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Haïti : les femmes persistent

Dans l’immense désordre qui s’appelle Haïti, le mouvement des femmes représente la plus grande force subsistant d’une société civile en décomposition.

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Dans l’immense désordre qui s’appelle Haïti, le mouvement des femmes représente la plus grande force subsistant d’une société civile en décomposition. Notre collaboratrice Monique Durand est revenue d’Haïti sans illusions mais impressionnée par le travail des féministes dans ce pays de la Caraïbe. Elles sont là, alors tout n’est pas perdu. Jacmel, ville de 30 000 habitants dans le sud-est du pays. La localité aux charmes désuets, parsemée d’anciens dépôts de café datant de l’époque où cette denrée prospérait en Haïti, est située à 80 kilomètres des turbulences de Port-au-Prince, la capitale, au bord d’une mer turquoise. J’assiste à la rencontre de Luna avec les intervenantes de Fanm Deside, un organisme créé en pour venir en aide aux femmes victimes de violence. Luna m’en a donné la permission. Elle vit avec un homme depuis 25 ans. Cet homme la bat. Luna explique douloureusement qu’il ne parvient plus à avoir d’érection depuis deux ans et que ça le rend furibond. Elle n’en peut plus. Elle a trouvé refuge chez sa mère avec ses sept enfants. Mais comment nourrir tout ce beau monde ? Elle est sans travail. Quelqu’un lui a suggéré d’aller chercher secours et conseils auprès de Fanm Deside.

Les militantes haïtiennes tiennent bon

Fanm Deside, soutenu par le Centre d’éducation et de coopération internationale (CECI), une organisation non gouvernementale (ONG) québécoise, n’a pas les moyens de l’accueillir sous son toit. En Haïti, les maisons d’hébergement pour femmes violentées sont rarissimes, sinon inexistantes. Alors, à défaut d’être hébergée, au moins Luna pourra parler. Peut-être se décidera-telle à dénoncer son mari aux policiers de Jacmel, très sensibilisés au problème grâce au travail patient accompli par Fanm Deside ? Parler, c’est déjà beaucoup. Ça aide à voir clair. « Il y a beaucoup de violence chez nous », explique Marie-Ange Noël, directrice de Fanm Deside. « Une violence qui s’appuie sur une impunité totale et des lois discriminatoires à l’égard des femmes. La bastonnade administrée par le mari à sa femme est chose répandue. » « Les femmes d’ici vivent dans des conditions inhumaines. La violence dont elles sont victimes est quotidienne et silencieuse », me dira Guerty Aimé, directrice d’Enfofanm à Port-au-Prince, une organisation qui défend aussi les droits des femmes. Les statistiques sur les violences exercées envers les femmes sont parfaitement démoralisantes. Une recherche de l’Unicef publiée en faisait état de 70 % d’Haïtiennes qui auraient vécu de la violence physique, sexuelle ou psychologique. Mais une étude menée pour le compte du CECI, en , parlait plutôt de 80 % ! (En comparaison, d’après la même étude, les taux seraient de 74 % au Chili, 79 % en Bolivie et 25 % au Canada.) D’après toutes les hypothèses et même s’il n’existe pas de registres nationaux sur la question, la violence affecte une écrasante majorité de femmes haïtiennes. Les statistiques sur le profil socioéconomique des Haïtiennes sont elles aussi dévastatrices. Car violence et pauvreté sont entrelacées comme des jumelles siamoises. Les données du CECI et de Développement et Paix pour parlent d’elles-mêmes. Taux de chômage et de non-emploi : 50 % de la population active. PIB par habitant : moins de 400 $ US. Malnutrition aiguë pour 51 % des gens. Seulement 46 % des Haïtiens ont accès à l’eau potable. Quelque 26 % des ruraux vivent à plus de 15 kilomètres (à pied) du plus proche dispensaire. La part d’enfants d’âge scolaire n’allant pas à l’école s’élèverait à 35 %. Pas moins de 33 % des fillettes de 10 à 14 ans travailleraient, gagnant un revenu de misère. L’espérance de vie a même régressé depuis une dizaine d’années, passant de 56 à 50 ans. Et 81 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Mais même quand il n’y a plus rien, les femmes sont encore là. Malgré les émeutes de la faim, malgré un État chaotique, malgré les problèmes endémiques, les bidonvilles, le manque de soins, les Haïtiennes continuent, entraînées par des féministes convaincues. Elles se défendent comme elles peuvent dans les soubassements de la société la plus pauvre des Amériques, luttant bec et ongles pour la survie des leurs. Et les choses commencent à bouger. Lentement, modestement, mais à bouger tout de même. Il y a d’abord eu ce décret-loi, adopté le , qui a révisé le chapitre du Code pénal sur l’attentat aux mœurs et à la pudeur pour y inclure le mot viol et rendre plus sévères les peines infligées aux violeurs et autres agresseurs sexuels. Il dépénalisait aussi l’adultère féminin. « Nous avons pu faire certains gains », dit Adeline Chancy, ministre qui avait piloté cette réforme, sorte de Benoîte Groult des féministes haïtiennes. « Mais nous avons dû nous arrêter à l’avortement. Nous n’avons pas pu aller plus loin. L’avortement demeure encore aujourd’hui un crime en Haïti. » On commence à voir les résultats de cette réforme, atteste Mme Chancy. « Il y a eu plusieurs procès pour viol en et . Et des condamnations exemplaires ont été prononcées. Les victimes osent maintenant porter plainte. Il s’agit certainement d’un tournant chez nous en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. » Et depuis quelques mois, il est permis à n’importe quel médecin de fournir gratuitement un certificat médical attestant le viol d’une femme. « Avant, explique Marie-Ange, ce certificat ne pouvait être obtenu qu’auprès des autorités d’un hôpital public et il coûtait de l’argent aux victimes. » Une autre victoire touche la lutte contre l’exploitation du corps des femmes, en particulier pendant la période carnavalesque. En février de chaque année, le pays s’arrête de vivre pendant quelques jours. Déguisements, masques en papier mâché, danse dans les rues, décibels au maximum, magie. Mais il y a un autre versant à ces célébrations. « Une augmentation des viols et des agressions sexuelles, voilà ce qui accompagne maintenant nos carnavals », déplore Myriam Merlet, l’une des plus grandes défenderesses de la cause des femmes en Haïti. « Nous avons décidé de nous attaquer à ces fléaux. » Sous la pression des groupes de femmes et avec l’appui du ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes, différentes mairies se sont engagées à porter une attention spéciale à la sécurité des filles et des femmes pendant les « jours gras ». Il a été décidé de maintenir l’électricité la nuit pour permettre aux femmes de rentrer chez elles tranquilles. La campagne médiatique a fait appel aux artistes les plus connus d’Haïti, parmi lesquels on pouvait entendre la chanteuse Manzè clamer : « Mon corps est mon âme et mon esprit. Je dois le tenir contre toute souillure. » Je quitte Jacmel pour Port-au-Prince, où m’attendent « les filles » d’Enfofanm, une organisation soutenue par deux ONG québécoises, le CECI et Développement et Paix. Au cœur de ce rucher : Guerty Aimé, la directrice. Elle jette un regard sans concession sur sa société. « La structure familiale haïtienne est très complexe et particulière. Les hommes sont polygames de fait et les femmes, monogames en série. » Monogames en série ? « Elles ont un bébé, puis leur mari déguerpit; elles emménagent avec un autre, ont un autre bébé, puis leur nouveau compagnon déguerpit aussi, et ainsi de suite… Près de la moitié des ménages sont dirigés par des femmes. Les enfants y sont de plusieurs lits. Si la société marche mal, c’est parce que sa cellule de base, la famille, marche mal. » Trois avant-projets de loi, capitaux pour les femmes et les familles justement, cheminent actuellement devant le Parlement haïtien, défendus par le mouvement des femmes. Le premier d’entre eux est relatif au « plaçage » — l’union de fait –, forme d’union qui ne bénéficie pour le moment d’aucune reconnaissance juridique dans une société où près de 60 % des femmes vivent en union libre, sans aucune protection légale. La reconnaissance du plaçage permettrait par exemple à la conjointe et aux enfants d’obtenir une pension alimentaire ou d’hériter. Un second projet de loi a trait à la filiation et à la recherche de paternité. La société haïtienne doit en effet faire face à un grave problème d’irresponsabilité chez les hommes. « Il y a chez nous beaucoup d’enfants sans papa parce que les hommes refusent de les reconnaître », explique la jeune avocate Magalie-Véro René-Girard, active à Enfofanm. Ce projet sur la filiation fournira des outils aux femmes et aux enfants pour forcer la reconnaissance de la paternité. Enfin, un troisième projet de loi concerne les gens dits « de maison ». Il propose une réglementation des conditions d’emploi des travailleurs domestiques, qui sont majoritairement des travailleuses : repos hebdomadaire, congés payés et autres bénéfices. « Il y a des relents de féodalisme ici dans les rapports entre employeur et employés », commente Adeline Chancy. Après le départ de Duvalier, le mouvement des femmes n’a pas porté tous les fruits annoncés, en raison de l’instabilité politique chronique dans laquelle s’est installé Haïti. Mais les militantes poursuivent leur travail inlassablement. Les femmes tiennent bon. Leurs petites victoires additionnées comme autant de petites pierres qu’elles posent finiront bien par former un vrai chemin de libération. Et puis la relève féministe est là ! Je croise, à Enfofanm, la jeune Marjorie Léonard, d’origine haïtienne, mais qui a passé toute sa jeunesse à Montréal. Elle voulait retrouver ses racines et découvrir le pays de ses parents. La vingtaine fougueuse, pétulante, elle s’occupe des communications à Enfofanm. Marjorie n’en revient pas, elle va de découverte en découverte. Elle réagit. Elle tonne. Elle tempête. « Eh ! les filles, réveillez-vous ! » lance-t-elle. Bouleversée par ce qu’elle voit, tant de misère et de machisme. Mais éblouie aussi par le courage des Haïtiennes. C’est dire que tout n’est pas perdu pour les Magda, pour les Frantzy d’Haïti. J’ai croisé Magda, une commerçante, au marché de Jacmel. Elle a 42 ans et une fille de 8 ans, Frantzy. Elle vend un peu de tout : des pâtes, des chaussettes, du savon, des brosses à dents qu’elle enveloppe soigneusement dans de vieux journaux pour les rares clients qui se présenteront dans la journée. Elle marche une heure pour se rendre au marché, et une heure pour en revenir le soir, du lundi au samedi. Elle gagne entre 50 et 250 gourdes par jour (entre 1,50 $ et 7,50 $ CA). « Pour les mêmes produits vendus, les hommes gagnent plus d’argent, m’explique-t-elle. Pour la même coupe de cheveux, le coiffeur fait plus que la coiffeuse. Parfois, je suis révoltée. » L’école et le transport scolaire pour sa fille lui coûtent 1 800 $ par année, soit à peu près tout ce qu’elle gagne. Elle rêve que Frantzy devienne ingénieure. Le dimanche, Magda va à la messe, repasse l’uniforme de Frantzy et, parfois, va danser avec les copines. « Je danse bien », dit-elle simplement.

Des féministes au pouvoir : pourvu que ça dure !

Au moment où j’écris ces lignes, une femme vient d’être nommée première ministre d’Haïti : Michèle Duvivier Pierre-Louis. Dans un pays d’une instabilité proverbiale, combien de temps restera-t-elle en fonction ? Nul ne peut le savoir. Chose certaine et peu importe combien de temps elle le restera, cette nomination crée une trouée d’espoir pour les Haïtiennes, ne serait-ce que psychologique. Parce qu’à l’instar des Bachelet et Kirchner ailleurs en Amérique latine, elle abat une barrière symbolique et perce le fameux plafond de verre dans un pays réputé machiste. Depuis , Michèle Duvivier Pierre- Louis était directrice de la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL), un organisme qui se préoccupe d’accès à l’éducation, de développement communautaire et d’égalité entre hommes et femmes. Engagée socialement depuis l’âge de 16 ans, elle a mis en place des associations de femmes rurales dans les régions reculées d’Haïti, mais aussi servi dans le secteur public, comme directrice adjointe de l’aéroport Toussaint-Louverture () ou, auparavant, comme directrice de crédit à la Bank of Nova Scotia, à Port-au-Prince (). « Elle a une personnalité qui en impose et, pour les femmes, c’est une excellente nouvelle ! » lance Adeline Chancy, ancienne ministre à la Condition féminine. « Sensible aux questions sociales, partie prenante des forces démocratiques du pays, la première ministre a toujours encouragé les organisations de femmes », poursuit-elle. « Ses succès ou ses échecs rejailliront sur l’ensemble du mouvement des femmes », affirme la militante féministe Myriam Merlet, franchement moins enthousiaste. « En dépit des circonstances déplorables qui l’ont menée à ce poste, nous avons tout intérêt à ce qu’elle réussisse. » Car l’accession de Michèle Duvivier Pierre-Louis à la tête du gouvernement s’est faite dans la controverse la plus totale. « Un calvaire pour elle », a écrit l’Agence haïtienne de presse. D’abord parce qu’elle est une femme. Ensuite parce qu’on l’a taxée d’être homosexuelle, dans un pays sans pitié pour les gais et lesbiennes. Mme Duvivier Pierre-Louis a nié avoir une orientation sexuelle différente de celle de la majorité. « Je déplore le fait qu’elle se soit prêtée à cette inquisition dirigée contre elle, explique Myriam Merlet, et qu’elle n’ait pas voulu poser la question sous l’angle du droit. Haïti est pourtant signataire de conventions et de déclarations condamnant la discrimination en vertu de l’orientation sexuelle. » Myriam Merlet qualifie l’attitude de la première ministre d’homophobe. « Comment va-telle agir maintenant avec la communauté homosexuelle ? » Et puis, autre chose : « Nous, féministes, nous faisons constamment traiter de lesbiennes, proteste la militante. La première ministre a laissé libre cours à une vraie campagne de salissage des féministes. » La polémique s’est apaisée. Mais elle a sans doute fragilisé la nouvelle chef du gouvernement. L’une des premières décisions de cette dernière fut de reconduire dans ses fonctions de ministre à la Condition féminine Marie Laurence Jocelyn-Lassegue, une ancienne journaliste qui a toujours pris fait et cause pour les femmes. « Cette décision assure le maintien des orientations fondamentales que nous nous sommes données », se réjouit Adeline Chancy. J’avais rencontré la ministre Jocelyn- Lassegue il y a un peu plus d’un an, alors qu’elle faisait partie du cabinet de l’ex-premier ministre Alexis. « Je suis une femme de pouvoir au service de la cause des femmes. Et je l’assume. » Le ton était donné, au cœur de son bureau inondé de soleil où elle m’accueillait, souveraine, dans un éclatant boubou vert sur lequel tombaient deux longues tresses de cheveux. Marie Laurence Jocelyn- Lassegue appelait à une révolution des mentalités au gouvernement d’abord. « L’égalité ne se fera pas toute seule. Notre principal défi est de persuader tous les échelons du gouvernement de la nécessité de prendre en compte les intérêts stratégiques des femmes dans tous les domaines. La bonne volonté ne suffit pas. Il faut commencer, poursuivait-elle, par former des fonctionnaires sensibles à la question des femmes. Et puis rendre nos idées pérennes, c’est-à-dire faire en sorte qu’après nous, on ne puisse plus jamais reculer sur un certain nombre de principes fondamentaux. Peu importe qui nous succédera. » L’histoire récente d’Haïti semble démontrer qu’en dépit de la fragilité du régime et des soubresauts de la politique politicienne, les ministres à la Condition féminine et aux Droits des femmes ont poursuivi vaille que vaille un travail qui s’inscrit dans la continuité. Avec l’appui du mouvement des femmes.

Infirmière et chanteuse, toujours engagée

Sur la terrasse de l’hôtel Olofson, je rencontre la Canado-Haïtienne Lody Auguste, bien connue des coopérants en Haïti. En fond de scène, le chant des oiseaux de Port-au-Prince et les paroles d’une chanson de Tracy Chapman : « Hunger for a taste of justice ». C’est bien à cause de cela, un goût de justice au cœur, que Lody Auguste a décidé de fonder Aprosifa, une clinique des pauvres à Carrefour-Feuilles, l’un des quartiers les plus démunis de Port-au- Prince. Et d’aller se spécialiser, pendant quelques années, en intervention communautaire à l’Université de Montréal. Lody Auguste a aujourd’hui 45 ans. La chaleur humaine en personne. Une espèce de mère Teresa, mais qui danserait le mérengué et chanterait des bossas-novas. Lody est l’une des chanteuses les plus populaires en Haïti. « C’est une vraie thérapie pour moi. Je me sens plus légère quand je chante. » Elle écrit des paroles destinées tout spécialement aux femmes : « Tu n’as pas le droit de mourir, Martha / Toi, femme de tambour et de guitare / Tu n’as pas le droit de mourir, Martha. » Sa clinique accueil le environ 150 patients — surtout des patientes — tous les jours. Chaque consultation coûte 50 gourdes (1,50 $ CA) au lieu des 1 000 gourdes (30 $ CA) demandées dans les cabinets privés, inabordables pour l’immense majorité des Haïtiens et Haïtiennes. Pour les soins de première ligne, vaccins divers, prévention des maladies intestinales, suivis prénataux, soins aux malades de la tuberculose et du sida, Aprosifa compte une cinquantaine d’employés : médecins, infirmières, intervenants communautaires, personnel administratif. Lody Auguste le sait, elle court chaque jour des risques. « Le risque d’être tuée, quoi ! » Parce qu’elle dénonce les maris violents et les agresseurs de tous poils. Il y a quelque temps, elle a été menacée par un homme qui avait violé une fillette de 13 ans. (La fillette a eu un enfant de ce viol.) « J’ai dû prendre le maquis pendant 22 jours. Finalement, l’homme a été arrêté et sera jugé. » « Je suis une féministe haïtienne avec les deux pieds sur terre, conclut-elle. Et je lutte contre un cocktail méchant fait de trois ingrédients qui minent mon peuple : le machisme, l’impunité et l’ignorance. J’arrêterai de lutter seulement à la tombe. »