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Margaret Crane, inventrice du premier test de grossesse « maison »

Un outil novateur d’autonomie des femmes

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Oleg Sergeichik (unsplash.com)

À la fin des années 1960, Margaret Crane, une jeune designer américaine, imagine le premier test de grossesse « maison ». Un outil relativement simple, mais qui a contribué à la lutte pour les droits des femmes de disposer de leur corps.

En 1967, Margaret Crane a 27 ans. Elle travaille comme graphiste pour le groupe Organon Pharmaceuticals, dans le New Jersey, et elle doit dessiner une gamme de produits cosmétiques. Un jour, tandis qu’elle visite les laboratoires de l’entreprise, elle remarque les rangées d’éprouvettes suspendues au-dessus d’une surface réfléchissante. Curieuse, elle demande aux scientifiques de quoi il s’agit.

Ce sont des tests de grossesse. Les médecins font parvenir au laboratoire des échantillons d’urine de leurs patientes, qui sont alors combinés à des réactifs. Si la femme est enceinte, un anneau rouge se reflète dans le miroir du dessous. « Rien de plus simple! se dit la jeune graphiste. Une femme pourrait le faire elle-même. » 

« J’avais un certain nombre d’amies qui n’étaient pas mariées dans les années 1960, ou d’autres qui avaient des liaisons, se rappelle Margaret Crane. Quand elles avaient un doute, elles voulaient savoir très vite si elles étaient enceintes ou non, afin de prendre une décision : se marier, garder le bébé ou avorter. J’ai immédiatement pensé à elles! »

Une idée révolutionnaire

De retour chez elle, à New York, la designer s’installe à son bureau et réfléchit à quelques modèles. Puis, ses yeux se posent sur une petite boîte en plastique pleine de trombones. Elle coupe alors un petit bout de Mylar – un film réfléchissant végétal – qu’elle fixe à la base de la boîte. Elle y ajoute une éprouvette à l’intérieur de laquelle se trouvera un composé. À l’aide d’une pipette, la femme pourra y déposer quelques gouttes d’urine et si elle est enceinte, un cercle rouge apparaîtra au fond du tube et se reflétera sur le Mylar. Le tour est joué!

Détecter les grossesses le plus tôt possible devient un enjeu de santé publique. Cela permet aux femmes d’accéder rapidement soit à des soins prénataux, soit à un dispositif d’avortement.

Dans les décennies 1960 et 1970, un vent de révolution sexuelle souffle aux États-Unis. La recherche sur la santé génésique – liée à la procréation – s’intensifie et les femmes obtiennent de nouveaux droits. En 1965, la Cour suprême des États-Unis autorise les couples mariés à utiliser des moyens de contraception. En 1972, ce même droit est accordé aux personnes non mariées. Un an plus tard, l’avortement devient légal. Détecter les grossesses le plus tôt possible devient alors un enjeu de santé publique. Cela permet aux femmes d’accéder rapidement soit à des soins prénataux, soit à un dispositif d’avortement.

Mais les mentalités mettent du temps à évoluer et l’idée de Margaret Crane se heurte à de nombreuses résistances. Économiques, d’abord. Un test que des femmes pourraient faire seules, chez elles, ferait perdre de l’argent à la compagnie! Mais surtout morales. Et si ce test poussait des femmes à avorter? Et si, paniquées par le résultat, elles tentaient de se suicider? Lorsqu’elle présente son prototype à ses supérieurs, les réactions sont catégoriques. L’entreprise ne le commercialisera jamais!

Céder ses droits

Brevet du premier test de grossesse « maison » conçu par Margaret Crane.

Quelques mois plus tard, le vice-président d’Organon en déplacement à la maison-mère de l’entreprise aux Pays-Bas en touche tout de même un mot à ses supérieurs. Intéressés, ceux-ci accordent un petit budget à la filiale américaine pour une étude de marché.

Aux États-Unis, face aux projections de vente enthousiasmantes, les résistances se font un peu moins fortes. Plusieurs designers, tous des hommes, travaillent sur un prototype qu’ils viennent présenter lors d’une réunion. Margaret Crane, qui n’a pas été invitée ni même prévenue, est finalement informée par des bruits de couloir et décide de s’y rendre.

Les hommes arborent tous fièrement leurs modèles, qu’ils ont agrémentés de fleurs, de faux diamants, d’ornements colorés ou même de pompons, croyant séduire la clientèle féminine. Après un tour de table, l’homme chargé de superviser l’opération marketing, Ira Sturtevant, choisit rapidement celui de Margaret, le plus simple et sobre. Les responsables lui mentionnent que ce modèle n’est pas vraiment sérieux, c’est « juste » celui de Margaret. Ils omettent également de préciser que l’idée vient d’elle. Margaret repart toutefois avec une certitude : Ira Sturtevant est l’homme de sa vie! Ils passeront quarante ans ensemble, jusqu’à la mort de l’homme en 2008.

Puis, ses responsables lui expliquent que son modèle est trop cher à produire. Margaret prend quelques jours de congé, parcourt le Bronx et Newark, et demande des devis aux entreprises susceptibles de pouvoir fabriquer la boîte en plastique qu’elle leur montre. Enfin, on lui propose un prix de production trois fois moins cher que celui des autres designers. Organon n’a plus d’autre choix que de sélectionner le sien.

À l’époque, la jeune femme gagne 150 dollars par semaine, et déposer une demande de brevet coûte une fortune. C’est la société Organon qui s’en charge. Une petite cérémonie est improvisée dans les locaux pour la signature. Margaret Crane est seule face aux dirigeants et aux avocats d’Organon. Elle cède ses droits pour 1 dollar… qu’elle ne touchera jamais.

Le Canada et le Québec à l’avant-garde

Organon, qui craint les réactions des médecins et de l’église américaine, décide de tester le Predictor au Canada en 1971. Le pays est en avance sur son voisin. La pilule contraceptive est autorisée depuis 1960, et l’avortement depuis 1969. Margaret Crane et Ira Sturtevant, qui viennent de créer leur propre société de conseil en publicité, sont chargés du marketing. Le test est vendu dans les pharmacies canadiennes au prix de 5,50 $. 

Des publicités qui vantent les mérites du Predictor apparaissent dans le magazine québécois Châtelaine. « Aujourd’hui, il est facile pour vous, Madame, de découvrir si [à la question “suis-je enceinte?”] c’est oui ou non. Et vite. Grâce à un tout nouvel appareil dont on peut se servir à la maison et qui s’appelle : Predictor. La rapidité et l’efficacité de Predictor vous émerveilleront. Il s’agit de la plus récente méthode de dépistage de la grossesse. » 

Aux États-Unis, il faut attendre 1976 pour que la Food and Drug Administration approuve la commercialisation de tests de grossesse « maison », et 1977 pour que ceux-ci arrivent sur les officines. Un an plus tard, un médecin explique dans un article du New York Times que les clientes « ont du mal à suivre des instructions, même relativement simples » et s’interroge sur leur capacité à se servir de ces tests. L’année suivante, un article de l’Indiana Evening Gazette s’inquiète du fait que les femmes utilisent ces dispositifs « dans un état d’anxiété émotionnelle » qui les empêche de suivre « les instructions les plus simples ».

Aujourd’hui, le marché mondial des tests de grossesse à domicile est évalué à plus d’un milliard de dollars. Margaret Crane, qui vit toujours à New York, est en lien avec un groupe de femmes de Philadelphie qui commercialise le premier et le seul test de grossesse jetable dans les toilettes… et biodégradable!