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Parole de femmes à l’affiche

Regards sur des expériences universelles

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo principale : Femmes d’Argentine – Courtoisie Maison 4:3

Plusieurs films récents donnent la parole aux femmes et forcent le public à les écouter. Une formule en phase avec l’actualité, et qui obtient un résultat probant ici comme ailleurs.

Buenos Aires, 8 août 2018. Une foule immense se tient devant le Sénat argentin. Un écran géant a été installé pour qu’elle puisse suivre le vote historique qui a lieu à l’intérieur de l’imposante bâtisse : il s’agit, enfin, de légaliser l’avortement dans ce pays de 44 millions d’habitantes et habitants. Le résultat tombe : 31 pour, 38 contre. La déception envahit la place qui se vide en silence, mais la promesse de terminer la lutte flotte dans l’air.

Pendant deux mois, le cinéaste Juan Solanas a suivi la mobilisation des Argentines pour obtenir le droit de disposer de leur corps. Son film Femmes dArgentine (Que sea ley, en version originale) est un morceau brut de cinéma direct. Il révèle crûment une dure vérité : la pénalisation de l’avortement tue, puisque celle-ci force le recours à des moyens allant de l’aiguille à tricoter jusqu’aux pilules louches vendues sous le manteau. Ça se termine souvent mal, et ça empire à l’hôpital : considérées comme des criminelles, des survivantes d’avortement clandestin témoignent à Juan Solanas des abus dont elles ont été victimes de la part du corps médical.

« Sauvons les deux vies », scandent les militant·e·s antiavortement, qui sont également mobilisés dans la rue. Dans les faits, cette doctrine emporte bien souvent les deux : une femme meurt chaque semaine d’un avortement illégal en Argentine, le plus souvent issue des classes populaires.

« L’Argentine, c’est le pays du pape en ce moment, ce qui n’est pas un détail. Si elle obtient ce droit, c’est une digue qui cède, et cela va aider le reste du continent à mener à bien le même combat. »

– Juan Solanas

« Je n’ai fait que montrer une réalité que beaucoup ignorent : en Argentine, tout le monde ne se rend pas compte des conséquences bien réelles de ce choix idéologique », explique le réalisateur. En toile de fond, le pouvoir de la religion, quand même transpercé d’une réelle lueur d’espoir : dans ce pays qui a légalisé le mariage homosexuel en 2010, plusieurs catholiques pratiquants disent à la caméra avoir cheminé, et accepter le droit à l’avortement.

« L’Argentine, c’est le pays du pape en ce moment, ce qui n’est pas un détail, soutient M. Solanas. Si elle obtient ce droit, c’est une digue qui cède, et cela va aider le reste du continent à mener à bien le même combat. » Uruguay, Guyana et Cuba sont les seuls pays à permettre l’avortement sans condition en Amérique latine…

Femme(s), une mosaïque touchante

Ce ne fut pas facile de faire parler des femmes qui ont avorté dans un pays où c’est un délit, mais Juan Solanas y est parvenu. Tout comme, dans un projet totalement différent, Anastasia Mikova a poussé aux confidences pas moins de 2 000 femmes issues de 50 pays. « Quand tu ouvres la bonne porte et que tu prends le temps, les femmes aujourd’hui sont capables de tout te raconter », témoigne la réalisatrice franco-ukrainienne de Femme(s), un projet baroque qu’elle a mené avec le célèbre photographe Yann Arthus-Bertrand.

Pendant près de deux heures, des femmes de partout dans le monde abordent des sujets aussi variés que la maternité, les règles, la violence sexiste, l’excision, la sexualité… Un fond noir et un regard rivé sur la caméra donnent une force inattendue à ces témoignages. « Je pense que le fait de mettre ces femmes dans une pièce, en dehors de leurs problèmes quotidiens, les a amenées à se concentrer sur ce qu’elles avaient d’essentiel à partager », analyse Anastasia Mikova.

Certaines interventions sont poignantes, d’autres plus légères. La réalisatrice a été surprise par la volonté de témoigner de ces dames, même dans des endroits où cela aurait été inimaginable il y a 15 ans. « Et ça a été tourné avant #MoiAussi, avant l’affaire Weinstein! Je ne veux pas dire qu’on était là avant, mais que ce besoin de prendre la parole était là avant. » Les recettes du film iront d’ailleurs à la toute nouvelle association WOMAN(s) (Women on media and news – School), qui va contribuer à la formation des femmes aux métiers des médias, pour que la prise de parole se poursuive.

Ce que nous montre aussi Femme(s), c’est qu’au-delà des cultures, les femmes vivent des expériences similaires partout dans le monde, que l’on parle de rapport au corps, de violence sexuelle ou de diverses injonctions sociales… Anastasia Mikova dit avoir elle-même trouvé un « miroir » dans ses interviewées, du Canada jusqu’au Bangladesh : « Très souvent, on a le sentiment d’être seule à vivre quelque chose. On n’ose pas en parler parce qu’on se demande si c’est normal. Quand tu vois les autres partout dans le monde te raconter les mêmes expériences, je pense que c’est très libérateur. » Elle ne dit toutefois pas avoir fait un film féministe, mais un film humaniste.

Le temps des festivals

Au fait, c’est quoi, un film féministe? Selon Magenta Baribeau, qui a tourné en 2015 Maman? Non merci! (un documentaire sur la pression que ressentent les femmes qui ne veulent pas d’enfant), il s’agit d’un film « qui porte un message féministe, c’est-à-dire qui s’attaque aux oppressions ». Pour elle, il est important que cela se fasse dans le contexte de l’intersectionnalité des luttes, soit en considérant aussi des aspects tels le genre, les violences systémiques ou le racisme…

Magenta Baribeau a été invitée dans deux festivals de films féministes, à Londres et à Berlin, et elle a adoré cette expérience. À son retour au Québec, elle a décidé de fonder le Festival de films féministes de Montréal (FFFM), dont la première édition a eu lieu en 2017, mêlant courts et longs métrages, films d’animation, documentaires, portraits… « Il existe depuis de nombreuses décennies des films féministes. Cependant, je pense qu’aujourd’hui, les programmatrices et programmateurs de festivals déploient des efforts pour donner une vitrine plus importante à ces films. Des festivals de niche comme le nôtre, il y en a de plus en plus. »

Cette année, le FFFM aura lieu du 2 au 6 décembre, de manière virtuelle. Une bonne occasion de découvrir la diversité du cinéma féministe : par le passé, des soirées thématiques ont été organisées sur le féminisme autochtone, l’afroféminisme et le sport. « Je suis une grande fan de films d’horreur, lance Magenta Baribeau, mais dans les festivals, on retrouve souvent des trucs assez sexistes ou transphobes. L’année dernière, on a organisé une soirée de cinéma de genre féministe mêlant horreur et fantaisie, ça m’a fait énormément plaisir de pouvoir programmer ces films. »

La programmation 2020 n’a pas encore été dévoilée, mais cela ne saurait tarder. Signe de la bonne santé du style, le FFFM a reçu près de 400 soumissions cette année – même si, selon Magenta Baribeau, « beaucoup ne sont pas vraiment des films féministes »… Sûr que les 30 ou 40 sélectionnés le seront, eux!