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Les origines premières du mouvement #MoiAussi

Tarana Burke, briseuse de silence avant l’heure

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Bandeau :Photo principale : Tarana Burke

Toutes les fois que je raconte l’histoire de Heaven, je suis traversée par deux émotions. D’abord, la déception. Mon cœur se serre. C’est que l’histoire de Heaven est méconnue. Puis survient une sorte de sentiment de fierté. La fierté de pouvoir transmettre son héritage et d’expliquer les liens entre elle et Tarana Burke, une organisatrice communautaire et militante afro-américaine.

C’est une histoire qui débute en 1997, en Alabama. Tarana Burke est monitrice de camp de jour auprès d’adolescentes, pour la plupart racisées et peu nanties. Heaven, 13 ans, fréquente ce camp de jour. Elle est réputée pour son tempérament fort, voire difficile. Un jour, Heaven demande à parler à Tarana Burke en privé. L’adolescente dévoile alors être victime d’agression sexuelle de la part du copain de sa mère.

Tarana Burke est aussi une survivante de violences sexuelles. Pourtant, elle rejette l’adolescente au bout de cinq minutes, incapable d’accueillir sa confidence. Heaven quitte alors le camp de jour, et n’y reviendra jamais. Tarana Burke affirme, à ce jour, ne pas savoir ce qu’elle est devenue. En 2006, Tarana Burke lance la campagne Me Too, par et pour les adolescentes racisées ayant vécu des agressions sexuelles. Cette initiative est née du regret de n’avoir pu répondre « Moi aussi » à Heaven.

La suite fait désormais partie de l’histoire.

L’effacement des femmes racisées

En octobre 2017, le mouvement #MeToo devient viral à travers la planète sur les médias sociaux. Le Québec n’est pas épargné par la déferlante, qui a libéré la parole de millions de femmes. L’appel à dénoncer lancé sur Twitter par l’actrice américaine Alyssa Milano s’inscrit dans la foulée du scandale sexuel impliquant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein. À la fin de l’année 2017, le magazine Time nomme les « Briseuses de silence » Personnalités de l’année. Tarana Burke en fait partie.

Or, plusieurs critiques, tant au Québec qu’aux États-Unis, ont émergé quant à l’effacement des femmes racisées de la vague #MeToo. C’est que la prise de parole d’octobre 2017 – ainsi que sa couverture médiatique – s’est beaucoup centrée sur les actrices d’Hollywood, qui étaient les principales victimes de Weinstein.

En ne nommant pas les origines premières du mouvement, il y a invisibilisation d’un grand pan de survivantes d’agressions sexuelles qui n’ont pas accès aux plateaux de télévision ou aux médias pour y raconter leur histoire et dénoncer l’intolérable.

Pourtant, Alyssa Milano a redonné le crédit – et continue de le faire – à Tarana Burke, immédiatement après avoir réalisé que la puissance de Me Too n’est pas une idée nouvelle, qu’une autre y avait pensé avant elle. Toutefois, l’effacement persiste dans la couverture médiatique du mouvement. En ne nommant pas ses origines premières, il y a invisibilisation d’un grand pan de survivantes d’agressions sexuelles qui n’ont pas accès aux plateaux de télévision ou aux médias pour y raconter leur histoire et dénoncer l’intolérable.

J’écrivais en février dernier dans Options politiques qu’un équilibre fragile existe entre l’(in)visibilité et la stigmatisation quand il est question des violences sexuelles vécues par les femmes racisées, notamment celles subies par les femmes noires.

D’une part, le risque de récupération malveillante est réel, notamment lorsque ces violences sont commises au sein même des communautés. Ces agressions sont toujours condamnables, peu importe qui les commet. Or, cette récupération raciste n’a pas lieu d’être. Toutes les sociétés du monde comptent des cas d’agressions sexuelles. À ce jour, aucune d’elles n’est parvenue à enrayer ce fléau qui a toutes les allures d’une véritable pandémie.

Le réflexe de croire que « le violeur, c’est l’Autre » constitue un mécanisme de défense bien efficace lorsque, collectivement, nous refusons de regarder les défis qui persistent dans notre propre cour arrière. À vrai dire, nous sommes toutes susceptibles de vivre des violences sexuelles. La différence majeure réside dans les réponses sociales, juridiques, politiques et médiatiques qui sont accordées à divers groupes de survivantes.

Fracture de confiance

La dénonciation à la police est présentée comme le chemin unique vers le courage, la guérison, la justice et la réparation. Cependant, de manière générale, la vaste majorité des agressions sexuelles ne sont jamais rapportées à la police. Une fracture profonde existe entre la confiance des survivantes envers le système de justice et les personnes clés qui y gravitent – juges, policier·ère·s, avocat·e·s. Pour plusieurs survivantes, le processus judiciaire constitue une violence en soi, souvent plus vive que l’agression vécue en elle-même.

Cette fracture est encore plus importante au sein des communautés noires, là où il y a criminalisation et profilage des membres de ces communautés, et ce, peu importe leur genre. Bien que cela soit très peu étudié au Canada et au Québec, il n’est pas ardu d’imaginer que les femmes noires sont encore moins enclines à dénoncer les violences qu’elles vivent à la police.

En outre, de manière générale, un très faible pourcentage des agressions sexuelles rapportées à la police mène à un procès, voire à une condamnation criminelle. Cette proportion est probablement encore plus minime pour les femmes noires, qui sont moins susceptibles d’être crues et prises au sérieux, en raison de stéréotypes sexistes et racistes qui les présentent comme étant sexuellement disponibles et affranchies, ou comme étant fortes, et donc, inviolables. Ces stéréotypes remontent à l’esclavage, mais leur influence a encore des assises contemporaines.

Du travail reste à être accompli pour respecter la dignité des femmes racisées survivantes d’agressions sexuelles, sur les plans social, juridique, politique et médiatique. Toutefois, on peut dire qu’un pas dans la bonne direction a été fait en octobre 2017. Or, il a fallu tout un branle-bas de combat pour faire reconnaître la culpabilité d’un seul homme. Weinstein est l’arbre qui cache la forêt, voire la pointe de l’iceberg.

Pour que #MeToo ne soit pas qu’un feu de paille et parvienne à remplir sa mission de libérer la parole des survivantes, ce mouvement doit être pluriel. Et ça commence par raconter et faire connaître l’histoire de Heaven et de Tarana Burke dans l’espace public et médiatique. Cela contribuerait à mettre de l’avant la pluralité des besoins, des réalités et des expériences vécues par les victimes d’agressions sexuelles. Pour que ces femmes ne tombent pas dans les angles morts de nos programmes sociaux, politiques publiques et campagnes de sensibilisation.

Kharoll-Ann Souffrant est travailleuse sociale, chercheuse, conférencière, autrice et chroniqueuse. Elle est candidate au doctorat en service social à l’Université d’Ottawa et récipiendaire des bourses Vanier et Fulbright. Son projet de thèse se penche sur le mouvement #MoiAussi de la perspective de femmes afrodescendantes du Québec.