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Femmes derviches d’Istanbul : s’émanciper par la spiritualité

Tourner à contre-courant d’une tradition centenaire

Date de publication :

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Miriane Demers-Lemay

La danse des derviches tourneurs, devenue icône culturelle et touristique en Turquie, est réservée aux hommes depuis des siècles. En tournant parmi leurs pairs masculins, des femmes derviches revendiquent le message égalitaire de Rûmî et créent un espace spirituel pour s’émanciper.

Le son du tambour et du ney s’élève dans la pièce. D’un air solennel, une quinzaine de derviches commencent à tourner sur eux-mêmes, une main tendue vers le ciel, l’autre vers le sol, leur grande robe blanche se déployant autour de leurs jambes à la manière de corolles de fleurs. La tête inclinée, le visage détendu et les yeux à demi fermés, elles dansent parmi les hommes, récupérant une place qu’elles ont perdue au cours des derniers siècles au sein de ces cérémonies.

L’ordre des derviches tourneurs a été créé au 13e siècle par Rûmî, aussi nommé Mevlana (« le maître »), un poète persan qui défendait l’égalité entre les femmes et les hommes. Les premiers groupes de derviches sont demeurés mixtes plusieurs décennies après sa mort, puis les femmes en ont été écartées.

« Il n’y a rien dans le message de Mevlana ou des autres prophètes sur la discrimination de genre. Ce sont les hommes qui ont manipulé [la tradition] à leur profit », s’exclame Diden Andaç, une femme derviche d’une cinquantaine d’années à la personnalité aussi colorée que ses cheveux rouges ornés de fleurs.

Minoritaires, modernes et généralement non voilées, les femmes derviches se démarquent d’autant plus qu’elles pratiquent leurs rites dans le quartier conservateur de Fatih à Istanbul, où les habitantes voilées se plient généralement à des règles religieuses strictes, dans un pays où l’islam prend de plus en plus de place.

Aujourd’hui, les ordres de derviches, exclusivement masculins, tentent de conserver leurs privilèges et sont réfractaires à l’intégration des femmes dans leurs rangs. Ces dernières sont notamment exclues du plus important festival de derviches tourneurs en Turquie. Les femmes sont ainsi écartées de cette tradition patriarcale, elle-même située en marge du monde musulman. Les derviches tourneurs pratiquent le soufisme, une branche ésotérique et tolérante de l’islam, considérée hérétique par les musulmans orthodoxes.

Minoritaires, modernes et généralement non voilées, les femmes derviches se démarquent d’autant plus qu’elles pratiquent leurs rites dans le quartier conservateur de Fatih à Istanbul, où les habitantes voilées se plient généralement à des règles religieuses strictes, dans un pays où l’islam prend de plus en plus de place.

Depuis 1993, l’Association du Temple de Galata Mevlevi tente de remettre la philosophie égalitaire du Mevlana à l’ordre du jour. Ce faisant, en vivant leur spiritualité à l’égal des hommes, les femmes derviches offrent un contre-discours aux perspectives patriarcales au sein du monde musulman.

Renouer avec une spiritualité égalitaire

Lorsque Sibel Safiye Avci parle de sa spiritualité et de son parcours, ses yeux en amande pétillent. Elle s’est convertie au soufisme après une remise en question à la suite de la mort de son père. Personne de son entourage n’a osé s’opposer à sa conversion religieuse. « Je suis têtue », explique-t-elle en riant.

Trois femmes réunies autour de la table hochent la tête en signe d’approbation. Elles aussi ont décidé de pratiquer le soufisme de leur propre chef, après avoir entendu le son enchanteur du ney ou vu des femmes danser lors d’une cérémonie.

Dans le groupe comptant près d’une centaine de membres, la moitié sont des femmes. Plusieurs ont étudié à l’université, tandis que d’autres sont encore aux études – la plus jeune adepte a moins de 18 ans. Elles sont entrepreneuses ou elles occupent des emplois divers, allant de la fonction publique à l’édition littéraire. Plusieurs ont décidé de ne pas avoir d’enfant. La plupart ne portent pas le voile.

« La construction sociale de la femme dans les sociétés musulmanes […] crée fréquemment des tendances qui relèguent celles-ci à des rôles secondaires et qui font la promotion des systèmes dominés par les hommes », observe Meriem El Haitami, une chercheuse qui s’intéresse à l’influence des soufies marocaines. L’universitaire note que les Marocaines adhèrent de plus en plus au soufisme, depuis que cette branche pacifiste de l’islam est valorisée par les autorités du pays en tant que solution face à l’extrémisme religieux, après des attentats terroristes ayant eu lieu en 2003. Selon Meriem El Haitami, la présence féminine dans ces confréries soufies change la dynamique des relations de genre et rend les femmes plus visibles dans les sphères religieuses et politiques.

La chercheuse Catharina Raudvere, qui a étudié des soufies d’Istanbul inspirées par le leader spirituel Gönenli Mehmet Efendi, arrive aux mêmes conclusions. Selon elle, les femmes derviches se créent, lorsqu’elles pratiquent leur spiritualité, un espace qui leur permet de gagner en visibilité, en reconnaissance, en légitimité et en influence en tant que femmes musulmanes.

Tradition et modernité

Le sermon est sur le point de se terminer. Une vingtaine de derviches assis à même le sol écoutent leur leader spirituel, qui leur parle par vidéoconférence depuis un écran plat. Installé·e·s sur des chaises disposées autour de la pièce, des membres du public assistent au rituel, qui se tient deux fois par semaine. À la pause, on distribue des feuilletés au fromage et de l’ayran, une délicieuse boisson à base de lait fermenté. Les derviches s’habillent pour la cérémonie. Les femmes coincent leurs cheveux sous leur long chapeau conique. Les mains sur les épaules, les derviches entrent dans la pièce sous le regard de trois portraits accrochés au mur.

Mevlana, avec sa longue barbe blanche et son immense chapeau, est entouré du prophète Mahomet et d’une photo de Mustafa Kemal « Atatürk », le premier président de Turquie après la chute de l’Empire ottoman. Cet homme d’État a pourtant banni les confréries soufies dans ses efforts de laïcisation de la jeune nation. Les derviches, réputés pour leur pacifisme et leur tolérance, ne semblent toutefois pas lui en tenir rigueur. Rempli·e·s d’amour, dans un état d’extase mystique, ces femmes et ces hommes reprennent les gestes répétés mille fois de cette tradition centenaire et tentent de communier avec Allah. Sans le savoir ou même le vouloir, ces derviches créent peut-être aussi un mouvement vers un peu plus d’égalité.