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Carol Gilligan : la voix de la résistance

Dialogue sur les rouages psychologiques de la culture patriarcale

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo principale : © Éditions Flammarion

La philosophe et psychologue américaine Carol Gilligan a écrit, au début des années 80, un livre phare : In a Different Voice. Elle poursuit sa réflexion et publie aujourd’hui Pourquoi le patriarcat?, un essai qui cherche à comprendre comment ce système parvient à se maintenir, malgré les ravages qu’il laisse derrière lui. Entretien.

En 1982 paraissait In a Different Voice (Une voix différente, éditions Flammarion), l’un des livres les plus lus à l’époque, vendu à plus de 700 000 exemplaires et traduit en une vingtaine de langues. À sa parution, l’ouvrage a divisé les féministes, car beaucoup y ont vu une posture essentialiste, rangeant les femmes du côté du sensible et les hommes du côté de la rationalité.

C’est que Carol Gilligan y développait l’idée que les femmes accordent une large place au soin des autres (care) dans leurs prises de décision, en raison de leur socialisation. En faire une lecture essentialiste est pourtant très réducteur.

Car, en relisant ce livre avec les yeux d’aujourd’hui, force est de réaliser que l’autrice avait entièrement raison. La socialisation des filles en fait certes des pourvoyeuses de soins, mais là n’est pas le problème : c’est plutôt le manque de valorisation politique et économique de cette éthique qui fait défaut.

Le choc Trump

Presque 40 ans plus tard, Gilligan prolonge la réflexion d’une vie dans Pourquoi le patriarcat? (au titre plus précis en anglais : Why Does Patriarchy Persist?), écrit en collaboration avec sa collègue étudiante et chercheuse Naomi Snider. Dans cet essai, les autrices dialoguent et analysent, à travers une approche psychologique et sociale, les rouages du patriarcat, tout comme les dommages faits aux hommes et aux femmes qui les maintiennent.

« Quand nous avons commencé à écrire le livre, raconte Carol Gilligan, jointe par téléphone dans son appartement new-yorkais, Barack Obama était au pouvoir et quand il a été publié, Trump a été élu. Je pensais pourtant que le patriarcat était un peu mieux compris, que la société avait évolué, mais, avec cette élection, j’ai eu tout un choc et je ne suis pas la seule. »

Depuis, le mot patriarcat, méprisé pendant tant d’années, s’est retrouvé à la une de tous les journaux.

Un ressac différent

Le contexte social ne paraissait pas propice à ce que Gilligan qualifie de quatrième vague féministe. Pourtant, c’est l’élection de Donald Trump qui a donné lieu à l’éclosion de #moiaussi. « Avec ce président, on a pensé que le ressac contre les femmes les ferait taire. Or, ç’a été le contraire : elles ont parlé, et très fort. En fait, ce qu’elles ont dit était connu, mais restait caché. Les voix de #moiaussi étaient muselées, mais elles ont toujours existé. Et attention : si on les écoute aujourd’hui, ça ne veut malheureusement pas dire que la culture patriarcale a disparu. »

Le coût du patriarcat

Le système patriarcal repose sur le pouvoir du « père » et de ses figures symboliques. Pour le dire rapidement : chef, pape, patron et ce qui les représente, comme la puissance de l’argent ou la violence sous toutes ses formes. Cependant, pour se maintenir, cette structure doit pouvoir compter sur une socialisation différente des hommes et des femmes. Au masculin l’imposition de la hiérarchie, par la force et l’autorité; au féminin celle du soin du monde. C’est vite résumé, mais on comprend l’idée.

Toutefois, dit Carol Gilligan, ce système a un coût. « Le patriarcat ne vient pas naturellement au genre humain, écrit-elle. Par nature, nous sommes des êtres relationnels, disposant d’une voix dès notre naissance. » Cette capacité est même celle qui a permis notre survie et notre adaptation au monde, précise-t-elle.

Pour les femmes comme pour les hommes, la relation aux autres est centrale pour préserver le vivant. Or, la socialisation patriarcale mise sur la rupture du lien et de ce qui vient avec : l’empathie. « Pour la simple raison qu’elles échappent à notre vigilance, écrit Gilligan, certaines forces permettent de mener une politique qui semblerait injustifiable à bon nombre d’entre nous, si nous en avions la pleine mesure et conscience. »

Résistance

Nous avons pourtant les connaissances nécessaires au changement, plaide l’autrice. « Depuis 100 ans, les recherches en psychologie nous expliquent que les garçons, pour s’initier à la vie adulte, se coupent de leurs émotions et de leur sensibilité. Sinon, ils ne parviendraient pas à encaisser la perte, la violence, le détachement émotionnel qui leur sont demandés. » Ce qui n’est pas sans conséquence sur leur santé mentale, ajoute-t-elle, et qui se traduit par des épidémies de violence physique ou psychologique (envers les femmes, mais aussi envers eux-mêmes).

Pour régner, le patriarcat a besoin de rompre la solidarité.

Si son livre arrive à point nommé, c’est que nous vivons actuellement une période marquée par une riposte au patriarcat. C’est le sens que donne Carol Gilligan aux influentes voix de femmes comme l’actrice Adèle Haenel ou la militante Greta Thunberg. « Pour moi, ce sont des voix de la résistance. »

Réponse par la démocratie

En plus de séparer les hommes et les femmes, ou plus exactement le masculin et le féminin, le patriarcat table sur leur hiérarchisation, poursuit Carol Gilligan. « En faisant cela, il crée deux clans : celui des puissants et celui des faibles, souvent dominés. Ainsi, toutes les voix “autres” sont infériorisées par celle de la classe dominante », un discrédit rejaillissant sur les personnes qui s’élèvent contre cette vision sociale et politique. C’est pour cela qu’elle oppose au patriarcat non pas le matriarcat, mais la démocratie. « Ce système politique, dans sa forme première, fait entendre toutes les voix, et de manière égale. C’est ce que nous devrions privilégier. »

Gilligan explique que, d’un point de vue psychologique, les filles ne souhaitent pas rompre les liens, les rendant aptes à prendre soin des autres. Et « les garçons non plus ne souhaitent pas les perdre, ces liens, ajoute-t-elle, sauf qu’ils y seront obligés pour se conformer aux codes. Et, ce faisant, ils se blindent. »

Pour régner, le patriarcat a donc besoin de rompre la solidarité. « C’est pourquoi il est une menace. Il engendre de la violence, et rien de mieux pour prévenir la perte que de la provoquer… »

Il est plus que temps de stopper la machine.

Philosophe, Carol Gilligan est également spécialiste de psychologie sociale. Naomi Snider est chercheuse en psychanalyse. Dans leur essai à deux voix, les autrices font ressortir l’aspect psychologique à l’œuvre dans la mécanique patriarcale. Elles puisent dans les travaux du psychiatre et psychanalyste britannique spécialiste des théories de l’attachement John Bowlby (1907-1990) pour expliquer que le détachement n’est pas une démission de l’humain, mais une façon de survivre à la douleur de la perte.

Ainsi, l’injonction au détachement (pour exercer le pouvoir, infliger de la violence) est non seulement un pilier de la culture patriarcale, mais aussi l’assurance, pour les hommes et les femmes qui l’embrassent, de se prémunir contre toute perte, d’où sa persistance.

Enrichi par de nombreux témoignages, le livre donne aussi des exemples de résistance et une bonne dose d’espoir.

Éditions Flammarion, 2019, 238 pages