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Les survivantes : la résilience par l’art

Témoigner par la création… pour mieux sortir de l’ombre

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Arts visuels, arts de la scène, littérature, certaines survivantes d’agressions sexuelles choisissent la création afin d’extérioriser les traumatismes qui les traversent. Quelques-unes nous racontent.

Le besoin de témoigner

Depuis 2013, la plateforme Web Je suis indestructible offre aux victimes d’agressions sexuelles un espace où témoigner de façon libre et anonyme. « Écriture, photo, dessin, poésie, collage, presque tout est possible, car cette démarche doit entièrement appartenir aux survivantes, indique la fondatrice Tanya St-Jean, qui a récemment fait paraître aux éditions Somme toute un ouvrage qui utilise le même concept. L’art est un puissant véhicule pour prendre la parole d’une manière différente. »

Ariane Zita

La musicienne Ariane Zita parle d’une nécessité de créer face à la colère ressentie après une agression. « Lorsque j’ai demandé la subvention gouvernementale pour mon EP (microalbum) J’espère que tu vas mieux, tout ce que j’avais en tête était cette situation injuste qui m’envahissait. Je n’aurais pas pu faire des chansons sur autre chose que ça. » Dans la pièce « Poudre », sortie en juin 2018, l’autrice-compositrice-interprète aborde de front les agissements de son agresseur, qui a par ailleurs fait plusieurs autres victimes.

Pour l’illustratrice Delphine Bergeron, dessiner lui a permis d’extérioriser sa souffrance plusieurs années avant d’avoir recours à la justice. « Ayant été victime d’inceste durant l’enfance, j’ai toujours senti que la seule chose qui m’appartenait était mon art. Sans le savoir, mon talent exprimait mon mal-être dès le plus jeune âge. J’y trouvais un refuge, un espace calme que je contrôlais. »

En effet, ce moyen d’expression peut aussi être inconscient, comme en a récemment pris conscience l’artiste interdisciplinaire Camille Cléant. Si elle reconnaît aujourd’hui que ses nombreuses performances artistiques abordent soit la dénonciation ou la gestion des conséquences, celle-ci n’avait, au départ, pas totalement saisi à quel point son processus performatif l’aidait à transcender plusieurs événements traumatiques. C’est au moment d’analyser son travail pour un colloque féministe présenté à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en mars 2019 que l’artiste a réalisé la portée de son art.

Se réapproprier le vécu

Lise Pelletier est professeure en art-thérapie à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Ayant aussi agi comme intervenante-coordonnatrice dans un Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, elle ne s’étonne pas de ce mécanisme. « À partir du moment où on commence à travailler avec des images, ça permet une résurgence de l’expérience traumatique pour l’apprivoiser et reprendre peu à peu du pouvoir sur notre histoire ».

Selon l’experte, plusieurs recherches scientifiques relèvent que l’espace de création dans le cerveau converge avec celui où les traumatismes s’installent : les amygdales et l’hippocampe, entre autres. « Grâce aux arts, on ouvre de petites portes sur l’inconscient, sur les expériences auxquelles on n’avait pas accès pour notre survie », ajoute-t-elle.

L’artiste visuelle Delphine Bergeron affirme que créer l’amène à améliorer son discours intérieur. « Je me parle à moi-même et ça change ma façon de me voir, de percevoir mes souvenirs, de désamorcer mes réflexes de honte, mes symptômes de choc post-traumatique », confie celle qui travaille notamment sur une toile autobiographique depuis six ans, un « objet de guérison ».

Quant à Camille Cléant, certaines de ses actions performatives non seulement lui ont permis de se reconnecter à son corps, mais ont aussi agi comme des substituts de gestes violents qu’elle aurait pu poser envers elle-même. « Dans certaines de mes anciennes performances, je me suis fait vivre de la violence : j’ai accroché des cintres sur mon corps nu sur scène, j’ai fait une vidéo dans mon bain où j’ai retenu mon souffle sous l’eau avec une brique sur moi, etc. J’ai transformé cette violence-là en endurance et en présence. » L’artiste a également recréé une agression dans une performance afin « d’en changer l’issue et d’en sortir transformée ».

Lise Pelletier soutient que c’est justement en essayant de sublimer leur expérience traumatique pour la rendre plus acceptable que ces artistes se permettent l’expression d’« émotions interdites ». « Grâce à l’art, on a accès à la violence, à la terreur et à la souffrance que l’on porte en nous. Celles-ci sont parfois tellement grandes que les mots n’arrivent plus à les traduire. Se venger sur papier (ou sur une scène), ça fait du bien, alors que tous nos interdits sociaux judéo-chrétiens condamnent la vengeance. »

« Oui, on peut détruire tous les mythes des blagues de mononcles. Pourquoi ne pas rire des agresseurs, des chroniqueurs des radios poubelles, de cette culture du viol? Il s’agit de renverser la vapeur en présentant des numéros qui parlent de consentement, qui éduquent les gens tout en les faisant rire. »

– Tanya St-Jean, fondatrice de la plateforme Je suis indestructible

Cette quête de réappropriation peut se déployer jusque dans la culture populaire. Avec ses cabarets d’humour Fuck la culture du viol, l’équipe du projet Je suis indestructible conquiert une discipline qui peut parfois sembler contradictoire avec la gravité du sujet. « Oui, on peut détruire tous les mythes des blagues de mononcles, s’enthousiasme Tanya St-Jean. Pourquoi ne pas rire des agresseurs, des chroniqueurs des radios poubelles, de cette culture du viol? Il s’agit de renverser la vapeur en présentant des numéros qui parlent de consentement, qui éduquent les gens tout en les faisant rire. » Fatiguée d’entendre des blagues qui banalisent les agressions sexuelles (comme la populaire « sauf une fois au chalet »), Tanya St-Jean insiste sur le fait que l’humour non seulement aide les survivantes, mais appartient aussi à celles-ci.

Passer à travers la souffrance

« Je suis d’avis que l’authenticité et l’intégrité de ma pratique artistique sont ce qui m’a sauvé la vie et qui me garde vivante jour après jour », énonçait Camille Cléant devant public. Delphine Bergeron fait aussi preuve de résilience. « Aujourd’hui, ma vie m’appartient », affirme l’illustratrice qui n’hésite plus à témoigner pour briser l’isolement des victimes de l’ombre. De son côté, Ariane Zita exprime l’aspect libérateur d’avoir pu chanter ses maux.

Peut-on guérir des troubles de santé mentale engendrés et nourris par les violences sexuelles? « Oui, j’en suis convaincue, s’empresse de répondre Lise Pelletier. On ne parle pas de guérison, c’est un terme très médical, mais on peut traverser ce traumatisme. » Si les œuvres d’artistes survivantes bousculent émotionnellement et sont bénéfiques, « une fois la décharge passée, certain·e·s artistes peuvent continuer de vivre une solitude », déplore la spécialiste, qui souhaite voir l’art-thérapie devenir une avenue supplémentaire offerte aux femmes victimes d’agressions sexuelles et de violences conjugales. « C’est un mécanisme qui leur permet d’être reconnues et de retrouver une identité propre. Une personne professionnelle qualifiée recueille leur expérience et les guide dans la compréhension des émotions exprimées. »

De la force, du partage… mais pas de justice

« J’ai reçu beaucoup de témoignages quand j’ai lancé mon EP, se souvient Ariane Zita. C’est positif, oui, mais c’est aussi triste parce qu’au bout du compte, on reste avec notre fardeau et on demeure presque coupables aux yeux du système de justice actuel. On est une menteuse jusqu’à preuve du contraire! J’ai gagné de me libérer de mes sentiments, certes, mais je continue de penser qu’il n’y a aucune justice pour les victimes. » Camille Cléant posait le même constat désolant en conclusion de sa présentation au colloque de l’UQAM l’an dernier. « L’agresseur tout comme le système judiciaire m’ont laissée pour morte. »

Mais pour Ariane Zita, Camille Cléant, Delphine Bergeron et Tanya St-Jean, la pratique artistique demeure un élément de résilience salvateur au quotidien. Toutes sont convaincues qu’elles ont permis à d’autres victimes de se reconnaître. « Quand on témoigne à travers l’art, on lance notre histoire à l’extérieur de nous. C’est un exutoire et un partage à la fois. Ça devient une expérience collective », croit fermement la fondatrice de la plateforme Je suis indestructible.