes ses politiques, programmes et services. »

L’analyse différenciée selon les sexes et intersectionnelle (ADS+), c’est de penser, à toutes les étapes d’un nouveau projet, quels en seront les effets sur les hommes et sur les femmes. C’est de prendre en compte les différents besoins et les réalités multiples des groupes d’usager·ère·s. C’est, entre autres, beaucoup de consultations et de formations.

« Depuis quatre ans, près de 800 personnes employées ont été formées à cette approche », selon Guillaume Rivest, porte-parole de la Ville de Montréal. Il précise que depuis l’été 2021, toutes les décisions de la Ville passent par ce processus. L’ADS+ est donc intégrée dans chaque nouveau projet.

Sylvie Paré, professeure titulaire au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM

« Mesurer, c’est une chose; répondre adéquatement aux constats, c’est autre chose », souligne l’urbaniste Sylvie Paré qui note que les coûts freinent parfois les meilleures intentions.

Concrètement, l’ADS+ a consisté à inviter les citoyen·ne·s à des marches exploratoires sur le futur emplacement de la place des Montréalaises, une place publique aux abords de la station de métro Champ-de-Mars, pour améliorer la conception du lieu. C’est aussi l’ajout de toilettes publiques non genrées, de vestiaires universels ou encore un projet pilote de distribution de produits d’hygiène menstruelle gratuits.

Montréal n’est pas seule. Sherbrooke a créé, fin 2021, le Comité d’action femmes et sécurité urbaine, qui a comme mandat d’améliorer la qualité de vie et la sécurité des Sherbrookoises dans les lieux publics.

La professeure titulaire au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM reconnaît les efforts d’inclusivité des villes, mais souligne qu’encore aujourd’hui, « les femmes ne pratiquent pas l’espace public de la même façon que les hommes ». Sylvie Paré cite la place Simon-Valois dans l’arrondissement Mercier–Hochelaga-Maisonneuve à Montréal, où ses recherches ont démontré que les femmes ne flânent pas, ne s’arrêtent pas, même si l’accessibilité et l’inclusivité ont guidé sa conception.

Renforcer la sécurité sans exclure

Marie-Ève Desroches, chargée de projet à la Table des groupes de femmes de Montréal, souligne que la sécurité des femmes est parfois instrumentalisée. « Ça peut servir à légitimer des aménagements anti-itinérants, à repousser des travailleuses du sexe. Au nom de la sécurité de certaines, on va en insécuriser d’autres. »

En outre, l’autrice Leslie Kern écrit qu’elle doit réfléchir à comment son désir de se sentir en sécurité peut mener à la surveillance accrue des communautés racisées.

La professeure de géographie revendique par ailleurs le droit d’être seule, de flâner, de déambuler dans une ville sans se faire importuner. Elle raconte comment ses écouteurs deviennent une barrière qui la protège. « Le problème, c’est qu’on présume qu’une femme seule est toujours disponible pour les hommes. »

« La base du problème, c’est que les femmes ne se sentent pas à leur place dans l’espace public le soir. Et penser qu’on va tout régler par l’aménagement, c’est mal comprendre la relation entre le spatial et le social. »

– Marie-Ève Desroches, Table des groupes de femmes de Montréal

Et c’est particulièrement vrai dans les transports collectifs, où le harcèlement est un fléau banalisé. Dans les villes de Mexico, de Buenos Aires et de Tokyo, les métros offrent des wagons roses réservés aux femmes, une ségrégation physique qualifiée par plusieurs de fausse bonne idée. À Vancouver, l’application OnDuty permet de contacter directement par texto la police et le service de sécurité du réseau de transport.

Depuis 1996, la Société de transport de Montréal (STM) offre aux femmes qui voyagent seules le soir la possibilité de descendre de l’autobus entre deux arrêts. Sans comptabiliser de statistiques quant à l’utilisation de ce service, la porte-parole de la STM, Isabelle Tremblay, affirme qu’il est régulièrement demandé.

La fausse bonne idée

Marie-Ève Desroches, de la Table des groupes de femmes de Montréal, souligne que ce sont des options supplémentaires pour permettre aux femmes de se sentir en sécurité. Mais ce n’est pas la panacée. « La fausse bonne idée, c’est de croire qu’il existe une solution simple qui va tout résoudre. La base du problème, c’est que les femmes ne se sentent pas à leur place dans l’espace public le soir. Et penser qu’on va tout régler par l’aménagement, c’est mal comprendre la relation entre le spatial et le social. »

Or, la plupart du temps, le changement social passe par des projets de longue haleine rarement inaugurés avec la coupure d’un ruban rouge devant des caméras. L’éducation à la sexualité et aux comportements insécurisants, ça n’appelle pas les conférences de presse.

Malgré ses nombreuses doléances, l’essai Ville féministe de Leslie Kern est une véritable lettre d’amour aux villes. La géographe célèbre ces lieux de sororité, de découvertes culturelles, de militantisme et de rencontres. Des endroits où, c’est son souhait, les flâneuses n’auront plus à s’armer de courage pour en profiter pleinement.