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À bout de souffle

Maternité, charge mentale et prendre soin en temps de pandémie

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Temps estimé de lecture :6 minutes

Bandeau :Photo : @ Le Pigeon

Au début de la crise de la COVID-19, j’étais prête. Prête à envoyer mon bébé gnocchi à la garderie. Car j’étais à bout de souffle. Enceinte sans préméditation d’un deuxième bébé à un an d’intervalle, je me suis engouffrée dans les nausées matinales et cette fatigue déchirante qui ne tarit pas. Comme un coup de pelle au visage, il y a eu cette crise, puis le confinement. Il a fallu revoir les plans. Et se cantonner, tous, dans l’antre familial.

Après un an de « congé » de maternité, mes désirs de liberté sont rapidement tombés à plat. Et, comme des milliers de Québécoises, j’ai tenté d’y arriver sans dramatiser outre mesure ma situation privilégiée. J’ai un toit, une sécurité financière relative et un amoureux hors pair. Mes pensées d’admiration et d’empathie immenses pour les combattant·e·s de première ligne n’ont pas cessé. Depuis, j’ai tenté de faire de mon mieux. En prenant soin.

C’était il y a trois mois. Malgré ma tendance à l’optimisme, j’ai été rapidement rattrapée par la pesanteur de la charge mentale. La crise, en dépit de l’épuisement et de mon esprit engourdi, a été un révélateur. Rarement les concepts du care, de la charge mentale et du travail domestique ont résonné aussi fort chez moi. Ces notions au cœur de nos vies, mais dont on parle trop peu, sont nécessaires pour comprendre ce qui est. Et, disons-le simplement : le care se retrouve trop souvent dans la cour des femmes.

Difficile d’aborder ces questions sans revenir aux écrits éclairants de la sociologue Christine Delphy, qui a savamment théorisé les enjeux du travail domestique. Elle a su expliquer qu’il s’agit d’un travail gratuit, non rémunéré, qui s’incarne à travers le don. Majoritairement pris en charge par les femmes, il exige un effort physique et mental. Pour considérer le caractère émotif de ce don – ces tâches nécessitent empathie et sensibilité –, il faut faire appel à la notion de care.

La chercheuse américaine Evelyn Nakano Glenn rappelle que le care intègre trois types de soins : ceux directement donnés à la personne, ceux apportés au milieu physique où vivent les gens et, finalement, les activités reliées au façonnement des liens sociaux. Les mères en sont encore les grandes responsables. Que dire des infirmières, des éducatrices, des préposées aux bénéficiaires et autres aidantes? Le Conseil du statut de la femme avance d’ailleurs que 82 % du secteur social et sanitaire est composé de femmes.

La charge mentale, cette préoccupation assiégeante

Aux concepts du care et du travail domestique s’ajoute celui de la charge mentale, idée amenée par la sociologue Monique Haicault. Il s’agit de cette préoccupation cumulée, irritante et assiégeante que génèrent les tâches domestiques, la gestion du foyer et les responsabilités professionnelles. Cette charge cognitive sans fin, qui se résume notamment dans l’acte de faire des « doubles journées », est invisible, tentaculaire, épuisante et omniprésente. Le fait qu’elle nous tire du jus comme un parasite provient en quelque sorte de cet état de totale disponibilité physique et émotive qui génère une si grande fatigue. Haicault évoque une chasse au temps qui passe, une perpétuelle adaptation aux espaces temporels et physiques que l’on doit faire afin d’y arriver tout en prenant soin.

Ce concept me parle. Jamais je n’ai eu en pleine gueule, autant qu’aujourd’hui, cette charge mentale : enceinte de six mois, occupée à prendre soin d’un bébé d’un an qui requiert une attention affective et charnelle totale, tout en performant au travail à distance. Ce n’est pas tant par choix que par obligation que la plupart d’entre nous bossent à 150 % pour y arriver. Financièrement, qui a vraiment la possibilité de refuser de donner dans le télétravail? Il s’agit d’une question de survie dans un contexte économique historiquement incertain. Même si les papas modernes s’impliquent comme ils ne l’ont jamais fait, le partage traditionnel des tâches est persistant. Le fardeau en temps de crise et cela a des effets nuisibles sur la santé mentale de celles et ceux à qui cette charge incombe.

La pandémie nous fait donc réaliser la chance que nous avons d’avoir accès à des garderies, où le travail du care est assumé majoritairement par des femmes, des éducatrices incroyables, qui devraient d’ailleurs être mieux rémunérées. Il faudrait les célébrer. Elles donnent, aiment et prennent soin sans relâche. Elles méritent haut et fort des applaudissements. Sans elles, la société s’écroulerait.

La justice reproductive

D’autre part, il y a toute la question de la justice reproductive qui me préoccupe en tant que maman attendant une petite fille. Car le travail du soin dans le contexte de la naissance est tout aussi fondamental. Silvia Federici l’a défini comme une forme de travail essentielle à la société capitaliste, mais largement sous-évaluée. Une activité qui contribue à nourrir, à soutenir et à perpétuer les communautés.

Enceinte, je réalise à quel point nous négligeons les morts…et les naissances. Vivre une grossesse en cette période compliquée et anxiogène ne fait qu’amplifier la charge mentale des mères ensevelies de doutes, de stress et autres préoccupations provoquées par l’acte important de donner la vie. C’est une conséquence délétère invisible de la crise sur le bien-être des femmes. Notre charge mentale est encore une fois amplifiée.

Et que dire de celles qui traversent leur période postnatale dans la solitude du confinement? Je m’interroge sérieusement sur le sort des esseulées qui vivent leur grossesse dans un isolement sournois et assommant. Il ne s’agit pas de trouver un coupable, mais de constater que la crise actuelle a aussi des conséquences néfastes sur ce rite de passage.

J’écoute et je lis les autres futures mamans. L’anxiété provoquée par la crise chez les femmes enceintes est palpable. Déjà, malgré le bon vouloir des gynécologues et des médecins, on ne peut pas dire que les suivis de grossesse sont tous égaux du point de vue de la qualité. Il est évident que dans un contexte aussi angoissant, où notre système de santé est en état d’urgence, il y a de futures mères qui sont laissées à elles-mêmes.

Cette situation pose plusieurs questions quant à l’accès aux soins. N’y a-t-il pas des moyens plus adéquats d’aider celles qui franchiront cette étape cruciale? Un appel téléphonique est-il valable comme suivi de grossesse? Et que dire de celles qui traversent leur période postnatale dans la solitude du confinement? Je m’interroge sérieusement sur le sort des esseulées qui vivent leur grossesse dans un isolement sournois et assommant. Il ne s’agit pas de trouver un coupable, mais de constater que la crise actuelle a aussi des conséquences néfastes sur ce rite de passage.

Bref, la charge mentale s’impose de plus belle dans plusieurs pans de la vie des femmes d’aujourd’hui. Elle est amplifiée pour toutes celles qui prennent soin malgré tous les malgré. La résilience des mères est épatante. Tout comme leur force et leur ténacité. Que nous réserve l’avenir? Je ne le sais pas. J’aspire à un meilleur équilibre. Les acquis sont fragiles et la discussion doit se poursuivre. Pour trouver des solutions. Ensemble et solidaires.

Léa Clermont-Dion est chercheuse postdoctorale à l’Université Concordia et réalisatrice. Elle se spécialise dans les questions des violences faites aux femmes en lien avec la sociologie du numérique. On lui doit les documentaires T’as juste à porter plainte, Janette et filles et Je vous salue salope, coréalisé avec Guylaine Maroist.