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Prix Nobel : la lente conquête des femmes

La microbiologiste, généticienne et biochimiste Emmanuelle Charpentier lauréate du Nobel de chimie 2020

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo principale : Emmanuelle Charpentier (© Hallbauer & Fioretti)

Pourquoi les femmes ont-elles si rarement reçu un Nobel depuis la création du prix en 1901? Le fait qu’elles se consacrent moins que les hommes à la recherche scientifique de haut niveau est une réalité, qui pose notamment la question du regard que porte la société sur les femmes. Mais les efforts consentis en la matière portent leurs fruits. Lentement, mais assurément.

« C’est un message très fort pour les jeunes femmes, qui démontre que la recherche scientifique actuelle est menée aussi avec les femmes. » Il fallait bien un prix Nobel pour insister sur le rôle des femmes dans ce domaine. Lauréate du Nobel de chimie 2020 avec sa collègue américaine Jennifer A. Doudna, la Française Emmanuelle Charpentier ne s’est pas privée d’enfoncer ce clou. La microbiologiste, généticienne et biochimiste dirige aujourd’hui le Max Planck Institute pour la science des pathogènes de Berlin, un centre de recherche comparable à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) québécois.

Ce Nobel est remarquable par l’application prometteuse de la découverte – des ciseaux moléculaires qui permettent de couper l’ADN à des endroits très précis –, mais aussi pour la reconnaissance des femmes dans le sérail des nobélisé·e·s. D’autant que les deux chercheuses ne sont que les 6e et 7e femmes à recevoir un Nobel de chimie. Depuis 1901, seules 57 femmes ont reçu un prix Nobel, comparativement à 873 hommes : piètre score de 6 %. Selon la Fondation Nobel, cette faible proportion s’expliquerait par le nombre de femmes « historiquement bas dans des domaines de recherche pertinents ». Certes, d’après l’UNESCO, en 2019, les femmes représentent moins de 30 % des chercheur·euse·s dans le monde, une moyenne oscillant entre 48 % en Asie centrale et 20 % dans le reste de l’Asie, et autour du tiers en Amérique du Nord et en Europe occidentale.

Inflexible tuyau percé

« En biologie, les étudiantes sont plus nombreuses que les étudiants au doctorat. Au postdoctorat, elles sont 50 %, puis elles ne représentent plus que 30 % des professeurs d’université », détaille Gerling Wallon, directrice adjointe du EMBO (European Molecular Biology Laboratory). Basée à Heidelberg, en Allemagne, cette organisation européenne de biologie moléculaire donne notamment des conseils aux comités scientifiques pour valoriser la place des femmes dans la recherche scientifique. « C’est le phénomène bien connu du tuyau percé : à chaque niveau hiérarchique, le pourcentage de femmes baisse », résume Claudine Hermann. Vice-présidente de l’association française Femmes et sciences, elle a été la première femme nommée professeure de physique à l’École polytechnique de Paris. « Pendant 10 ans, j’étais la seule femme de mon laboratoire de recherche de physique. »

Depuis 1901, seules 57 femmes ont reçu un prix Nobel, comparativement à 873 hommes : piètre score de 6 %.

L’un des freins à la présence des femmes dans la recherche est, à son avis, le conflit entre vie professionnelle et vie privée. « Pour être recrutée, il faut avoir fait plusieurs postdocs dans différents pays. Et selon les pays, on atteint ces postes fixes à un âge précis : 35 ans en France, 40 ans en Allemagne… Certaines chercheuses se posent alors la question : multiplier les postdocs pour devenir un jour professeure d’université ou abandonner pour fonder une famille. » Un point crucial soulevé par la Nobel Emmanuelle Charpentier, qui s’inquiète « de voir de nombreuses jeunes femmes abandonner la recherche ».

S’ajoutent à cela le faible nombre de modèles auxquels peuvent s’identifier les étudiantes et un problème profondément culturel. « On nous voit comme ayant de l’empathie et de la compréhension, pas comme étant des fonceuses. Nous ne sommes pas encouragées dans ce sens », estime Gerlind Wallon. « Beaucoup de femmes ont le sentiment que quoi qu’elles fassent, leur travail ne sera jamais considéré comme il le serait si elles étaient des hommes », a d’ailleurs lancé Jennifer A. Doudna en recevant le Nobel.

Discrimination positive

Pour remédier au trop faible nombre de chercheuses scientifiques, certaines universités allemandes réservent depuis peu des postes aux femmes. Cette politique de quotas a été proposée par le EMBO : « Puisqu’il y a 50 % de femmes au postdoc, il devrait aussi y en avoir 50 % parmi les professeurs. » Discrimination positive? Gerlind Wallon l’assume : « C’est la seule chose qui va marcher. »

Un premier pas suivi par d’autres. Certaines universités accordent des années supplémentaires aux femmes pour terminer leurs recherches; un nouveau type de mentorat reposant sur des codes de réseautage est désormais proposé aux doctorantes. En Allemagne, depuis la mise en œuvre du programme Minerva FemmeNet destiné aux jeunes femmes, le Max Planck Institute a vu doubler le nombre de chercheuses dans ses instituts.

On pourrait ainsi atteindre la parité dans le professorat dans une quinzaine d’années, relève Gerling Wallon, mais « si on ne change pas le regard sur la place des femmes dans la société, ça n’arrivera pas ».

Décalage temporel

Toutes ces mesures ont permis que le nombre de professeures dans des universités scientifiques augmente chaque année. « On serait donc en droit de s’attendre à ce que le nombre de nobélisables augmente aussi. Mais un prix Nobel est en général décerné entre 10 et 30 ans après que la découverte a été faite », nuance la directrice adjointe du EMBO. À ce décalage temporel s’ajoutent les conditions d’attribution des prix. Les propositions de nobélisables faites par les États sont étudiées par des comités suédois encore très majoritairement composés d’hommes, exception faite du comité pour la paix, qui est norvégien. Les membres étant élus à vie en Suède, leur renouvellement, et partant, le processus de féminisation, est lent.

Lenteur rime pourtant ici avec accélération. Au cours des deux décennies du XXIe siècle, 27 femmes ont été primées, soit plus du double que lors des deux dernières décennies du XXe siècle. En 2020, quatre femmes ont reçu un prix Nobel, par rapport à sept hommes. Un signe encourageant pour la parité à laquelle appelle Emmanuelle Charpentier : « Les découvertes ne sont pas réservées aux hommes : elles le sont aux scientifiques, hommes ou femmes. »

Des ciseaux génétiques pour lutter contre les cancers

La Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer A. Doudna, qui travaillent respectivement à Berlin et à Berkeley, ont reçu en octobre le prix Nobel de chimie 2020 pour leurs « ciseaux » moléculaires CRISPR/Cas9. Découverts en 2012, ces « ciseaux » génétiques permettent de couper l’ADN à des endroits très précis et peuvent être utilisés facilement et à faible coût en médecine, en agriculture et en microbiologie. Cette découverte aura notamment des applications pratiques dans la sélection végétale, dans des thérapies anticancéreuses innovantes ou dans la guérison de maladies héréditaires. Grâce à elle, des chercheur·euse·s en botanique ont déjà pu développer des cultures résistantes aux moisissures, aux animaux ravageurs et à la sécheresse.