Aller directement au contenu

Que faire de nos convictions féministes au musée?

À la recherche d’une pluralité d’histoires de l’art

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :6 minutes

Parcourir la collection permanente du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) à l’affût d’œuvres signées par des femmes nous confronte à la question suivante : que faire de nos convictions féministes au musée? La place des femmes dans l’histoire de l’art a longtemps été celle de muses et d’objets, réduisant trop souvent au silence leurs voix de créatrices.

En 1989, le collectif d’artistes féministes Guerrilla Girls s’en indigne par le biais d’une sérigraphie célèbre : « Les femmes doivent-elles être nues pour rentrer au Metropolitan Museum of Art? Moins de 5 % des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins. »

À travers le temps et de façon assez systématique, les collections muséales ont alimenté un canon artistique occidentalocentriste et masculin, qui a longtemps objectivé et exclu les femmes, en particulier les femmes racisées. « Les institutions muséales sont tributaires d’un lourd passé colonial et patriarcal », affirme Florence-Agathe Dubé-Moreau, autrice et commissaire indépendante en art contemporain. Même les œuvres qui semblent de prime abord apolitiques trahissent des enjeux de genre, de race, de classe et de capacité. « La collection incarne un important potentiel autoréflexif pour tout musée, puisqu’elle condense ses valeurs et ses pratiques au fil des siècles », note la commissaire.

Certaines initiatives phares au Québec et à travers le monde tendent à renverser la vapeur, alors que plusieurs institutions se dotent de politiques de diversification des acquisitions, de rapatriement d’objets d’art issus de pillages coloniaux et d’engagement public envers le patrimoine culturel. Parcourir le Musée des beaux-arts de Montréal avec un regard féministe permet aussi de revisiter la collection et de raconter une histoire de l’art plus inclusive.

Quelques œuvres historiques de femmes au MBAM

Selon la conservatrice en art moderne du MBAM, Anne Grace, si la collection permanente n’atteint pas la parité des genres, le Musée fait aujourd’hui un effort concerté à la fois pour acquérir des œuvres créées par des femmes et pour faire sortir des voûtes celles qui y sont déjà. Un exemple ingénieux de cette mise en valeur est l’exposition du tableau Œil de Madeleine Laliberté à l’entrée de la galerie d’art québécois et canadien du Musée. Dans cette création datée entre 1932 et 1937, l’artiste s’approprie un fauvisme résolument moderne par un jeu expressif de rouges, ocres, bruns et verts. L’œil hypertrophié renvoie au public un regard perçant, rappelant que ni l’objet d’art ni l’artiste ne sont neutres.

Œil. Madeleine Laliberté, entre 1932 et 1937. Notice complète

Madeleine Laliberté est une figure méconnue du modernisme québécois, qui n’a toujours pas sa juste place parmi ses contemporains masculins malgré l’audace de sa pratique. C’est un don de la nièce de l’artiste qui explique la présence de l’œuvre dans la collection. Anne Grace note l’influence des enjeux de genre dans la création et l’enrichissement des collections muséales : « En tant que conservatrice, il est important d’être à l’affût des artistes qui sont moins connues, car certaines n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritaient. »

Au MBAM, Koshak (1976) de Rita Letendre est la seule œuvre signée par une femme sur l’étage des artistes québécois dit plasticiens qui, dans les années 50 et 60, ont exploré l’abstraction géométrique, la couleur et la lumière par la peinture. Dans Koshak, des plages de couleurs vives parcourent la toile avec énergie et vélocité. Née d’une mère abénaquise et d’un père franco-canadien, Rita Letendre développe sa pratique à une époque où, selon les mots mêmes de l’artiste, « ce n’était pas tout à fait acceptable, une femme peintre ».

Koshak. Rita Letendre, 1976. Notice complète

Elle sera d’ailleurs la seule à adhérer au mouvement plasticien, tandis que la majorité de ses contemporaines se consacrent à des formes plus traditionnellement féminines comme l’abstraction lyrique ou le figuratif. « Letendre témoigne d’un paradoxe intéressant : c’est une femme forte, complètement engagée dans son travail artistique, qui était aussi l’épouse d’un artiste (Ulysse Comptois), et ce, à une époque où les dynamiques familiales genrées ordonnaient que la carrière artistique de l’homme prime. C’est très important qu’il y ait une femme sur cet étage », souligne Anne Grace.

Des pas concrets vers la parité et la pluralité

Depuis 2020, le MBAM accueille deux nouvelles acquisitions majeures provenant d’artistes femmes. Les idées dans les choses (Péninsule antarctique) (2018), deJessica Houston, est une photographie issue d’une série sur l’interconnexion entre la crise environnementale, le capitalisme et le colonialisme.

Les idées dans les choses (Péninsule Antarctique). Jessica Houston, 2018. Notice complète

Le tableau Sans titre (Terra Nova) (2020), signé de l’artiste dominicaine Firelei Báez, explore quant à lui le lien entre mythologies, colonialisme et expériences diasporiques, pour mettre au défi l’idéal occidental de la féminité passive. Anne Grace prépare actuellement une exposition sur la marchande d’art Berthe Weill. Une des rares femmes à ouvrir une galerie au tournant du 20siècle, Berthe Weill vend la première œuvre de Picasso à Paris et organise la seule exposition solo de Modigliani du vivant de l’artiste. Elle reste toutefois peu connue du public. « Weill représentait et exposait un pourcentage élevé de femmes artistes dans sa galerie et elle demeure aujourd’hui une figure importante de l’histoire de l’art. Cette exposition nous permettra de raconter l’histoire de façon plus inclusive », explique la conservatrice.

Sans titre (Terra Nova). Firelei Báez, 2020. Notice complète

Le musée : un espace civique

Si le musée se définit comme un espace public et d’histoire, ses collections sont un peu les nôtres. Elles sont à parcourir et à questionner, armé·e·s de nos convictions féministes, à la recherche d’une pluralité d’histoiresde l’art. C’est dans cette perspective que le public est invité à effectuer son propre parcours féministe du MBAM, en visitant sa collection permanente. On y admirera notamment les œuvres Mer changeante (2015) de Shary Boyle, Lunes rouges (1998) de Kiki Smith, Autoportrait (1945) de Marcelle Ferron, Jeune huronne, Bedawbenokwa (1936) de Sylvia Daoust, Elise Kingman (1930) de Lilias Torrance Newton et Au théâtre (1928) de Prudence Heward.

On découvrira également dans les collections numériques du Musée des trésors qui ne sont pas présentement exposés en salle. Mentionnons entre autres J’ai appris à la dure (2010) de Mickalene Thomas, Femme préparant le thé (2005) de Annie Pootoogook, Ombres palpées (1963) de Marcelle Ferron, Nu féminin aux bas (1935) de Jori Smith, ou encore Luisa Strozzi (1884) de Marie Spartali Stillman.

Notre collaboratrice Antonia Mappin-Kasirer discute avec l’animatrice Marjorie Champagne de la place des femmes dans l’histoire de l’art et dans les collections permanentes des grands musées.

Écoutez l’intégrale de l’entrevue, diffusée à l’émission Québec, réveille! du mardi 1er juin 2021 sur les ondes de CKIA 88.3 FM à Québec.

Pour en savoir plus

Desloges, Josiane. Le Soleil (29 septembre 2012). Rita Letendre, la femme abstraite

Musée d’art contemporain de Montréal (décembre 2020). La politique de gestion des collections du Musée d’art contemporain de Montréal

Radio-Canada (6 février 2020). Des musées qui n’achètent que des œuvres de femmes : suffisant pour rétablir l’équilibre?

Tate Britain. A Queer Walk Through British Art

Tin, Louis-George. Le Monde (1er décembre 2017). La restitution d’œuvres issues des pillages coloniaux n’est plus un tabou

The Exhibitionist. Uncomfortable Art Tours