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Libérez ce sein

Entretien avec la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie, autrice du livre « Seins : en quête d’une libération »

Date de publication :

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Temps estimé de lecture :6 minutes

Bandeau :Photo : © Éditions Anamosa

Quelles expériences font les femmes avec leurs seins? Dans son dernier livre Seins : en quête d’une libération (Anamosa, 2020), la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie a mené l’enquête auprès de 42 femmes et filles de tous les milieux et de toutes les générations. Cet ouvrage témoigne de la pluralité des vécus féminins et illustre, avec ses nombreuses photos, le caractère singulier des seins comme autant de visages. Discussion.

Comment vous est venue l’idée de ce livre?

Je m’intéresse depuis plusieurs années aux dimensions plurielles du corps féminin dans une perspective féministe et phénoménologique. Concrètement, cela signifie que je réfléchis à ce corps sous deux aspects : d’une part, comme le lieu par excellence de la domination masculine et, d’autre part, comme le lieu d’une possible émancipation.

En quoi les seins sont-ils justement concernés par cette double expérience?

Dans ce livre, je montre que la poitrine féminine est l’organe phénoménologique par excellence. Elle concentre tous les défis liés aux dimensions sexuée et incarnée du corps féminin. Dès que ses seins apparaissent, la jeune fille est non seulement immédiatement confrontée à des diktats esthétiques, mais cette entrée dans son corps sexué est aussi synonyme de mise à disposition. Visibles et préhensibles, les seins induisent une sexualisation du corps à un âge où les jeunes filles ne sont pas prêtes à l’éprouver.

Comment expliquez-vous que cet organe soit resté dans l’ombre de l’actuelle vague féministe?

Il y a eu un déni féministe des questions relatives à la corporéité sexuée et incarnée des femmes. Alors qu’elles étaient au cœur du féminisme des années 70, elles ont ensuite été soupçonnées d’être la marque d’un essentialisme ou d’un différentialisme (NDLR : un prisme qui invoque la biologie pour attribuer automatiquement certains traits de caractère ou comportements aux femmes).

Or, dans les pays occidentaux, la dynamique d’émancipation sociale est allée de pair avec la perpétuation de la domination masculine sur le versant intime. C’est ce scandale qui a été révélé dans les années 2010 avec ce que j’ai appelé le tournant génital du féminisme. Une nouvelle génération de féministes s’est emparée de sujets concernant les organes génitaux, les violences sexuelles, la sexualité et le plaisir. Curieusement, les seins ont été comme oubliés. Si je m’y suis intéressée, c’est donc pour penser le corps des femmes dans toutes ses dimensions.

Qu’est-ce qui vous a le plus émue dans ces entretiens?

L’enseignement le plus puissant qui est ressorti de ces rencontres, c’est quelque chose que j’appréhendais de manière intuitive et qui s’est confirmé empiriquement, à savoir l’infinie variabilité des seins. Ceux-ci changent non seulement selon les différents âges, mais aussi en fonction du cycle menstruel, des circonstances de la vie et de certains événements tels que la grossesse ou la maladie.

Comme le reste du corps féminin, les seins n’échappent pas aux critères de beauté. Vous expliquez que la demi-pomme s’est imposée comme la norme absolue. N’y a-t-il donc pas eu différents idéaux selon les époques?

Il y a eu quelques exceptions. Par exemple, au 17e siècle, les grosses poitrines étaient appréciées et représentées, particulièrement dans le monde protestant, qui valorisait leur dimension maternelle. Sinon, le sein en forme de demi-pomme a traversé toutes les époques depuis l’Antiquité jusqu’à nous. Pourtant, les seins des femmes sont infiniment divers, aussi bien dans leur forme que dans leur couleur; les aréoles et même les tétons diffèrent d’une personne à l’autre. Si j’ai pris en photo les femmes que j’ai rencontrées, c’est précisément pour montrer des seins réels et contribuer à une révolution dans le regard qu’on porte sur eux.

Vous décrivez très bien la dualité des rôles entre le sein maternel et le sein sexuel et le conflit qu’elle peut engendrer. D’où vient le tabou de la simultanéité de ces rôles?

Tenir ensemble ces deux dimensions est quasiment impossible. Les femmes que j’ai rencontrées et qui n’ont pas allaité m’ont rapporté qu’elles avaient voulu préserver le caractère érotique de leurs seins. Ceux-ci jouaient un rôle important dans leur vie sexuelle et elles ne souhaitaient pas qu’ils servent à autre chose. Cette difficulté à articuler les dimensions sexuelle et maternelle des seins, je crois que c’est quelque chose qu’il faut déconstruire aujourd’hui.

Parmi les femmes que vous avez interrogées, celles qui n’ont pas souhaité allaiter sont aussi le plus souvent celles qui voulaient davantage impliquer les pères. Ne serait-il donc pas temps de pouvoir concilier les deux dimensions?

Il est très important que l’allaitement demeure un choix. En tant que féministe, et c’est une question de cohérence, je pense que, quel que soit le sujet, dès lors qu’il touche au corps féminin, il faut poser le principe de la liberté de choix. Si une femme ne veut pas allaiter, pour des raisons qui sont les siennes, sa décision doit être respectée! À l’inverse, si une autre s’épanouit dans l’allaitement et souhaite le prolonger longtemps, c’est très bien aussi! Il n’y a pas une seule et unique façon de vivre son corps de femme, il n’y a que celle qui permet de se sentir en accord avec soi-même. C’est cela que l’on doit respecter.

Vous montrez par ailleurs que la dimension sensuelle des seins est sous-estimée. Est-ce quelque chose que les femmes elles-mêmes ignorent ou plutôt un aspect qui est uniquement négligé dans les relations hétérosexuelles?

Les femmes que j’ai rencontrées ont souvent témoigné du désintérêt des hommes pour leur poitrine dès lors que les corps s’étaient rapprochés. Les seins sont là pour attirer le regard, pour exciter et, quand cette fonction est remplie, ils disparaissent comme organes de plaisir. Cela s’explique par le poids écrasant du scénario hétérosexuel, qui pose le primat de la pénétration et qui prend fin avec l’éjaculation. Les femmes qui ont du plaisir par leurs seins le découvrent souvent par hasard ou tardivement dans leurs vies. C’est que nous n’avons pas appris à les investir sur le terrain du plaisir. Les femmes ne sont pas incitées à exprimer leur désir, car on leur a enseigné à se mettre au service du désir de l’autre. Dans la sexualité lesbienne, qui prend le temps de l’exploration, les seins sont un lieu de plaisir en eux-mêmes.

Dans le dernier chapitre sur les seins transformés, vous mêlez l’expérience de femmes qui, dans un but esthétique, choisissent de modifier leur poitrine et celle de patientes opérées en raison d’une maladie. Pourquoi lier ces deux expériences?

Je voulais montrer qu’à partir du moment où les femmes se retrouvent confrontées au monde médical, elles vivent une expérience d’aliénation de leur corps, une véritable dépossession. J’ai été frappée par la violence symbolique subie par les femmes atteintes d’un cancer du sein. Elles deviennent des objets dans les mains des médecins et ne sont plus considérées comme des individus. C’est ce qu’illustre, par exemple, l’injonction de reconstruction : on ne conçoit pas qu’une femme puisse ne pas vouloir endurer une nouvelle opération.

Pour celles qui ont fait le choix d’une transformation esthétique, l’expérience est évidemment plus positive, car cette intervention chirurgicale peut leur permettre de changer leur vie et de s’émanciper. C’est, en tout cas, ce que j’ai observé.

Camille Froidevaux-Metterie est professeure de science politique et chargée de la mission égalité et diversité à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Elle explore dans ses livres une phénoménologie féministe.