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Grossophobie : une discrimination faussement bienveillante

De l’industrie du vêtement au poids de la stigmatisation

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Temps estimé de lecture :6 minutes

Si je vous disais que la peur de prendre du poids constitue plus un danger qu’une victoire pour la santé publique? Que cette peur pousse des gens vers une mauvaise alimentation, le surentraînement, la dépression ou l’isolement? Elle incite des jeunes au décrochage, fait perdre des emplois et empêche même de s’habiller convenablement. La grossophobie, c’est tout ça, et même pire encore.

Comme le résume la capsule La grossophobie en 76 secondes… du Conseil du statut de la femme, cette discrimination est l’ensemble des attitudes et des comportements hostiles à l’égard des personnes grosses. De cette hostilité découle cette obsession du poids, de la peur du moindre bourrelet, ainsi que l’uniformité des modèles de beauté. Et même l’étrange refus d’une industrie de vendre les produits… dont la population a pourtant besoin.

Une moyenne archaïque

La situation est particulièrement curieuse dans l’industrie du vêtement. Il y a une très forte demande pour du linge de taille allant jusqu’à 3XL et des besoins pour du 4XL, du 5XL et du 6XL. Pourtant, la majorité des boutiques n’offre rien au-dessus de XL.

C’est probablement la plainte la plus commune parmi les personnes grosses : elles ne trouvent pas de vêtements à leur taille. Depuis quand une industrie boude-t-elle une demande, que les chiffres attestent pourtant?

Depuis les années 1970, le poids moyen de la population est de plus en plus élevé. On remarque que la taille la plus répandue des vêtements chez les hommes est passée de grand en 1981 à très très grand en 2013, selon les données de l’Institut national de la santé publique du Québec. Chez les femmes, la taille est passée de moyen en 1981 à très grand en 2013. Devant ce constat, pourquoi les magasins s’obstinent-ils à n’offrir que des tailles allant de petit à très grand?

La designer Nathalie Jourdain, créatrice des vêtements Cœur de Loup, confirme que ce sont les tailles grand et très grand qu’elle vend le plus. Elle ne comprend pas l’entêtement des boutiques et des marques à ne pas proposer de plus grandes tailles. Elle ne mâche pas ses mots : « Elles ne veulent pas des personnes grosses comme clientèle. C’est de la discrimination. »

Avant de posséder sa propre collection, elle a travaillé pour plusieurs boutiques, où elle a déjà dû insister pour ajouter du 2XL sur les tablettes. « Pourtant, cette clientèle-là aussi a besoin de linge et de manteaux! Il y a des gens qui pleurent en magasinant, parce qu’il n’y a rien pour eux. Ce n’est pas normal! »

Comme pour d’autres discriminations, la grossophobie a aussi des particularités dues à l’inégalité des genres, ce qui en fait un enjeu féministe important.

Se vêtir fait pourtant partie des droits protégés par la Charte des droits et libertés, comme se loger et se nourrir. Après tout, comment décrocher un diplôme, obtenir un emploi, créer un cercle social, rencontrer un ou une partenaire, bref, comment vivre en société sans vêtements?

Nathalie Jourdain prône la confection sur mesure, qu’elle offre sans frais supplémentaires. « Les vêtements doivent être beaux sur les gens, pas sur les cintres », dit-elle, avant d’ajouter que « lorsqu’un vêtement ne va pas bien sur une personne, le problème n’est pas la personne, mais le vêtement. Il n’y a rien qu’on ne puisse pas porter. Il faut juste que ce soit ajusté ». Si elle comprend que les grandes surfaces ne peuvent offrir tous leurs vêtements sur mesure, elle croit toutefois que pour compenser, ces magasins devraient proposer une plus grande variété de tailles.

Un enjeu féministe

Salem Rose-Antoine Billard

La grossophobie touche autant les hommes que les femmes. La discrimination ne s’arrête pas aux genres, qu’ils soient définis ou fluides.

Salem Rose-Antoine Billard, une intervenante sociale de 22 ans, cite d’ailleurs plusieurs obstacles quotidiens dans la vie des personnes grosses : « Je peux parler des toilettes publiques, où il manque souvent d’espace. Je dois aller dans la cabine pour femme enceinte pour être à l’aise. »

Je la comprends : j’opte souvent pour la toilette adaptée à la mobilité réduite pour ne pas être coincé aussi – non sans craindre de bloquer l’accès à une personne avec un handicap.

Salem poursuit sa liste. « Les ceintures de taxi pas assez grandes, les chaises trop petites des restaurants, qui font mal. » On pourrait ajouter les bancs dans les salles de spectacles ou dans les salles d’attente. Les mobiliers trop petits chez les dentistes, les optométristes. Les tourniquets à l’entrée des magasins. Les allées trop petites de la pharmacie.

Mais ce n’est encore que la surface. Plus d’une personne sur deux, homme ou femme, subit de la grossophobie au travail, quand ce n’est pas directement de la discrimination à l’embauche.

Toutefois, la façon de subir la grossophobie ou ses conséquences n’est pas similaire pour chacun·e. Un homme qui a du pouvoir ou de l’influence, par exemple, sera moins freiné socialement par ses rondeurs. Comme pour d’autres discriminations, la grossophobie a aussi des particularités dues à l’inégalité des genres, ce qui en fait un enjeu féministe important, selon Salem.

Si les hommes subissent également de la maltraitance médicale – le fait de ramener tous les problèmes de santé au poids –, les femmes doivent aussi subir cette violence lors des examens gynécologiques ou des suivis de grossesse. Des médecins vont même jusqu’à déconseiller de tomber enceinte ou refusent carrément l’insémination artificielle.

Sans parler du fait que les femmes se battent encore contre l’objectification de leur corps. « La femme grosse est acceptée lorsque sexualisée, mais j’ai pas envie de jouer cette game-là », ajoute l’intervenante sociale.

Le poids de la stigmatisation

Salem a compris trop jeune que la société aurait un regard différent sur sa personne. Dans un statut Facebook, l’intervenante a écrit : « Quand j’ai expliqué à la médecin que je ne savais plus comment vivre du haut de mes 16 ans, elle m’a plutôt dit que je n’étais pas suicidaire et que j’aurais une meilleure estime de moi-même si je perdais du poids. »

Au cégep, un professeur d’éducation physique lui propose carrément de perdre du poids en échange de points. C’était la proposition après ne pas avoir réussi à courir cinq kilomètres. « Je n’étais pas la seule à ne pas avoir réussi, mais j’étais la seule à se faire dire de perdre du poids. Les autres se faisaient offrir diverses activités, comme du badminton. Moi, je devais perdre du poids. »

Comment se sentir digne dans une telle situation? « Ça me rendait anxieuse, confie Salem, je ne savais pas comment me défendre, je sentais une pression de performance, ça nourrissait ma honte, je n’ai pas terminé ma session. »

Salem a connu son premier régime à 4 ans. Pas surprenant que les troubles alimentaires la suivent encore. Le pire? Se faire féliciter pour sa perte de poids… alors que c’est le fruit de son anorexie. Selon Salem, « les troubles alimentaires ne sont pas assez pris au sérieux. C’est tellement présent chez tellement de jeunes filles. »

« Si j’avais été accueillie comme une personne et non comme un corps, je n’aurais pas cherché à me cacher dans mon cégep, je n’aurais pas décroché, je n’aurais pas cru que je pouvais juste avoir une job au salaire minimum, je ne me serais pas constamment demandé si j’avais ma place. »

Trouver sa place. Se croire digne. Digne d’être crédible, de s’épanouir, d’être aimée. Croire qu’on peut exister même sans perdre un seul kilo. C’est souvent de ça dont rêvent les personnes grosses. D’un simple respect. Bien plus que de perdre du poids.

Mickaël Bergeron est l’auteur de l’essai La vie en gros : regard sur la société et le poids, publié en 2019 aux éditions Somme toute.