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La violence spectaculaire du féminicide

« Mais quel genre d’homme fait ça, tuer sa femme? »

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Lorsqu’une femme est tuée par un conjoint ou un ex-conjoint, tout le monde s’indigne, tout le monde se choque et tout le monde, hélas, s’étonne. Pourtant, au Canada, une femme est tuée tous les deux jours et demi. Mondialement, on estime qu’au moins une femme sur trois ayant été en couple a vécu des violences conjugales. Notre société souffre d’une profonde hypocrisie face aux violences faites aux femmes : on scande haut et fort qu’on les condamne, mais on refuse de voir leur ordinarité.

Des gestes « inexplicables »

Les hommes violents sont qualifiés de « fous », de « malades », de « monstres » parce qu’on considère leurs gestes inexplicables. « Faut vraiment être pas bien dans la tête! » « Et puis pourquoi la femme reste? » Encore de l’inexplicable. Ce genre d’attitude à l’égard des violences faites aux femmes est hautement problématique.

Le cocktail d’indignation (« ben voyons, ça a donc ben pas d’allure! ») et d’incompréhension (« je comprends juste pas comment un homme peut en arriver là! ») fait des violences faites aux femmes une fatalité : tout le monde est contre, mais on ne peut rien y faire. Cette façon de penser masque le continuum des violences conjugales et leur normalisation.

En effet, si quelques gestes poussés à leur extrême (la violence physique explicite et le meurtre) sont universellement condamnés (et encore, on parlera de « violence amoureuse » et de « crime passionnel »…), l’essentiel des comportements violents dans le couple est normalisé, voire romantisé.

C’est notamment ce que nous apprend la littérature sur le contrôle coercitif, qui présente le cœur de la violence conjugale non pas comme des coups, mais comme des comportements de contrôle rendus possibles et acceptables par des normes de genre oppressives envers les femmes.

Il faut voir la violence dans la masculinité, dans les normes sociales, dans l’idéal de l’amour romantique. Oui, il est masculin, il est viril de contrôler sa femme, parce que la masculinité est toxique.

« Je trouve ça cute quand t’es jaloux », avoue à son copain contrôlant la protagoniste de biens des films dits romantiques. « Je ne pourrais jamais vivre sans toi », « tu es à moi pour toujours », « sans toi je meurs », chantent nos radios. « Il m’aime tellement qu’il m’appelle 10 fois par jour. » « Quand tu aimes quelqu’un, tu veux passer tout ton temps avec lui. » « Si tu m’aimais vraiment, tu coucherais avec moi. » On nous a appris que l’amour est fusionnel, que le désir de contrôle des hommes est naturel, et que les femmes doivent se sacrifier pour leur « autre moitié ».

Les relations saines, dans notre culture, c’est un mouton à cinq pattes.

« Les autres », c’est nous

Malgré la normalisation des violences conjugales, on peine encore à reconnaître qu’il n’y a pas un « genre d’homme » auteur de violence. Plus précisément : les violences conjugales – comme les violences sexuelles d’ailleurs – sont commises par des hommes normaux. Mais plutôt que de s’attaquer à la racine du problème, en remettant en question les comportements de contrôle normalisés chez les hommes, on place l’homme violent dans la figure de « l’autre ».

Certaines réactions aux récents féminicides sont symptomatiques du narratif selon lequel la violence serait hors normes, du moins « chez nous ». « Les vrais hommes ne battent pas leur femme », « battre une femme, c’est lâche », « les vrais hommes ne violent pas », dit-on. Ah bon? Alors nous sommes contrôlées, battues, violées par qui? Des hommes synthétiques?

Penser que les violences conjugales relèvent du « barbarisme » et des « peuples peu civilisés » – expressions très connotées qui évoquent l’image d’hommes violents racisés –, c’est refuser l’introspection qui est notre seule porte de salut face aux violences faites aux femmes. Il faut voir la violence dans la masculinité, dans les normes sociales, dans l’idéal de l’amour romantique. Oui, il est masculin, il est viril de contrôler sa femme, parce que la masculinité est toxique.

Une culture de la violence conjugale

Justement, l’expression « culture du viol » a été popularisée dans les dernières années pour mettre en lumière la normalisation des violences sexuelles, leur acceptabilité sociale. Et si on passe des lois, si on développe des budgets et si on assiste à des formations sur les violences sexuelles, le même travail n’est pas fait pour combattre la culture de la violence conjugale. D’ailleurs, où sont les cours d’éducation amoureuse?

Attention, je ne veux pas dire que les choses sont gagnées du côté des violences sexuelles, ni que les deux problèmes sont étrangers l’un à l’autre (une grande part des violences sexuelles est commise par des conjoints ou ex-conjoints). Ce que je veux dire, c’est que nous avons beaucoup de pain sur la planche en matière de culture, un travail qui ne se résume pas à dire aux hommes « il ne faut pas frapper sa femme » et « allez chercher de l’aide pour gérer vos émotions ».

D’ailleurs, les hommes qui veulent combattre cette culture de la violence conjugale devraient commencer non pas en disant aux autres hommes « ne soyez pas comme ces fous qui tuent leur femme », mais en regardant en eux, en déracinant leurs idées reçues sur le rôle d’une « bonne blonde », et en examinant leurs propres réactions de contrôle, de possessivité et de dénigrement.

Il faut lutter en amont contre la violence conjugale dans ce qu’elle a de plus commun, de banal, d’invisible. Quand la femme est morte, c’est plus spectaculaire, mais c’est trop tard.

Suzanne Zaccour est juriste, chercheuse et conférencière féministe. Elle est aussi formatrice en matière de consentement, de violences sexuelles et de culture du viol. Doctorante en droit à l’Université d’Oxford, Suzanne Zaccour est l’autrice du livre La fabrique du viol (Leméac, 2019).