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Violence basée sur le genre : l’offensive antiféministe de l’extrême droite espagnole

Les prises de position provocatrices du parti Vox

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L’Espagne est un pays avant-gardiste dans la lutte contre la violence sexiste. Mais un petit parti extrémiste est en train de saper les acquis récents en se lançant dans une véritable croisade négationniste, en dépit des faits.

Le vendredi 28 février à Madrid, les élus municipaux de la formation politique d’extrême droite Vox ont brillé par leur absence lors d’une minute de silence en hommage à une femme de 76 ans assassinée par son mari. C’était plutôt un soulagement pour le maire de la capitale espagnole, qui sait de quoi les membres de Vox sont capables : en septembre 2019, ils avaient bousillé un événement similaire en se présentant derrière une banderole disant « la violence n’a pas de genre ».

Et le 8 mars, comme c’est désormais une tradition, Vox a refusé de participer aux déclarations communes des partis politiques marquant la Journée internationale des droits des femmes. Par la bouche de sa députée Rocío Monasterio, il a réaffirmé sa dissension par rapport à « celles qui prétendent convertir cette journée en journée mondiale de la haine de l’homme ». Un an plus tôt à la même date, la formation politique (également antiavortement) avait réclamé la suppression des « organismes féministes radicaux subventionnés ».

Fondé en 2013, Vox est coutumier des prises de position provocatrices. L’effet de celles-ci serait limité si le jeune parti restait marginal. Mais depuis les élections de novembre 2019, il s’agit de la troisième force du pays, créditée de 15 % des voix. C’est surtout la fermeté de son discours contre l’indépendantisme catalan qui explique ce succès, particulièrement dans le sud (Andalousie, Murcie), où Vox obtient ses meilleurs scores.

« La première aspiration de ce parti était d’avoir une représentation au Parlement, quitte à se passer de certains segments de l’électorat, comme les femmes et les progressistes », souligne le professeur de science politique de l’Université de Malaga Rafael Durán. C’est réussi : grâce au système proportionnel, Vox bénéficie de 52 député·e·s, en plus d’être présent dans plusieurs assemblées régionales. C’est ainsi que le discours machiste profite des fractures de l’Espagne pour revenir en force.

Nier la violence contre les femmes

Il y a une chose en particulier que Vox ne supporte pas : la priorité accordée par l’Espagne, depuis une quinzaine d’années, à l’éradication de la violence basée sur le genre. Ce parti antiféministe y voit une croisade contre les hommes et va jusqu’à remettre en question l’existence même du phénomène, préférant évoquer des violences conjugales (donc pouvant aussi être commises par les femmes). Cela, malgré le fait que la spécificité de la violence contre les femmes est reconnue par l’Organisation des Nations unies (ONU) et que 1050 d’entre elles (et 36 enfants) ont été tuées par leur conjoint ou leur ex en Espagne depuis 2003.

Il y a une chose en particulier que Vox ne supporte pas : la priorité accordée par l’Espagne, depuis une quinzaine d’années, à l’éradication de la violence basée sur le genre. Ce parti antiféministe y voit une croisade contre les hommes et va jusqu’à remettre en question l’existence même du phénomène.

Vox voudrait notamment abroger la Loi organique relative aux mesures de protection intégrale contre la violence de genre (communément appelé Loi sur la violence de genre), datant de 2004. Très progressiste, celle-ci prévoit des outils de prévention, de sensibilisation et d’aide aux victimes, mais contient également un volet punitif : elle crée des tribunaux spécifiques chargés d’instruire ces cas de violence (une condition cependant : l’agresseur doit être ou avoir été le partenaire de la victime).

« La loi a envoyé un message très clair à la population : il y a une volonté de lutter contre cette violence autrefois naturalisée et invisibilisée », soutient la présidente de l’Association des femmes juristes Themis, María Ángeles Jaime de Pablo. « Les femmes ont commencé à faire confiance au système, et le nombre de dénonciations a augmenté. »

María Ángeles Jaime de Pablo

Vox n’a pas répondu à notre demande d’entrevue, mais le parti a expliqué dans un fil Twitter pourquoi il considère cette loi comme mauvaise : elle contreviendrait à la présomption d’innocence des hommes et serait discriminatoire à leur encontre, puisqu’elle crée des tribunaux juste pour eux. Le chef de la formation politique, Santiago Abascal, affirme qu’elle ouvre la porte aux fausses dénonciations, même si, dans les faits, les condamnations à la suite de plaintes abusives ne représentent que 0,01 % des cas traités. Il propose plutôt d’avoir recours plus systématiquement à la prison à perpétuité en cas de crime, qu’importe qui l’a commis.

La meilleure preuve que la loi de 2004 ne fonctionne pas, selon Vox, c’est que des femmes meurent encore de violence en Espagne : 55 en 2019, soit le plus haut total depuis 2015. D’autres y voient plutôt un effet du discours martelé par Vox : « Personne n’agresse ou ne tue seulement parce qu’il a entendu ce discours », dit Marisa Soleto, directrice de la Fundación Mujeres, une organisation non gouvernementale (ONG) proégalité entre les femmes et les hommes. « Mais, d’une certaine manière, cela blanchit les comportements qui sont à l’origine des crimes et des délits contre les femmes. » En niant la réalité de la violence de genre, on incite moins les victimes à s’en protéger et à la dénoncer, poursuit-elle.

Bataille dans les salles de classe

Pour la psychologue Inmaculada Moreno, qui travaille pour AMUVI, un organisme offrant du soutien aux femmes victimes de violences sexuelles à Séville, le problème est surtout que le financement n’est pas à la hauteur des ambitions de la loi. « On en a besoin pour former des professionnel·le·s afin d’assister les victimes et de faire de la prévention dans les écoles. »

En tant que premier lieu de socialisation, l’école est en effet un endroit crucial où aborder ces questions. Or, sous l’impulsion de Vox, l’éducation est devenue un champ de bataille. Une proposition phare du parti est l’introduction d’un « NIP parental », une référence à ce code secret que l’on entre sur la télévision pour empêcher les enfants de voir certaines émissions. En vertu de celui-ci, les écoles devraient demander l’autorisation des parents avant de faire participer les élèves à des activités qui ne sont pas prévues dans le programme scolaire. Notamment concernant certains sujets comme l’identité de genre, le féminisme ou la diversité sexuelle.

Dans la communauté de Murcie, Vox a obtenu l’implantation de cette mesure par le Parti populaire (PP) en échange de son soutien, qui permettait au PP de former le gouvernement. C’est sans doute l’un de ses succès marquants : réussir à briser les consensus politiques sur les luttes féministes et à tirer le PP, grande force conservatrice, vers la droite. Ce même PP avait appuyé la loi organique de 2004, rappelle le professeur Rafael Durán. Et lorsqu’il était au pouvoir, en 2018, les ministres avaient arboré le lacet mauve, symbole de la lutte contre la violence fondée sur le genre. Événements qui semblent lointains aujourd’hui…

La société espagnole reculerait-elle? Le mouvement féministe reste optimiste. « Il y a toujours plus de monde, hommes et femmes, dans les manifestations féministes », assure Marisa Soleto. Et lance un avertissement : « Beaucoup des changements qui ont eu lieu lors des 40 dernières années en Espagne sont irréversibles. » À bon entendeur…