Aller directement au contenu

Les carnets d’Anna Haag, féministe sous l’Allemagne nazie

Chronique secrète du quotidien sous le Troisième Reich

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :5 minutes

L’histoire a longtemps occulté le rôle des femmes dans le Troisième Reich, les présentant pendant des décennies comme de simples figurantes, voire des victimes. Depuis les années 80, la recherche a montré non seulement que les femmes ont massivement soutenu le régime hitlérien, mais aussi que certaines ont activement pris part au système de répression et de mise à mort nazi. Dans ce contexte, l’histoire de la journaliste et femme politique allemande Anna Haag (1888-1982) est doublement intéressante : elle témoigne de la possibilité de résister de l’intérieur à la propagande nazie, et de préserver toute son humanité devant l’innommable.

Entre 1940 et 1945, l’autrice et journaliste féministe Anna Haag a tenu une chronique secrète du quotidien sous le Troisième Reich. À mi-chemin entre l’essai, le compte rendu journalistique et le journal intime, ces carnets secrets – qu’elle a dissimulés dans sa cave puis enterré dans un jardin – sont un véritable voyage vers le passé. Ces témoignages d’une grande richesse permettent de s’immiscer dans la pensée et les émotions d’une Allemande pendant la Seconde Guerre mondiale et de ressentir l’atmosphère qui régnait sous la dictature nazie.

De précieux sceaux de l’histoire

Ce type de document est particulièrement apprécié des historien·ne·s, car à la différence d’autobiographies ou de mémoires écrits a posteriori, ces « capsules temporelles » ne souffrent pas de déformation ou de manipulation. Elles relatent de manière authentique une perception du passé. Leur valeur historique est encore plus précieuse lorsqu’elles proviennent d’une époque où la liberté d’expression était confisquée.

Courtoisie Éditions Peter Lang

La découverte et la publication en 1995 des journaux intimes de Victor Klemperer avaient suscité un immense intérêt, aussi bien auprès des historien·ne·s que du grand public. Ce juif allemand a vécu à Dresde sous le régime fasciste et a survécu grâce à son mariage avec une Allemande aryenne. Or, selon l’historien britannique Edward Timms, qui a examiné et publié de larges extraits commentés du journal de guerre d’Anna Haag, les carnets de la journaliste méritent tout autant d’attention que ceux de Victor Klemperer.

Née en 1888 sous le nom d’Anna Schaich dans une famille souabe de six enfants, elle fréquente l’école jusqu’à environ 16 ans, soit plus longtemps que la plupart des jeunes filles de son époque. Si elle commence tôt à écrire, son goût pour le dialogue intellectuel et son ouverture d’esprit doivent aussi sans doute beaucoup à son mariage en 1909 avec Albert Haag, un ambitieux professeur de mathématiques. Un séjour de plusieurs années à Bucarest et l’expérience concomitante de la Première Guerre mondiale font de ce couple égalitaire des pacifistes et des démocrates convaincus, qui s’opposent dès le départ aux idées nationales-socialistes.

Depuis les années 20, Anna Haag est membre de la Ligue internationale des femmes. Les démonstrations de force du Troisième Reich sont pour elle « une affaire exclusivement masculine ». Comme son mari, elle a lu attentivement Mein Kampf et sait précisément ce qui attend l’Allemagne et l’Europe, contrairement à la plupart de ses contemporain·e·s. De nombreuses féministes allemandes n’ont d’ailleurs pas su résister aux sirènes nationales-socialistes.

Résister par la plume

Craignant que son fils de 16 ans soit enrôlé dans l’armée, elle l’envoie dès 1939 sur une île britannique, où il passera toute la guerre interné dans un camp de prisonniers. Pour conserver un esprit critique, elle écoute en toute discrétion la BBC, seule ou avec des amis fiables. Une action interdite par les nazis depuis 1938, qui aurait pu la conduire sur l’échafaud. Jour après jour, Anna Haag rend compte dans ses carnets de ce qu’elle voit, lit, entend et pense. Des extraits de journaux et de discours officiels sont ainsi juxtaposés avec des bribes de conversation qu’elle a avec ses voisins ou des personnes anonymes dans la rue, le tout rédigé dans une langue subtile et pleine d’ironie.

Ces textes décrivent sans détour l’ampleur de la propagande et son incidence sur les esprits. « Penser n’est plus à la mode », écrit-elle en janvier 1941. Surtout, ils dépeignent tout ce que la plupart de ses contemporain·e·s ne veulent pas voir – ou font semblant de ne pas voir –, mettant ainsi le doigt sur la responsabilité collective des Allemands : la déportation des juifs, les terribles conditions de détention des prisonniers de guerre soviétiques, les massacres sur le front de l’est…

« Savez-vous qu’en Allemagne, il y a des gens qui disent n’avoir jamais entendu parler des massacres en Pologne et en Russie ? » confie-t-elle à son journal un jour de juin 1942. Il n’y a que les chambres à gaz qu’elle ne mentionne pas, ce qu’on ne peut guère lui reprocher, les dignitaires nazis ayant tout fait pour garder ce projet et sa mise en œuvre secrets.

Depuis les années 20, Anna Haag est membre de la Ligue internationale des femmes. Les démonstrations de force du Troisième Reich sont pour elle « une affaire exclusivement masculine ».

À plusieurs reprises, Anna Haag se réjouit de l’avancée des troupes alliées et de la perspective d’une défaite de l’Allemagne. « Vous, les Anglais, pensez que nous devrions zigouiller Hitler? Ce serait sans doute la dernière chose à faire. Nous devons boire le calice jusqu’à la lie », écrit-elle en mai 1942.

Même confrontée à la terreur des bombardements qui s’abat sur sa ville, Stuttgart, comme sur toutes les villes allemandes, face au chaos des jours précédant la capitulation de l’Allemagne, elle ne perd rien de son ton mordant. « Laissez-moi 10 ans et vous ne reconnaîtrez pas les villes allemandes! Quelle grande parole vraie de la part de notre grand Führer! (99 % du peuple allemand en auraient assez de la guerre! Vraiment! Mais la plupart ou du moins beaucoup de ces 99 % ne sont pas guéris de leur arrogance ») […] Et parce que cette arrogance n’est pas encore écrasée, la guerre doit continuer jusqu’à la fin la plus amère », note-t-elle en janvier 1945.

Anna Haag confiera plus tard à ses proches qu’elle ne pensait pas pouvoir survivre au régime hitlérien. Après la guerre, « cette femme vive, forte et chaleureuse », comme la décrit sa petite-fille Sybil Oldfield, s’engage en politique. Élue sous la bannière du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), elle devient l’une des rares femmes députées du parlement régional du Bade-Wurtemberg. Elle contribuera à inscrire dans la nouvelle constitution de la République fédérale allemande de 1949 le droit fondamental à l’objection de conscience au service militaire.

Malgré ses nombreuses tentatives, aucun éditeur allemand n’accepte de publier ses manuscrits dans les décennies qui suivent la fin de la guerre. Un heureux hasard permet cependant à l’historien britannique Edward Timms de les découvrir et d’en publier de larges extraits en 2016. Une parution complète de ces carnets secrets, prévue en mars 2021 chez l’éditeur allemand Reclam, permettra enfin de faire connaître le destin de cette femme hors norme à un plus grand public.

À l’heure où des partis nationalistes et xénophobes tentent à nouveau de contaminer les esprits, que les voix de la raison et de la tolérance peinent parfois à se faire entendre, il est bon de se plonger dans les écrits d’une femme comme Anna Haag. Celle-ci a su, malgré la peur, conserver sa capacité de penser et résister à toutes les manipulations et instrumentalisations.