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Kuapetsheu

Faire vivre les mots

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Temps estimé de lecture :4 minutes

Elle aiguise la scie mécanique, longuement et patiemment, un peu comme sa kukum roulait ses cennes noires s’a table de cuisine. Elle met de l’huile végétale sur la chaîne pis elle sort du camp.

Elle met les raquettes en babiche, elle ne sait pas trop pourquoi. Celles-là en aluminium vont mieux pourtant. Y’a des journées où, on s’en rend même pas compte, mais on dirait qu’on a juste besoin d’être porté par les ancêtres.

Elle avance. Elle fait ses traces. Elle était tannée d’être une de ces filles qui pleurent aux toilettes à la job, toutes seules devant leur cellulaire et leur misère d’être au monde.

Elle n’en pouvait plus de rester dans les sentiers balisés de l’effondrement, de rester couchée en cuillère au fond des blessures de l’histoire.

Shikuan s’avance sur la rivière gelée, emmaillotée comme un bébé dans son linge épais. Avec son traîneau, ses bidons d’eau en plastique bleu; ça faisait longtemps qu’a s’était pas sentie libre de même. Un peu comme un chien à qui on ouvre enfin la fenêtre et qui sort sa tête du char.

Elle se dit que la révolution, ce sera peut-être de se partir un feu avec ben des choses qu’on lui a appris à l’école. À l’infinie question « comment ça va à l’école? », qu’on s’est tous fait demander 36 000 fois, Shikuan a toujours eu envie de répondre : « comment tu veux qu’on aille ben si on reste assis toute la journée? ».

Pour elle, la révolution, c’est un grand feu qui commence à l’intérieur, un feu de cahiers et de convenances, où on arrête de faire semblant et où on écoute le silence pétillant de notre instinct. On peut avancer juste si on se lève debout.

C’est pour ça qu’elle a choisi d’être là. Seule avec la glace et la neige. Icitte, y’a deux feux qui la tiennent : l’épinette qui brûle toujours trop vite dans le poêle en fonte, pis son petit cœur après neuf heures, qui a besoin de trouver sa place quelque part ailleurs que dans le centre d’achats où a travaille.

Elle avance. Elle fait ses traces. Elle n’en pouvait plus de rester dans les sentiers balisés de l’effondrement, de rester couchée en cuillère au fond des blessures de l’histoire.

Sur la rivière, elle marche. Autour de ses pas, des fleurs délicates poussent sur la glace. On dirait les plumes d’une perdrix blanche qu’on viendrait de plumer. Elle arrive où elle voulait aller; une place où elle sait qu’il y a juste assez d’eau.

Elle met la scie entre ses pieds et tire sur la crinque. Le bruit lui fait mal aux oreilles, mais c’est comme ça qu’elle a appris. Elle découpe la glace en plusieurs morceaux. Elle ferme la machine, se penche pis enlève les boutes de glace, ôte ses mitaines et immerge les bidons pour les remplir. Penchée sur son trou, le temps change de texture. C’est long. C’est long à remplir ces grosses affaires-là.

Elle se demande si le vent va souffler autant toute la journée et faire chanter le poêle à bois. Elle pense aux enfants. À tous les enfants d’Amérique qui rêvent de faire brûler leur école. C’est pas pour rien. Des enfants, c’est tellement connectés à leur instinct en plus.

Elle se surprend d’avoir le temps de penser.

Le bidon est plein. Elle le relève, il est rendu lourd. Elle tasse une mèche de ses cheveux givrés qui lui tombe dans les yeux. Elle met l’eau pis sa chainsaw dans le traîneau, pis elle revient lentement sur ses pas. Elle pense à son petit garçon qui est resté avec sa kukum.

Elle le sait pas, Shikuan, mais en prenant le temps de vivre en ce moment, elle porte en elle toutes les mères qui prennent un respire le soir quand elles ont réussi à coucher tout le monde. Toutes les mères qui fument une top en dessous du fan avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose de tellement banal, de tellement vital, quelque chose qui prend tout leur corps, tout le temps.

Elle rentre. C’est une journée comme une autre à apprendre un peu plus le langage de l’hiver.

Quelques semaines plus tard, elle revient en ville. Elle parle à sa kukum de son voyage. Du fait qu’elle trouvait ça dur d’aller chercher son eau, mais qu’en même temps, elle sentait en elle une puissance de le faire.

Sa kukum lui a dit : « Kuapetsheu. Ça veut dire aller puiser de l’eau. Y’a pu beaucoup de monde qui le dit, Kuapetsheu. C’est parce que si on arrête de faire le geste, le mot disparaît. »

Shikuan prend le mot dans ses mains, elle souffle dessus comme pour le réchauffer, pour qu’il rentre dans ses paumes et y reste. Peut-être que c’est de l’ouvrage de changer le monde, mais si c’est un mot à la fois, un geste à la fois, tout a l’air possible. Elle sait profondément que la révolution sera peut-être juste d’aller cueillir les choses simples et de réapprendre la lenteur.

Marie-Andrée Gill est Pekuakamishkueu. Elle est poétesse, autrice, militante et étudiante au doctorat en lettres à l’Université du Québec à Chicoutimi. Elle a publié chez La Peuplade les recueils Béante, Frayer et Chauffer le dehors, et elle a collaboré à de nombreux collectifs. Son écriture se promène entre kitsch et existentiel, alliant les identités québécoise et ilnue, exprimant à la fois le Nitassinan et le territoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Marie-Andrée Gill est également l’animatrice des séries de balados Laissez-nous raconter : L’histoire crochie et Les mots de Joséphine.