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Radio-Réveil : ici les matinalières

Les « morning women », une anomalie dans le paysage médiatique?

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Temps estimé de lecture :6 minutes

Ça na rien à voir avec leur sommeil, aucun lien avec leur rythme circadien. Au contraire, la science nous dit quelles se réveillent plus tôt. Mais aux aurores, derrière le micro, les animatrices sont encore une anomalie dans le paysage médiatique québécois. Pourquoi la locomotive du matin est-elle menée par des hommes?

Les matinalières : c’est ainsi qu’on appelle en Europe francophone celles qui terminent leur journée à 9 h. Le terme n’est jamais passé dans l’usage ici – peut-être parce que les occasions de l’employer ne sont pas légion. Toujours est-il qu’on lui préfère encore l’emprunt à l’anglais, morning women.

Au sein des six stations parlées de Cogeco Média au Québec, une seule émission matinale est animée par une femme. Catherine Gaudreault, capitaine de Que la Mauricie se lève, est l’exception.

« C’est peu et ça a toujours été peu », dit Pierre Martineau, vice-président des stations parlées de Cogeco Média. Celui qui est dans le domaine de la radio depuis 35 ans s’explique mal ce déséquilibre. Il émet l’hypothèse d’un phénomène de société. « En politique, les partis cherchent de plus en plus à atteindre la parité homme-femme. Est-ce que ça va devenir la même chose à la radio? Je le souhaite ardemment. »

Au Québec, les stations d’ICI Radio-Canada Première touchent la zone paritaire du bout des ondes avec 40 % d’animatrices dans le créneau du matin. Renée Dumais-Beaudoin, Marie-Claude Julien, Isabelle Lévesque et Bis Petitpas réveillent respectivement l’Estrie, la Mauricie, la Gaspésie et la Côte-Nord.

Le boys club et la schtroumpfette

Isabelle Maréchal a été cette femme du matin en 2004. Avant de s’installer à 10 h au 98,5 FM, l’animatrice a lancé la station montréalaise à la barre de la matinale. C’était en attendant l’arrivée de Paul Arcand, contractuellement lié ailleurs. Une femme a donc inauguré cette fréquence résolument masculine. Était-ce une décision audacieuse des patrons? « Y’a peut-être des gars qui ont refusé », lance-t-elle en riant.

Celle que les auditeurs appellent par son prénom a lu trois fois Le boys club de Martine Delvaux. Elle souligne le chapitre qui s’intéresse au principe de la schtroumpfette, cette pratique qui consiste à inclure une seule femme dans un ensemble masculin, pour ne pas avoir l’air d’une gang de machos. « La schtroumpfette, ce n’est pas elle qui décide d’être seule, elle aimerait ça avoir des copines », illustre la seule animatrice du 98,5 FM.

Selon Marie-France Bazzo, les médias québécois adorent les gars « gars » qui « mettent leurs culottes ». La testostérone est en effet surreprésentée en affaires publiques, où l’opinion est attendue.

Marie-France Bazzo a été, en 2013, la première morning woman d’ICI Première à Montréal. En mars 2019, l’animatrice de la feue émission C’est pas trop tôt disait à la Gazette des femmes : « au bout de deux ans, on m’a “démissionnée”. Le boys club radio-canadien voulait installer son homme. […] C’était une job de gars, mais je n’étais visiblement pas au courant… (J’écris à ce sujet, d’ailleurs.) »

Dans Nous méritons mieux, un essai sur les médias québécois, la productrice n’en a finalement pas dit davantage. En novembre dernier, en entrevue à Plus on est de fous, plus on lit, Marie-France Bazzo a revendiqué « le privilège très woke de ressentir une immense souffrance et de ne pas pouvoir en parler plus  », une position que maintient toujours l’animatrice.

La locomotive matinale

Marjorie Champagne, animatrice de Québec, réveille! à CKIA 88,3

« Le matin, c’est la locomotive de toute la programmation, l’émission la plus importante de la journée », explique Myriam Ségal, qui a conduit ce train à CKRS au Saguenay. Elle a manié l’exigeant horaire du wagon de tête alors qu’elle jonglait avec la monoparentalité et trois ados à la maison. « Ça fait partie des obstacles, on n’est pas à la maison pour le démarrage de la journée, où, traditionnellement, les femmes ont un rôle important », note la nouvelle retraitée.

Les responsabilités familiales et domestiques expliqueraient donc en partie la rareté des femmes dans ce prestigieux créneau.

« Les femmes ne sont pas socialement construites pour imposer leur point de vue. On se fait dire qu’il faut écouter. Quand c’est le temps de donner notre opinion, de mettre notre poing sur la table, on trouve ça dur », explique Marjorie Champagne, animatrice de Québec, réveille! à CKIA 88,3.

La fière représentante de la radio communautaire souhaiterait plus de nuance au micro le matin; le style bulldozer, très peu pour elle. « J’aime émettre des opinions, mais gueuler dans un micro, ça ne me fait pas triper. »

Selon Marie-France Bazzo, les médias québécois adorent les gars « gars » qui « mettent leurs culottes ». La testostérone est en effet surreprésentée en affaires publiques, où l’opinion est attendue.

« Y’a eu peu d’espace fait aux femmes à une certaine époque », note Myriam Ségal qui affirme par ailleurs que ça change. Elle décrit une génération de jeunes femmes qu’elle a formées au département d’Art et technologie des médias (ATM) du cégep de Jonquière, et qui ont beaucoup plus d’assurance qu’elle en avait à leur âge.

« Manifestez-vous, mesdames, SVP! » lance Pierre Martineau.

À Québec, elles sont trois morning women en ce moment : CBC Radio, CKRL 89,1 et CKIA 88,3 ont choisi respectivement Julia Caron, Caroline Stephenson et Marjorie Champagne pour lancer leur programmation quotidienne. Mais pour parler la langue des patrons, on dira que ce ne sont pas des émissions qui pèsent lourd en parts d’écoute.

Au Saguenay, où Myriam Ségal a été matinalière à CKRS, Doris Larouche accompagnait hors du lit les auditeurs de la radio publique. « Les morning women ont sévi dans des régions où on ne faisait pas attention à elles », note Myriam Ségal, décochant une flèche au montréalocentrisme des médias.

La radio un peu charrue

En radio, les sièges sont éjectables, peu importe qui les occupe. Un milieu un peu charrue, pour reprendre les mots de l’animatrice Mélanie Maynard.

« Y’a pas que les femmes qui passent au tordeur, la radio, c’est hypercompétitif. C’est comme être astronaute, y’a pas beaucoup de place dans la navette », illustre Isabelle Maréchal, l’animatrice du 98,5.

Dans Nous méritons mieux, Marie-France Bazzo dresse une liste de conseils pour celles et ceux qui souhaitent faire carrière dans les médias : « Savoir négocier, mais pas trop si on est une femme », peut-on lire.

En 2018, l’émission radiophonique la plus écoutée du Royaume-Uni, Breakfast Show, présentée sur BBC Radio 2, annonçait que pour la première fois de son histoire, une femme s’installait derrière le micro. Que titrait alors le quotidien britannique The Guardian? Qu’elle serait moins payée que son prédécesseur!

Mais ça, c’est une autre histoire…