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Une femme de son temps

Avant de perdre la mémoire , un récit autobiographique de Micheline Savoie

Date de publication :

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Temps estimé de lecture :4 minutes

Bandeau :Photo principale : Courtoisie Éditions Somme toute

Née en 1943 en Ontario, éduquée en français au Nouveau-Brunswick, Micheline Savoie a connu un parcours professionnel et personnel typique des femmes de sa génération. C’est en pensant à toutes ces battantes anonymes qu’elle décide de publier Avant de perdre la mémoire, un récit autobiographique intime, féministe et audacieux.

Micheline Savoie a d’abord écrit ce livre pour sa fille, Anouk, à qui elle avait promis de se raconter. Elle a tenu parole et, en 2017, l’a présenté à sa précieuse destinataire. Mais un éditeur lui a fait comprendre que ce témoignage pourrait faire œuvre utile s’il était offert au grand public. « Il m’a rappelé que ce que j’ai vécu, des milliers de femmes l’avaient aussi vécu. Et qu’il fallait faire entendre ces voix anonymes : j’ai donc consenti à le publier. » Car si l’on connaît les vies tumultueuses et inspirantes des Janette Bertrand, Lise Payette ou Pauline Marois, on en sait peu sur les femmes de l’ombre, qui ont pourtant traversé autant d’épreuves dans l’anonymat, et participé elles aussi aux combats que menaient les Québécoises dans les années 70, 80 et 90.

Privé public

Micheline Savoie, autrice

Alors qu’elle élevait seule sa petite Anouk, Micheline Savoie vivait également les grandes transformations sociales et politiques qu’allait connaître le Québec, où elle est venue s’installer. Cette femme de tête et de cœur a mené une carrière de réalisatrice, puis de directrice des communications à la Société Radio-Canada, chez Loto-Québec, à l’ONF et au Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme (mis sur pied en 1973 et dissous en 1995). « J’ai commencé ma carrière alors que les conjoints n’étaient pas égaux en droit, raconte l’autrice. Vous vous rendez compte? Il a fallu que mon mari signe un formulaire pour que je puisse subir une opération. Un exemple parmi tant d’autres! » Indignée, Micheline Savoie a vu l’arrivée du nouveau Code civil en 1981 comme une libération, car la loi proclamait enfin l’égalité en droit des époux.

Affronter la résistance

Elle assistera également à l’adoption par le gouvernement du Parti québécois de la Loi sur l’équité salariale (1996), alors que depuis des décennies, Micheline Savoie et ses consœurs encaissent l’humiliation de gagner moins que les hommes pour le même emploi. « Statut juridique, équité salariale, j’étais aux premières loges pour voir les ravages que causaient ces inégalités. Alors pour faire ma part et pour faire avancer les femmes, j’en embauchais chaque fois que je le pouvais. C’était ma façon à moi d’exprimer ma solidarité. Car si on est seule, il est infiniment plus difficile d’imposer ses idées et de contribuer en tant que femme. »

Et Micheline Savoie sait de quoi elle parle. Recrutée en 1990 pour élaborer la première politique radio-canadienne pour la diversité, elle s’est lancée dans ce défi avec passion, elle-même choquée par l’uniformité blanche et masculine de son milieu de travail. « Lorsque j’ai présenté mon plan, mon directeur s’est mis en colère, n’acceptant pas qu’il faille instaurer des mécanismes pour embaucher des personnes issues de différents groupes. C’était la première fois que je voyais en action la résistance : changer les règles du jeu, pour le groupe d’hommes que je devais convaincre, était une tâche ardue. »

Elle aussi

Encouragée par les prises de parole depuis l’avènement du mouvement #MoiAussi, Micheline Savoie dévoile au cours de son récit autobiographique le viol qu’elle a subi, alors qu’elle travaillait pour Radio-Canada. « Après le viol, j’ai été voir une collègue et amie, qui m’a conseillé de dénoncer l’agresseur. Je suis allée demander conseil à un autre collègue et ami, qui, lui, m’a fait comprendre que si je dénonçais l’homme, je perdrais mon travail. » Seule avec sa fille, Micheline Savoie s’est sentie coincée et a gardé le silence. « Mais cet événement me hante », confie-t-elle. Micheline Savoie dit savoir que ce qu’elle a subi, d’autres l’ont aussi subi. « C’est pour cela que je me réjouis du mouvement #MoiAussi et de cette nouvelle vague de libération. C’est un très grand espoir de changement pour les femmes. »

Grâce à son journal intime tenu pendant 50 ans, ses agendas de travail et des documents personnels conservés au fil du temps, Micheline Savoie se remémore les étapes de sa vie privée et professionnelle. Elle écrit au « je », mais s’adresse à sa fille au « tu », dans un dialogue avec elle, procédé qui donne au récit un ton personnel et affectueux. Sa propre enfance est nourrie de la tendresse de ses parents et de l’émulation de religieuses qui encourageaient l’ambition de leurs pupilles.

L’autrice brosse un portrait très vivant de chaque époque de sa vie, ponctué d’extraits de ses journaux alors qu’elle y réagissait à chaud à certains événements. En verve, elle raconte son quotidien à la maison, avec sa famille, sa fille, ses conjoints ou ses amis, décrit les enjeux politiques (langue française, condition féminine, référendums, etc.) qu’elle croise au long de son chemin, ses réunions de travail tour à tour houleuses et enthousiastes. On y reconnaît le parcours d’une femme dévouée à sa carrière, mais qui jetait un regard critique et très informé sur la société qui l’entourait. À lire pour se rappeler d’où nous venons.

Avant de perdre la mémoire. Éditions Somme toute, 2020, 307 pages.