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Père à temps plein

Ils sont plus de 100 000 au Canada. Un papa sur 20 préfère changer des couches que de faire du 9 à 5 dans un bureau.

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Ils sont plus de 100 000 au Canada. Un papa sur 20 préfère changer des couches que de faire du 9 à 5 dans un bureau. Les pères au foyer ne sont encore qu’une minorité — la proportion de familles avec mère au foyer est tout de même de 23 % —, mais leur présence témoigne d’une mutation profonde du marché du travail et d’une volonté des jeunes parents de renouveler les rôles paternels et maternels. Dans son plus récent ouvrage Do Men Mother?, la sociologue Andrea Doucet, professeure et chercheuse à l’Université Carleton, à Ottawa, nous fait entrer dans le quotidien d’une centaine de ces pères nouveau genre.

À l’instar de plusieurs États européens, le Québec propose un congé de paternité non partageable dans le but d’inciter les pères à s’en prévaloir, faute de quoi il sera perdu. Faut-il vraiment ce genre de mesure pour obliger les nouveaux papas à mettre de côté leurs obligations professionnelles, ou observe-t-on de toute façon cette tendance chez les pères ?

Mes recherches actuelles sur les pères et les congés parentaux suggèrent que c’est ce que souhaitent bien des hommes. Plusieurs pères québécois prennent leur congé de paternité pendant le congé de maternité de leur conjointe. C’est un moment privilégié pour resserrer les liens familiaux. Tout indique que lorsqu’ils travaillent dans un environnement flexible, qui ne leur tiendra pas rigueur de prendre un congé de paternité, les pères s’investissent plus dans l’éducation de leur nouveau-né et y voient une occasion privilégiée d’apprendre à connaître leur enfant.

Qu’est-ce qui pousse certains hommes à s’occuper des enfants pendant que la mère retourne sur le marché du travail ?

Il s’agit vraiment d’une décision que prennent le père et la mère après avoir déterminé lequel des deux est le principal soutien familial, bénéficie d’avantages professionnels et doit investir dans sa carrière. Des données récentes de Statistique Canada indiquent que dans près d’un tiers des ménages à deux revenus, les femmes sont le principal soutien. Dans ces familles, les hommes sont susceptibles d’assumer une plus grande part de l’éducation des enfants et d’être la personne qui mettra sa carrière au second plan.

Qu’est-ce qui distingue les pères au foyer actuels de celles que l’on appelait autrefois les ménagères ?

La différence est énorme. La plupart des pères au foyer n’ont pas complètement abandonné leur carrière et continuent, à certains égards, de s’acquitter de tâches familiales traditionnellement masculines comme les travaux d’entretien et de rénovation de la maison. Vu que la technologie facilite le travail à domicile et qu’ils ont de plus en plus le loisir de changer d’emploi et de se recycler durant leur vie active, certains papas arrivent à combiner travail et vie de famille de façon ingénieuse. Du reste, on n’assiste pas à un renversement complet des rôles. La présence du père à la maison ne signifie pas que le rôle du parent à la maison a prépondérance sur celui du parent au travail. Quand la mère est de retour, elle s’occupe immédiatement de ses enfants. En fait, ceux-ci profitent de la présence de deux parents très impliqués. L’âge des enfants affecte énormément l’expérience du père (et de tout parent) au foyer. Être à la maison à la fin de la journée scolaire ou pouvoir adapter son horaire de travail à celui des petits, ça n’équivaut pas à prendre soin de deux enfants d’âge préscolaire cinq jours par semaine.

La présence de ces pères nouveau genre vient-elle changer quelque chose dans l’identité féminine ?

La situation des femmes est très complexe. Certaines trouvent difficile d’abandonner en partie cette identité maternelle si particulière. Mais si je me fie à ce que m’ont confié la centaine de pères et les 14 couples que j’ai interviewés avant de rédiger Do Men Mother?, tous profitent pleinement de l’espace accordé aux hommes dans l’éducation des enfants. Dans l’ensemble, les femmes apprécient grandement cette implication accrue des hommes parce qu’ils allègent ainsi une tâche qui peut parfois devenir un fardeau.

Est-ce utopique de penser qu’un jour, les pères au foyer pourraient former un solide réseau susceptible de se constituer en lobby et d’influencer les politiques familiales des gouvernements et des entreprises ?

Comme je le rapporte dans mon livre, la plupart des pères que j’ai interrogés soutiennent qu’ils n’ont jamais connu métier plus dur et plus difficile que celui de parent. Dès lors, les hommes en viennent à constater à quel point le travail parental, pourtant vital, est socialement dévalorisé. Ils ajoutent ainsi leurs voix à celles des femmes qui, depuis des générations, revendiquent la valorisation de leur travail non rémunéré.

En quoi le développement de l’enfant est-il influencé par la présence d’un père à temps plein ?

À maints égards, les soins et l’éducation prodigués par la mère et le père se ressemblent. Au contact de son enfant, le père développe toutes les compétences qui lui permettent de répondre à ses besoins. C’est l’équivalent de ce que l’on appelle souvent l’instinct maternel. Mais mes travaux mettent aussi en lumière certaines façons d’éduquer et de protéger l’enfant qui sont propres à plusieurs pères. En clair, ils insufflent leur vision masculine à l’éducation de leur enfant. C’est par le jeu que les pères inter­agissent avec les bébés et les jeunes enfants. Ils ont souvent une approche « rude » — lancer un enfant dans les airs est un comportement paternel typique. Ils privilégient les activités physiques et extérieures qui favorisent l’autonomie et une certaine dose de risque. Plusieurs pères m’ont dit que face à un enfant qui tombe, ils sont plus susceptibles de l’encourager à se relever que de le consoler. On a tendance à croire que prendre soin d’un enfant se résume à le câliner, à le prendre dans ses bras, à aller intuitivement au-devant de ses besoins… Mais cela peut aussi signifier aider l’enfant à devenir fort et autonome. Je crois que les pères ont cette compétence particulière qui consiste à laisser les enfants à eux-mêmes aux bons moments. Il faut écouter ce qu’ils ont à nous dire pour élargir notre conception de l’éducation parentale.