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La justice réparatrice : pour mieux cicatriser

Une approche positive pour rééquilibrer les rapports de pouvoir

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La démarche de justice réparatrice permet de décharger la victime du fardeau de la culpabilité et de responsabiliser l’auteur de violences, rétablissant ainsi l’équilibre du pouvoir entre les deux. Un processus très puissant qui peut avoir des répercussions positives sur tout l’entourage.

Dans son troublant documentaire Bitch! Une incursion dans la manosphère, sorti fin 2019, le réalisateur Charles Gervais s’immisce dans l’univers des masculinistes. Sept hommes y révèlent leurs frustrations vis-à-vis des femmes, dans un contexte où les relations avec celles-ci sont problématiques et où la misogynie est souvent exprimée sans ambages.

Certains accusent les femmes d’être favorisées au détriment des hommes, d’être des manipulatrices sans remords. D’autres les perçoivent comme des proies sexuelles. Des propos qui rappellent ceux tenus dans la série de balados de France Culture Des hommes violents, qui permet d’entendre le (rare) témoignage d’auteurs de violences. Le journaliste Mathieu Palain a suivi 12 hommes – d’âges et de milieux socio-économiques divers – jugés pour violences conjugales et contraints par la justice de participer à un groupe de parole pendant six mois.

Franck frappait à cause de la boisson. « Sous l’effet de l’alcool, je devenais le diable. J’aurais pu la tuer. » Astine, 20 ans, considère que trop de liberté, « ce n’est pas bon ». « Ma femme n’a rien à faire en boîte. Les femmes ont des amies femmes et les hommes, des amis hommes. » Tous ont en commun de ne pas comprendre pourquoi ils sont là, du moins au début du parcours, à l’instar de Ludovic, qui s’estime victime d’une erreur judiciaire.

Rétablir le rapport de pouvoir

Estelle Drouvin, coordonnatrice au CSJR

Si plusieurs auteurs de violences ne réalisent pas la portée de leurs gestes, ceux qui le font ont souvent envie d’agir, au-delà de la participation à un groupe de parole. Certains entreprennent une démarche de justice réparatrice, dont le principe repose sur la rencontre entre des victimes et des auteurs de crimes, impliqué·e·s ou non dans les mêmes histoires. L’approche consiste à rétablir un rapport de pouvoir équilibré entre ces personnes.

« Lorsqu’un crime est commis, il y a un déséquilibre de pouvoir. L’objectif est que la personne victime reprenne du pouvoir et que l’agresseur prenne conscience de l’effet de ses actions et se présente en toute humilité, qu’il y ait un retour vers l’égalité, bénéfique aux deux parties », explique Estelle Drouvin, juriste de formation et coordonnatrice au Centre de services de justice réparatrice (CSJR) à Montréal.

Environ 85 à 90 % des victimes avec lesquelles le Centre est en lien sont des femmes et 90 à 95 % des auteurs de crimes sont des hommes, estime-t-elle. « C’est aussi parce que nous avons des partenariats avec les pénitenciers pour hommes; leurs programmes de thérapie font appel aux témoignages des personnes victimes qui sont passées par nos services. »

Quelque 80 % des cas pour lesquels des rencontres de justice réparatrice sont organisées sont liés à des violences sexuelles sur des enfants, des adolescent·e·s ou des adultes. « De plus en plus, nous avons affaire à des cas de cyberintimidation, de cyberpornographie et de leurre informatique, où un homme se fait passer pour plus jeune pour attirer des enfants ou des adolescent·e·s », indique Estelle Drouvin. Les hommes sont souvent des pères, des beaux-pères, des compagnons. Ils peuvent être condamnés pour un seul abus, parfois pour plusieurs.

Les rencontres de justice réparatrice sont animées par une femme et un homme. En plus d’une victime et d’un agresseur, un membre de la communauté est aussi invité à participer. Cela pour rappeler la dimension sociale du crime, le fait qu’il concerne tout le monde et que nous y contribuons toutes et tous par notre silence, notre indifférence ou notre action, explique-t-elle. « Les citoyen·n·e·s qui ont pris part à cette expérience disent qu’elle a changé leur vie. Tout d’un coup, on découvre l’humanité, nos préjugés, le pouvoir de la transformation. On voit plus large. »

D’ailleurs, les résultats des rencontres de justice réparatrice s’observent physiquement. Les victimes sont plus lumineuses; souvent, il y a un avant et un après la justice réparatrice, assure la coordonnatrice du CSJR. « Parmi les témoignages reçus, les personnes victimes disent s’affirmer davantage, souffrir moins d’insomnie, de cauchemars, de flashs-back, avoir moins peur. Le fardeau de la honte et de la culpabilité disparaît après que l’autre, en face, a reconnu sa responsabilité. »

En plus d’une victime et d’un agresseur, un membre de la communauté est aussi invité à participer. Cela pour rappeler la dimension sociale du crime, le fait qu’il concerne tout le monde et que nous y contribuons toutes et tous par notre silence, notre indifférence ou notre action.

Les victimes prennent conscience des relations toxiques dans lesquelles elles sont encore prises et décident de choisir des relations plus saines, poursuit-elle, ajoutant que l’on constate aussi beaucoup de créativité. « Soudainement, il y a de la place qui se libère pour le nouveau. Souvent, elles ont envie de s’engager socialement pour aider d’autres personnes qui ont subi les mêmes mauvais traitements. »

Se raconter pour prévenir

Plusieurs veulent raconter leur histoire pour prévenir la répétition de telles situations. Par exemple, une personne victime qui, à l’époque, n’avait pas été bien reçue au poste de police, a témoigné devant un auditoire de 100 futurs policier·ière·s. « Ce genre d’expérience est réparateur. C’est extrêmement puissant, on a du mal à imaginer à quel point. Du côté des agresseurs, on observe plus d’empathie, d’humilité, une conscientisation, un désir de réparer, ce qui a un impact sur leurs relations, sur tout leur entourage. »

Le CSJR a aussi conçu des ateliers de 10 rencontres en milieu carcéral. Il s’agit pour les détenus d’un véritable parcours de responsabilisation et de réflexion sur les répercussions de leur crime, accompagné du témoignage d’une victime ayant réalisé une démarche de justice réparatrice. Souvent, ces rencontres déclenchent quelque chose chez les auteurs de crimes, indique la juriste. Un autre atelier, Vivre après les abus sexuels, a été mis sur pied pour les hommes incarcérés qui ont eux-mêmes subi des abus sexuels et qui, parfois, en ont aussi commis. « Après avoir pris contact avec leur victime intérieure, plusieurs sont motivés à entreprendre une démarche de justice réparatrice. »

Ce qui touche particulièrement Estelle Drouvin, c’est l’effet boule de neige que ce modèle de justice entraîne. Elle cite l’exemple récent d’une victime qui a raconté son expérience devant un groupe de détenus. Chez plusieurs, cette rencontre a provoqué une prise de conscience. Un d’entre eux a décidé d’amorcer un parcours de justice réparatrice. Une de ses amies, elle-même victime (sans qu’il le sache), a vu que quelque chose de radical avait changé en lui. Il lui a parlé de la justice réparatrice, ce qui l’a décidée à entamer elle-même une démarche. Un autre membre de la famille du détenu a lui aussi contacté le Centre.

« Pour les professionnel·le·s qui travaillent à titre bénévole, cette réaction en chaîne est extrêmement gratifiante. » Et un pas important vers la guérison pour plusieurs victimes, qui souhaiteraient voir cheminer cette approche dans les groupes de parole d’auteurs de violence, voire dans toute la manosphère…