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À la mémoire de Joyce Echaquan et de nos sœurs assassinées ou disparues

Le visage des femmes aux miracles

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Temps estimé de lecture :3 minutes

En 2020 au Canada, 30 des 128 femmes et filles tuées par un accusé masculin étaient autochtones, soit plus d’une victime sur cinq. Un chiffre en complète disproportion avec la représentativité des femmes autochtones au pays (4 % de l’ensemble de la population féminine canadienne). Dans un magnifique appel à la mémoire, la poétesse innue Marie-Andrée Gill nous offre ses mots de courage et de vie, à la mémoire de Joyce et de toutes nos sœurs autochtones.

J’essaie d’être fine.
Assez fine pour fleurir au lieu de mourir par en dedans.

Même si je voulais déplier le futur ou crier comme une perdue,
ce serait pas assez.

Qu’on le veuille ou non, ça grimpe tout seul,
ça fait des châteaux de colère,
ça fait des mots cassés sur ma viande.

C’est tout petit et ça veut vivre, c’est une phrase simple, toute simple :
vouloir être considérée comme une sœur.

Des centaines d’années sur le corps à porter ce bagage-là,
à porter le visage d’une meute qui survit à toute,
à porter en soi une nuée de femmes aussi fortes que brisées,
toujours à se faire pognasser les origines par tout le monde qui comprend pas
ce qu’on perd chaque jour à trop s’assimiler.

Marie-Andrée Gill

Le remède est pourtant pas compliqué, me semble.
Il tient dans une main qu’on peut tendre à n’importe qui :
la douceur.

On vient toutes au monde dans un placard avec une cicatrice
en forme d’éclair.
Partout la senteur d’un drame sur le rebord de nos vies,
partout des fissures ouvertes sur nos gorges.

Des jours et des jours à faire comme si de rien n’était…
être en beau fusil, ça devient banal.
Ça fait des centaines d’années qu’on se fait dire qu’on n’est pas du monde
et on appelle ça l’Histoire.

Ces visages de femmes-là font des miracles quotidiens,
préparant chaque jour des pyramides de sucre blanc,
de thé, de bannique
pis de spagat du midi.

Ces visages de femmes-là
qui font ce qu’elles peuvent avec leurs brisures,
avec leur corps changé par le colonialisme.

Celles qui font avec toutes les jokes plates.

Des centaines d’années à monter le volume dans le char
pour ne pas entendre sa propre tête se manger lentement,
comme un steak à la cuillère.

Le monde le sait pas toujours,
mais la chicane pogne à force de nos sourires qui arrêtent jamais.
On a des skills de toutes les couleurs,
comme fabriquer des œuvres d’art du bout des doigts.

Le monde le sait pas,
mais on peut se guérir en dessinant des fleurs qui nous ressemblent,
et en brodant avec les rêves.
Tout ça fait que les caribous peuvent continuer de courir
quelque part dans chacun de nos respires.

Trop souvent, on est rendu là et c’est trop :
on s’habitue à s’étouffer avec nos fantômes
et nos corps disparaissent pour pas prendre trop de place
dans la conscience des autres.

Mais on va continuer de sourire, de créer pis de crier.
Sauf que là, on va le faire ensemble, mamu,
dans une belle lumière morte-vivante.

Même si crier pour dire « je suis humaine » peut paraître absurde
dans le vertige ordinaire de l’histoire qu’on porte,
on va le faire ensemble, mamu.

* Ce texte a été lu par l’autrice à l’émission Plus on est de fous, plus on lit du 8 octobre 2020 sur les ondes de Radio-Canada Première.

Marie-Andrée Gill est Pekuakamishkueu. Elle est poétesse, autrice, militante et étudiante au doctorat en lettres à l’Université du Québec à Chicoutimi. Elle a publié chez La Peuplade les recueils Béante, Frayer et Chauffer le dehors, et elle a collaboré à de nombreux collectifs. Son écriture se promène entre kitsch et existentiel, alliant les identités québécoise et ilnue, exprimant à la fois le Nitassinan et le territoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Marie-Andrée Gill est également l’animatrice des séries de balados Laissez-nous raconter : L’histoire crochie et Les mots de Joséphine.