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L’égalité vue par Nathalie Provost

Survivre au féminicide de Polytechnique

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Temps estimé de lecture :4 minutes

Nathalie Provost est une survivante de la tuerie de l’école Polytechnique. Titulaire d’une maîtrise en génie de Polytechnique et porte-parole du regroupement PolySeSouvient, elle milite activement pour un meilleur contrôle des armes à feu au pays. Elle est également marraine de la bourse de l’Ordre de la rose blanche, remise annuellement par Polytechnique Montréal à une étudiante en génie qui désire poursuivre ses études dans ce domaine aux cycles supérieurs. À l’occasion des Journées d’action contre les violences faites aux femmes, Nathalie Provost répond à nos questions sous la forme de ce carnet de réflexions intimistes, qui insistent sur la valeur profonde de l’égalité des chances.

– L’équipe de rédaction

J’ai 23 ans, le 6 décembre 1989. J’étudie à Polytechnique depuis plus de quatre ans. J’ai travaillé comme future ingénieure sur un chantier de construction de Domtar, chez Bell Canada, chez Alcan. J’ai été présidente de COFIQ, la Coalition des facultés d’ingénierie du Québec qui regroupe toutes les associations étudiantes de génie. Je siège comme membre étudiante au conseil d’administration de Polytechnique.

Ce soir-là, j’ai répondu à l’homme qui nous tient en joue, mes consœurs et moi, quelques secondes avant que je réalise ce qui se passe vraiment. Je ne me souviens plus des mots exacts qu’il a prononcés ni de ceux de ma réplique. Mais ce que le monde a retenu : j’ai dit que nous n’étions pas féministes.

Le 6 décembre 1989, j’y crois vraiment. Bien sûr, qui suis-je, moi qui ne suis qu’allée à l’école et qui ai suivi le parcours qui me souriait?

Définir ses repères

Je suis née en 1966. Quand je suis enfant, on dit de ma mère qu’elle ressemble à Lise Payette. Ma mère est une femme au foyer engagée : marguillière, présidente du Cercle des fermières de mon village, membre du conseil scolaire de l’école, travailleuse aux élections. Je me rappelle la crise d’Octobre, on est venu chercher mon père qui n’était pas là. Je me rappelle le « Bill 22 », ma mère est allée à Québec manifester et papa nous a gardés. Je me rappelle très bien l’effervescence de 1976 et la grande déprime de 1980.

Les féministes sont pour moi des femmes engagées qui changent les choses pour les femmes. Lise Payette, Janette Bertrand changent les choses et font évoluer les mentalités. À sa mesure, ma mère change des choses, elle agit.

Et je vois bien que la vie de mes frères et la mienne n’ont pas les mêmes exigences. Papa ne leur demande rien. C’est moi qui apprends à tenir maison et aide ma mère. Mais, je suis « bonne à l’école » et, pour mon père, mon avenir m’appartient. Ce qui fait que j’essaie, que j’avance, que je m’implique et que tout m’apparaît possible, à ma portée. J’ai simplement plus de tâches ménagères. Je ne trouve pas ça juste, mais ça ne me semble pas bien grave.

L’égalité des chances recule quand le monde se crispe, quand la richesse collective diminue et que les mentalités se rigidifient. Dans ce contexte, qui sont les premiers qui paient le prix de ces fléaux? Les femmes d’abord, les femmes et leurs enfants.

Le 6 décembre 1989, malgré la vie que je mène, les choix que j’ai faits, l’avenir qui m’attend, je réponds que je ne suis pas féministe parce que je n’ai rien fait de spécial, j’ai simplement pris la place qui s’offrait à moi.

Mais 1990 est un dur réveil. J’ai mal partout. Il n’y a pas de place pour moi dans ce monde qui me semble fermé : l’économie va mal, il n’y a pas de job pour une ingénieure débutante, fragile et blessée, je suis à l’envers et j’ai perdu mes repères.

Garder l’espoir vivant, partout

C’est ma vie de travailleuse, de mère, de couple, d’amie qui m’a fait comprendre deux choses.

La première, c’est que je suis féministe dans ma tête, dans mon cœur, dans mes gestes. Avancer, prendre la place quand je crois qu’elle me revient, m’engager dans ma société, c’est être féministe. Élever mes filles et mes fils avec cette vision, c’est être féministe. Aimer les hommes et chercher l’équilibre en nous, c’est être féministe.

La seconde chose que j’ai comprise, c’est que je suis extraordinairement privilégiée. Je suis née dans ce Québec ouvert sur le monde, ce Québec de l’égalité des chances, ce Québec d’avant la montée du libéralisme, au moment où les frais de scolarité sont gelés et les prêts et bourses accessibles. J’ai pu avancer sans sentir les barrières.

L’égalité des chances recule quand le monde se crispe, quand la richesse collective diminue et que les mentalités se rigidifient. Dans ce contexte, qui sont les premiers qui paient le prix de ces fléaux? Les femmes d’abord, les femmes et leurs enfants.

C’est pourquoi, dans le monde de 2021, plus de 30 ans après le féminicide de Polytechnique, je n’arrive pas à être optimiste. Je fais ma part, je continue, j’ouvre la porte aux filles. Je crois qu’on doit continuer. Quand on continue ici, où malgré tout nous sommes privilégiés, je pense qu’on garde l’espoir vivant partout.

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N’hésitez pas à faire appel à des ressources d’accompagnement comme SOS violence conjugale (disponible 24 h sur 24, 7 jours sur 7), une maison d’hébergement, Info-aide violence sexuelle ou un centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de votre région. En cas de besoin immédiat, contactez la police en composant le 911.

Édition ⬝ Novembre 2021