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Le pouvoir d’un scaphandre

S’affranchir de l’enfer

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Temps estimé de lecture :5 minutes

« C’est toujours lui qui faisait l’épicerie et un jour, il m’a proposé de venir avec lui. Il m’a demandé de choisir un poivron vert, j’en ai choisi un, il m’a dit “ben voyons, t’aurais pu en prendre un plus beau”. Il m’a demandé de prendre une boîte de céréales, j’en ai choisi une, il m’a dit “ben voyons, on ne prend jamais la première sur le bord, tout le monde qui est passé avant l’a touchée”. »

Sylvie Croteau est revenue à la maison convaincue qu’elle n’était même pas capable de faire l’épicerie comme il faut.

Elle n’y est jamais retournée.

Pendant huit ans, Sylvie est restée sous le joug de cet homme qui lui a fait vivre un véritable enfer psychologique, tout en étant persuadée que ce n’était pas de la violence conjugale. « Pour moi, une femme battue, ça avait des bleus, ça se faisait frapper, ça venait d’un certain milieu. »

Sylvie Croteau

Alors que Sylvie, tous les matins, prenait le chemin de l’école où elle enseignait comme si de rien n’était. « Au travail, j’étais super fonctionnelle, je m’investissais beaucoup auprès de mes élèves et ils me le rendaient bien. Mais à la maison, je vivais constamment dans la peur, je subissais sa colère.  »

Il explosait pour un oui, pour un non, pour un peut-être. « Avant que je parte pour le travail, il me demandait ce que je voulais manger pour souper et si je ne répondais pas ce qu’il fallait, il m’engueulait, il me traitait de tous les noms. Quand j’arrivais au travail, j’ouvrais mon ordinateur et j’avais plein de messages de colère.  »

Jaloux maladif, il ne voulait pas qu’elle s’achète des vêtements ni qu’elle se fasse coiffer, il surveillait son emploi du temps et toutes ses dépenses. « Je ne pouvais rien m’acheter pour moi, même si c’est moi qui payais tout. Je payais l’Hydro, le câble, son essence, son coiffeur. Mon argent, c’était son argent. Si j’achetais quelque chose pour moi, il me disait : “va rapporter ça, c’est mon argent”. »

Et elle le rapportait.

Il avait sur elle une emprise totale. « Le soir, on faisait chambre à part, il venait dans ma chambre, au bout du lit, et il me criait après. Il partait et il revenait, je restais en position du fœtus, j’étais figée, je ne disais rien, je n’étais pas capable. Il pouvait faire ça pendant deux heures de temps. »

« Quand j’étais devant lui, je faisais le geste, je mettais le casque et je descendais la visière. Ma thérapeute m’a suggéré aussi de me mettre de côté pour que ses paroles passent tout droit. ».

Des fois, il s’excusait en pleurant.

Il recommençait.

Mais Sylvie ne partait pas. « Je restais parce que mes parents habitaient en face. Et parce que je ne savais pas où aller. »

Pour sortir de cet enfer, elle est allée chercher l’aide d’une thérapeute. « Elle m’a donné les outils dont j’avais besoin. Je lui ai dit : “J’aimerais ça avoir un casque de scaphandre pour ne pas l’entendre.” Et elle m’a répondu : “Qu’est-ce qui t’empêche d’en mettre un?” Alors quand j’étais devant lui, je faisais le geste, je mettais le casque et je descendais la visière. Elle m’a suggéré aussi de me mettre de côté pour que ses paroles passent tout droit. »

Malgré ça, Sylvie ne voyait pas le bout du tunnel. « Je pensais que je n’y arriverais jamais, la montagne était tellement grosse. »

La montagne, c’était d’abord la peur d’affronter cet homme. « Ma psychologue avait pris une chaise et mis un coussin dessus, elle m’a dit “Qu’est-ce que tu lui dirais?” Et au début, je n’étais pas capable, j’avais peur même si c’était une chaise… Puis c’est sorti, je répétais : “J’ai besoin d’air, j’ai besoin de respirer!”. »

Restait à le faire pour vrai, devant lui. « Ça m’a pris plusieurs jours avant de me décider. Quand je l’ai fait, je me suis mise en position de supériorité comme lui quand il m’engueulait dans la chambre. Il était assis dans son fauteuil, il regardait la télé, j’étais debout devant lui et je lui ai dit : “C’est fini, je te laisse.” Il s’est mis à pleurer… “Tu ne m’aimes plus?” J’ai répondu : “Je ne suis plus capable de vivre avec toi”. »

Ça lui a pris deux ans et demi pour arriver à ce moment-là. « Quand je l’ai laissé, il n’y avait plus de montagne. »

Elle avait 59 ans.

Sylvie est restée dans la maison, lui est parti, non sans essayer de retrouver son emprise. « Pas très longtemps après qu’il soit parti, j’ai dû me faire opérer pour me faire enlever deux centimètres de trachée. J’étais aux soins intensifs et il continuait à me harceler, à m’envoyer des courriels. J’ai demandé à ma sœur de gérer ça. »

La partie n’était pas encore gagnée, Sylvie a aussi dû se reconstruire, entre autres devant l’étalage de poivrons verts. « Il a fallu que je réapprenne à me faire confiance. Je me souviens de ma première épicerie, de pouvoir choisir mes fruits et mes légumes, de pouvoir prendre des décisions par moi-même, de sortir des choses de la maison, de la redécorer à mon goût. J’ai pu me faire des petits plaisirs. Au début, c’était juste de m’acheter une palette de chocolat. Ça s’est fait petit à petit. »

Sylvie est aussi parvenue à ouvrir son cœur à nouveau, il y a cinq ans, à un homme du village voisin qu’elle avait embauché pour effectuer des travaux autour de la maison. Même si elle s’était dit « pus jamais ». Mais cette fois, ça se passe dans l’amour et dans le respect. « Dès le début, je pouvais lui dire s’il y avait quelque chose, il y avait une bonne communication. C’est un homme doux, un homme extraordinaire, il prend soin de moi. On rigole et on fait plein de choses ensemble. »

Elle n’a plus aucun contact avec son bourreau. La dernière fois, c’était devant le juge pour prononcer le divorce. « Quand je l’ai vu au palais de justice, les mêmes réflexes sont revenus. Je prenais le bord de mon chemisier, je le repliais et le dépliais, le repliais et le dépliais. Je n’avais pas fait ça depuis la séparation, j’ai réalisé à quel point c’était profond. »

À 66 ans, Sylvie est enfin heureuse. « J’en suis sortie. J’en ai encore peur, mais je sais aujourd’hui que je suis assez forte pour l’affronter. »

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Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.

Édition ⬝ Novembre 2021