Aller directement au contenu

Femmes d’affaires publiques : un paysage télévisuel en transformation

Un lent décloisonnement des rôles

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :6 minutes

Les affaires publiques ont longtemps été une chasse gardée masculine et les émissions de télévision n’y font pas exception. Qu’elles soient pionnières, femmes-alibis ou messagères, comment des femmes d’ici ont-elles tracé leur chemin dans cet univers télévisuel particulier?

Selon Sophie Imbeault, autrice de l’ouvrage Une histoire de la télévision au Québec, les femmes ont été présentes dès les débuts de la télévision de Radio-Canada. « En 1952, Andrée Audet a été embauchée pour réaliser les émissions féminines et souhaitait déjà élargir l’éventail de sujets à couvrir, qui ne se limitaient pas aux défilés de mode ou aux arts culinaires. »

Difficile de ne pas mentionner Judith Jasmin, première Québécoise à être reconnue comme reporter et qui, dès 1953, fait son entrée à la télévision dans les émissions Reportage puis Conférence de presse. « Mais les femmes de cette génération ont surtout été des pionnières et leurs carrières demeuraient exceptionnelles », remarque Sophie Imbeault.

Comment expliquer la sous-représentation historique des femmes dans le domaine des affaires publiques? Selon Josette Brun, professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval, il faut chercher une réponse dans l’organisation même des contenus. « Dans les médias, il s’est opéré très tôt une séparation genrée et une hiérarchisation des sujets : ceux “d’hommes” (politique partisane, économie ou relations internationales) et ceux “de femmes” (consommation, culture ou famille). » Dans les années 60, les frontières de cette séparation commencent toutefois à être contestées.

De la commission Bird à Femme d’aujourd’hui

Sophie Imbeault parle des années 60 et 70 comme d’une période de « grands changements » dans la place des femmes à la télévision. « Je pense par exemple à Michèle Viroly, qui entre à Radio-Canada en 1965 et qui devient la première femme journaliste aux nouvelles. Ou encore à Myra Cree, première journaliste d’origine autochtone à animer une émission quotidienne d’information, puis à occuper le poste de chef d’antenne au Téléjournal. »

Directrice adjointe de l’Institut Équité, Diversité, Inclusion, Intersectionnalité (EDI2) de l’Université Laval, Laurie Laplanche explique que pour les femmes journalistes à Radio-Canada, la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (de 1967 à 1970) a été un moment charnière. « C’est dans la foulée de cette commission qu’on a vu plus de mobilisations dans la société d’État, par exemple avec la fondation de l’Association des femmes de Radio-Canada. »

L’animatrice Myra Cree en 1981.

Un autre événement important est l’essor des émissions féminines comme Femme d’aujourd’hui, diffusée de 1965 à 1982. Si l’émission proposait à l’origine un contenu plus traditionnel, Sophie Imbeault remarque qu’à la fin des années 60, les nouvelles préoccupations sur la condition des femmes mènent à des transformations dans les thèmes abordés. « L’émission offre désormais des reportages, des entrevues, des enquêtes ou des débats sur les sujets de l’heure, comme l’avortement et la contraception. »

En 1982, Radio-Canada abolit le Service des émissions féminines. Malgré une volonté de produire des émissions d’information « universelles », les femmes journalistes perdent un certain espace d’autonomie. Laurie Laplanche constate que l’abolition des émissions féminines a eu une incidence sur la visibilité des sujets associés aux droits des femmes, et sur celle des journalistes elles-mêmes. « Beaucoup de journalistes ou d’animatrices ayant travaillé dans les émissions féminines, comme Aline Desjardins, sont peu à peu disparues des grandes ondes journalistiques. »

Une course à obstacles

Si certaines journalistes ont percé dans le domaine des affaires publiques, elles ont souvent dû se conformer aux standards masculins de ce milieu. Josette Brun relate que dans les années 70, certaines journalistes faisaient croire qu’elles n’avaient pas d’enfants et rejoignaient leurs collègues dans les bars après leur journée de travail. « Si on avait un enfant, c’était très mal perçu, particulièrement dans les secteurs traditionnellement masculins comme les affaires publiques ou le journalisme politique. »

Avec le recul, l’ex-journaliste Armande Saint-Jean parle de « femmes-alibis » pour décrire les rares journalistes féminines qui, par leur présence même, « prouvaient » qu’il n’y avait pas de discrimination. Son parcours illustre bien les obstacles que pouvait rencontrer une femme dans le domaine des affaires publiques.

« Dans un témoignage, Armande Saint-Jean racontait qu’au début de sa carrière, elle était très respectée et même considérée comme “un gars de la gang”. Mais quand elle est tombée enceinte, ça a été un grand bouleversement dans sa vie professionnelle. Par la suite, à mesure qu’elle s’intéressait aux sujets touchant la condition féminine, elle était de plus en plus écartée des affaires publiques », rapporte Josette Brun.

Des années 80 à #MoiAussi

À partir des années 80, Sophie Imbeault observe une plus grande présence des femmes journalistes dans de hauts postes, notamment à titre de lectrices de nouvelles ou de chefs d’antenne. « Ça devient des carrières possibles ». Cette meilleure représentation des femmes à l’écran peut toutefois être liée à une logique commerciale de l’information, comme l’avance Laurie Laplanche. « Ce n’est pas nécessairement par principe féministe que plus de femmes sont embauchées, mais pour répondre à certaines attentes du public. »

Selon Sophie Imbeault, la création de RDI en 1995 agit comme un « accélérateur d’égalité » permettant l’entrée dans le milieu de plusieurs femmes journalistes, dont Michaëlle Jean, qui y sera chef d’antenne pour diverses émissions. « Dans les années 2000 et jusqu’à aujourd’hui, elles sont désormais beaucoup plus nombreuses dans les affaires publiques, qu’on pense à Anne-Marie Dussault à 24/60, à Sophie Thibault à TVA Nouvelles ou à Marie-Maude Denis à Enquête. »

« Quand on regarde qui a signé des articles ou effectué des reportages dans la foulée du mouvement #MoiAussi, on se rend compte qu’il y a de nombreuses femmes journalistes. Par leur travail, elles ont contribué à donner une crédibilité aux témoignages.  »

– Noémi Mercier, chef d’antenne au service d’information de Noovo

Plus récemment, l’arrivée de Noémi Mercier comme chef d’antenne au service d’information de Noovo s’inscrit dans cette lignée, tout en renouvelant la manière de présenter l’information. « J’ai maintenant la chance d’être au cœur des prises de décisions et j’entends utiliser cette occasion pour faire les choses différemment », explique-t-elle.

Lors de son passage à Tout le monde en parle, Noémi Mercier avait exprimé le souhait de ne pas être une « tête d’affiche » de la diversité, mais plutôt que l’équipe derrière et devant la caméra reflète la population sur le plan du genre, de la couleur de la peau, des accents et des milieux d’origine. « Quand on souhaite inclure des personnes habituellement sous-représentées dans les émissions d’information, ça implique de bâtir un lien de confiance dans la durée et de leur permettre de se familiariser avec l’espace du studio. Il faut aussi normaliser la présence de personnes racisées ou autochtones pour traiter d’un ensemble de sujets, plutôt que de les inviter uniquement pour réagir lors de “crises” dans l’actualité. »

En 2014, Noémi Mercier a mené une grande enquête sur les crimes sexuels dans les Forces armées canadiennes, révélant des témoignages inédits. À la question visant à savoir si la présence de femmes journalistes contribue à lever le voile sur certains enjeux comme la culture du viol, elle répond par l’affirmative.

« Quand on regarde qui a signé des articles ou effectué des reportages dans la foulée du mouvement #MoiAussi, on se rend compte qu’il y a de nombreuses femmes journalistes. Par leur travail, elles ont contribué à donner une crédibilité aux témoignages. Au moment de mon enquête sur l’armée en 2013, l’approche n’était pas du tout la même. Je craignais qu’en traitant de harcèlement, ce ne soit pas autant pris au sérieux que les agressions sexuelles. Mais le contexte change rapidement, et c’est grâce aux femmes journalistes qui ont porté le flambeau. »

Lorsque je demande à Noémi Mercier si elle se considère comme une pionnière, elle répond qu’elle est avant tout une messagère. « Mon souhait le plus cher, c’est d’utiliser mon influence pour ouvrir la porte à d’autres. Il faut que ça serve à ça. »

Après 70 ans de présence des femmes à la télévision d’affaires publiques, l’une des avancées majeures réside sans doute dans cet élan vers la solidarité, rendu possible grâce à une masse critique de journalistes féminines – et féministes. « Il y a eu pendant longtemps une volonté d’être one of the boys chez celles qui y faisaient carrière, mais maintenant, il y a cette occasion d’être one of the girls », remarque Josette Brun.